MbS engage un baroud de reconquête des Arabes

Tout a indiqué MbS comme responsable suprême de l’opération Khashoggi : Erdogan l’a dit clairement, le Qatar aussi, le Washington Post, la CIA, bref, il n’y a plus que Trump pour dire qu’il est trop tôt pour se prononcer, ajoutant : « Si on tape sur les Saoudiens, ils vont augmenter le prix du pétrole qu’ils nous vendent. »

Le prince héritier saoudien Mohamed ben Salmane est assis sur un siège éjectable. Mis en selle par son père atteint d’Alzheimer après l’éjection du précédent héritier putatif, le prince Mohamed ben Nayef, il sait très bien que les chefs du clan peuvent à tout moment lui faire subir le même sort et le remplacer, par exemple, par son petit frère Khaled. Les péripéties de la fitna au sein du clan des Soudayri* et, plus largement, au sein de la Maison des Saoud, contiennent tous les ingrédients d’un feuilleton télévisé turc ou égyptien.

Emad Hajjaj

Depuis deux mois, MbS est sur la corde raide, après la disparition de Jamal Khashoggi, qui n’est jamais ressorti vivant et entier du consulat saoudien à Istanbul. De toute vraisemblance, le scénario de l’affaire semble un remake de l’affaire Ben Barka. L’opposant marocain avait été enlevé à Paris, transporté au Maroc, où il avait été torturé à mort, avant d’être dissous dans un bain d’acide. Les mafieux qui avaient réalisé l’opération travaillaient pour les services secrets du général Oufkir, étaient supervisés par le Mossad israélien et couverts par les services français du SDECE (future DGSE). Il semble en effet que la mission des 15 agents saoudiens envoyés à Istanbul était de rapporter Khashoggi vivant et entier au royaume, mais que l’opération aurait « mal tourné ». Une fois tué, Khashoggi aurait donc été découpé en morceaux et évacué vers on ne sait quel dépotoir. En tout cas, il semble établi que l’acide nécessaire pour dissoudre ses restes ne faisait pas partie des bagages diplomatiques des 15 envoyés spéciaux.

Tout a indiqué MbS comme responsable suprême de l’opération Khashoggi : Erdogan l’a dit clairement, le Qatar aussi, le Washington Post, la CIA, bref, il n’y a plus que Trump pour dire qu’il est trop tôt pour se prononcer, ajoutant : « Si on tape sur les Saoudiens, ils vont augmenter le prix du pétrole qu’ils nous vendent. »

Or, vu le mode de gouvernance de MbS, qui a tout centralisé entre ses mains, il est difficile de croire que ce n’est pas lui qui a donné l’ordre de neutraliser Khashoggi, « by any means necessary ». Pourquoi fallait-il neutraliser Khashoggi ? Pour une raison très simple : l’homme, qui avait travaillé pendant une vingtaine d’années pour les moukhabarat saoudiens, s’était mis sous la protection de la CIA avec une couverture en béton – « chroniqueur au Washington Post » – et il était sur le point de lancer une initiative dans le genre « printemps saoudien », qui aurait été soutenue par ses protecteurs yankees, pour promouvoir des réformes et, pourquoi pas, une abolition de la monarchie. La perspective d’un mouvement du style « république islamique arabe » avait de quoi donner des sueurs froides au supposé futur roi soudayrien et le rendre encore plus paranoïaque, embourbé qu’il est dans une coûteuse et inefficace guerre d’extermination au Yémen et dans une tentative confuse de reconversion de la pétromonarchie en monarchie post-pétrolière, pour laquelle les investisseurs se font attendre (le Davos du désert, après l’affaire Khashoggi, a été un grand bide).

La popularité de MbS dans le monde arabo-musulman connaît donc une chute libre. Ce ne sont pas seulement les Frères musulmans erdogano-qataris qui font campagne, mais le tout venant des twiitero-fessebouco-instagramiens, de Nouakchott à Alep, sans oublier bien sûr les grands médias US et les organisations de défense de la liberté de la presse. MbS a donc ordonné à ses services de mettre sur pied une « ferme à trolls », basée à Riyad, pour lui faire de la pub sur les réseaux sociaux. « En moins de 24 heures, le hashtag #انا_عربي_ومحمد_بن_سلمان_يمثلن, signifiant littéralement “Je suis arabe et Mohammed Ben Salman me représente” inonde littéralement la twittosphère au point d’attendre le top 3 des tendances mondiales sur le réseau social », rapportait le Huffpost Maghreb le 25 octobre dernier.

Mais la propagande sur la toile ne suffit pas. Rien ne vaut un contact direct avec les décideurs du monde arabe, assorti de petits cadeaux. Les Soudayris savent dégainer leur chéquier aussi vite que leur tronçonneuse. Et voilà donc notre MbS embarqué dans un périple mondial. Première étape : les Émirats arabes unis, où il a été accueilli par 21 coups de canon le jeudi 22 novembre et à bras ouverts par son aîné et mentor, Mohammed ben Zayed al-Nahyane, alias MbZ, prince héritier d’Abou Dhabi, et qui devrait être assis à ses côtés dans le box des accusés, si jamais un jour la Cour pénale internationale découvrait qu’ils sont en train de commettre un génocide (on peut toujours rêver). Prochaine étape : Tunis, Buenos Aires (sommet du G20, où il côtoiera Erdogan, Trump et le gratin mondial) et Alger. D’autres capitales devraient le recevoir, notamment Nouakchott (Mauritanie) et Manama (Bahreïn).

L’étape de Tunis, où il est attendu le mardi 27 novembre, a, comme il se doit, donné lieu à des incidents typiquement karakouziques** . Alors que les communiqués officiels saoudiens indiquaient que MbS se rendait à Tunis sur invitation du président Béji Caïd Essebsi, la porte-parole de ce dernier, Saïda Garache a démenti cette information sur une radio locale le 23 novembre. Bref, MbS s’est invité et on ne peut pas dire non à un prince si puissant. Pour les princes saoudiens, les pays du Maghreb sont depuis longtemps des territoires de chasse aux gazelles (au propre comme au figuré), de stupre, de fornication, de consommation de whisky et d’investissement. Liés depuis des décennies à l’autre aile du clan soudayri – celle du prince Nayef -, les présidents tunisien et algérien ont été quelque peu embarrassés par l’autoinvitation de MbS sur fond de scandale khashoggien. D’autant plus que la société civile tunisienne s’est empressée d’entrer dans la danse.

La façade du siège du Syndicat National des Journalistes Tunisiens

50 avocats ont déposé un  recours en justice visant à interdire au prince de poser ses babouches en or massif sur le sol tunisien, tandis que le Syndicat national des journalistes publiait une lettre ouverte au président, dénonçant cette « attaque flagrante contre les principes de notre révolution », et rappelant que, « déjà le 22 octobre dernier, nous avons été choqués par la position du ministère (tunisien) des Affaires étrangères lorsque celui-ci a appelé à ne pas utiliser le cas de l’assassinat de notre collègue saoudien Jamal Khashoggi pour « exploiter cet incident afin de prendre pour cible l’Arabie saoudite, sa sécurité et sa stabilité ». Des militants ont en outre lancé des appels à manifester lundi 26 à 18 h et mardi 27 à partir de 10 heures sur l’avenue Habib Bourguiba sous le slogan « Pas de meurtrier chez nous », rappelant entre autres que le dictateur déchu Ben Ali et sa petite famille sont réfugiés chez les Saoud.  Pendant ce temps, les Algériens, moins organisés que les Tunisiens, s’agitent et lancent des pétitions et des hashtags contre la visite de MbS, qui crée autant d’embarras à la Mouradia qu’il en crée à Carthage. Bouteflika était en effet un vieil ami et complice du prince Nayef (le père), dont il avait reçu le fils en janvier 2017.

Adoubé par un père atteint d’Alzheimer, reçu par un président tunisien ayant dépassé la limite d’âge (91 ans) puis par un président algérien réduit à l’état de légume, le prince tronçonneur aura intérêt à bien répartir des petits cadeaux aux grands et grandes quelqu’uns et quelqu’unes assemblés à Buenos Aires. Par exemple régler les factures de tailleurs Chanel de Mme Lagarde et ouvrir le marché saoudien aux créations de haute couture de María Juliana Awada, la première dame argentine, réalisées dans des ateliers de la grande banlieue de Buenos Aires exploitant des ouvrières 15 heures par jour pour un salaire mensuel de…35 €. Cela lui ferait gagner définitivement un label de grand féministe devant l’éternel capital.

Notes:

*Les Soudayri sont les 7 fils de Hassa bint Ahmed Al Soudayri, l’une des épouses préférées d’Ibn Saoud (1880-1953), fondateur de l’Arabie saoudite et roi de 1932 à 1953. Le roi Salmane est l’un des 7 Magnifiques (ou Salopards, comme vous voudrez).

**Le Karakouz est un théâtre de marionnettes d’origine turque, nommé d’après son personnage principale Kara Göz (Georges le Noir). Ce terme désigne le cirque politicien en arabe tunisien.

Premières protestations à Tunis
Devant le Théâtre municipal, lundi soir

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Photos FG

Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

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