Lettre à un ami

Tâchés d’ombre et de lumière, comme en une fête « impressionniste » ils s’abandonnent aujourd’hui au tango aux valses ou au boléro. Mais ils continuent à chanter « C’est moi qui ai le meilleurs profil ».

Malgré le climat (qui à force de s’éterniser finira pa dépasser notre éternel printemps de Colombie) me voici, lancé dans une arène de vingt pieds de longueur et douze de hauteur… Laissant ma peaux sur le mur, me défaisant des images qui poussent en moi au cours de la nuit. On pourrait croire que je rêve, mais c’est l’urgence qui me travaille, faisant de moi l’instrument de sa jouissance et de sa panique. Me voilà, à l’assaut du centre de la toile…pour tirer du nombril un paysage.

Le tableau n’a pas de titre. Je vais essayer de t’en donner une idée plus exacte en le décrivant. La scène se passe dans mon atelier, le tableau est divisé en autant de parties que nécessaire, et moi, je suis au milieux en train de peindre… Devant moi, le paysage dont je te parlais avec ses cieux aigres-doux, les collines arrachées à mon enfance et ses grandes herbes qui lacèrent l’air de leurs lames tièdes…Derrière, et sur les côtés, comme croisant mon chemin, les autres personnages qui m’habitent : l’homme en noir et blanc, avec son chapeau melon – sorte de daguerréotype vivant, avec son coffre sous le bras, – puis un curé d’aspect triomphant, tout en rouges et pourpres, dont le vent agite l’ample soutane… Derrière lui, un général ou un militaire de je ne sais quel grade avec sa casquette cintrée – comme si l’aigle lui cuvait sur la tête-, curieuse demi-lune faisant étrangement écho aux petits soleils qui ornent sa poitrine. Chez les premiers, j’ai utilisé le blanc, les noirs, la gamme qui va du rouge aux violets ; chez le dernier, l’obscurité du vert et la lumière des tons dorés.

Cette présence frontale de mes trois personnages s’est animée d’un « mouvement » ; un bras dessus, un bras dessous… et cette figure chargée de présages s’est musicalisée. Quelques accords plaqués sur tout ce décorum et le tour était joué… O gloire ! O dignité ! L’instant de mort n’a rien pu face au jaillissement vital, ni la prohibition face à la liberté. J’ignore comment a pu s’opérer cette secrète transformation ; c’est peut-être l’évêque, ce curé aux jupons espiègles, joyeux corrupteur de cette très-sainte trinité de complices, qui d’une touche d’essence féminine à accordé à la matière sa licence de sensualité.

Il est vrai également que j’étais là pour quelque chose… soufflant une poudre d’or sur les médailles-pollen fécondant des cœurs, me glissant doucement, franc et furtif à la fois, sous leurs cuirasses… Je les ai séduits un à un -à force de tripotages et de sans gêne-, je leur ai fait goûter, a doses graduelles, les saveurs d’une liberté qui leur était niée.

Tâchés d’ombre et de lumière, comme en une fête « impressionniste » ils s’abandonnent aujourd’hui au tango, aux valses ou au boléro. Mais ils continuent à chanter « C’est moi qui ai le meilleurs profil ».

Derrière moi, il y a aussi un modèle, nu, qui s’appuie sur le dossier de mon siège et me regarde peindre. Ses vêtements sont par terre, devant le tableau… Je lui dis : « La seule chose qui compte, c’est d’avoir une mais pour faire ce que nous fait envie… », elle semble ne pas comprendre et reste imperturbable.

Depuis quelques temps, ma peinture laisse entrer quelques blanches Venus venues du nord… Ces chose que l’ont peut respirer dans l’air ! Qui sait si cette énorme femme n’est pas la géante de Baudelaire… Je l’ai vue aussi portant des lampes, du côté de l’Opéra, une discrète tunique moulant ses molles géométries ; elle est étrangement maternelle, nourrissant du lait culte de son sein une pâle progéniture… Comment te dire… j’aime et je n’aime pas… hanches amples, cheveux rassemblés en chignon, le ventre arrondi en une ligne fertile… Je parierais, néanmoins, qu’il ne nous reste de ses accouchements que la substance sans corps des législations.

L’humidité de l’orage, ou la vapeur légère du sang frais… tous ça, tu le trouverais, réduit au symbole, perdu au fond de spirales parfaites…Grains de sable dans l’œil de l’oubli ; puisant les frises accumulées des tranquilles héros tandis que passent les nuages… Pour moi il y a un contraste peut être la figure a-t-elle abusé de son déguisement de République. Mais cela n’a plus d’importance, c’est moi qui l’engendre maintenant, et je laisse dans chaque repli une opportunité de naissance. Elles sont là et n’attendent rien, rondes comme des œufs sur une herbe folle ; quasiment sacramentelles, présidant des cérémonies d’animaux étranges. Paysage sans visage de ce qui est doux, de ce qui n’est pas humain.

A côté de cette femme, quelques personnages connus, (j’aimerais tirer le portrait d’un philosophe, ou d’un garçon de café, mais je ne les crois disponibles ni l’un, ni l’autre), ensuite, c’est ton tour -vers l’avant du tableau, tu es assis sur un tabouret, les jambes croisées et un chapeau de paille sur le genoux, avec ton visage allongé d’Espagnol, les mains agitées. Á l’extrême droite, appuyé sur une table, Baudelaire lit un grand livre (Poe ? La Bible ?) ; à ses côtés une Orientale fait semblant de se regarder dans un miroir. Ensuite une fenêtre, un hamac, quelque vase comme une explosion muette au fond de la pièce…Ensuite, plus rien. Le mur nu et l’ombre d’un oiseau qui passe.

Tout cela, je te l’ai mal expliqué, j’aurais dû commencer par la fin… Mais tu comprendras comme tu pourras. Figure-toi que alors que j’avais ce tableau à l’esprit, j’attrapé les oreillons. Mois qui n’a pas de temps à perdre et qui ne supporte ni l’enfermement ni la tranquillité ! L’exposition pour Monsieur Bruxel est presque prête : il me fallait 14 toiles, je crois qui j’y arriverai.

A Ermont je vais dans un café que fréquentent aussi des braconniers… ce sont des gens sympathiques à qui une sorte de sagesse populaire suffit… samedi prochain, ils m’ont invité à monter avec eux (ils m’ont prévenu de la taille de leurs chevaux : beaucoup plus grand que les nôtres, mais je crois que je ne vais pas les décevoir)…

J’ai confiance, comme tout le monde, dans les vertus de l’été ; fais bien attention à toi, car l’orgueil et l’honnêteté peuvent venir à bout de n’importe qui.

Je t’embrasse du fond de mon cœur,

OSSABA

«Cadencia avanti». Reportage sur l’artiste et son œuvre réalisé et diffusé par FR3 ( Chaîne 3 TV) France, 1986.

« Les quatre saisons» (Las cuatro estaciones). Galerie Orly. Aéroports de París. Exposition personnelle, 1994.

Original: Carta a un amigo