Amérique latine et Caraïbes : un nouveau rapport de forces

Tout ce que nous avons aujourd’hui n’a pas été un cadeau de la bourgeoisie mais le fruit des luttes du mouvement ouvrier et populaire, avec des erreurs et des succès, et c’est donc un défi pour la gauche de relever cet héritage.

Les forces sociales et politiques de la gauche latino-américaine et caribéenne sont confrontées à d’énormes défis mais aussi à des éléments positifs dont elles peuvent tirer parti pour avancer sur la voie de l’émancipation sociale et de l’indépendance nationale. Sur le plan interne, la tâche est claire, puisque le diagnostic des problèmes est large et suffisant. Il s’agit avant tout de démocratiser la propriété et les formes de participation politique avec des réformes qui permettront de progresser dans le dépassement des énormes inégalités économiques inhérentes au système, dramatiquement intensifiées par le modèle néolibéral en vigueur dans la région ; il s’agit également de réformer radicalement les systèmes de participation sociale et politique, en progressant dans leur réelle démocratisation.

Non seulement il y a une énorme inégalité dans la distribution des richesses, mais les soi-disant démocraties représentatives ne sont rien de plus qu’un système pour garantir les monopoles de toutes sortes d’oligarchies traditionnelles et celles qui ont récemment émergé, comme c’est le cas de l’économie du narco-trafic en Colombie, par exemple. Bien qu’elles soient appelées démocraties, dans des aspects décisifs, elles sont loin de fonctionner conformément à la modernité et encore moins en correspondance avec les valeurs libérales qu’elles prêchent. La crise actuelle du néolibéralisme a plongé ces régimes dans le chaos et a permis aux forces sociales et politiques de gauche et du centre d’accéder au gouvernement et de progresser dans les sphères du pouvoir réel, c’est-à-dire de limiter autant que possible le contrôle des principaux leviers de l’économie par les classes dirigeantes, de démocratiser l’appareil d’État (surtout les fonctionnaires civils et militaires) et de s’imposer de manière décisive dans les médias, un pouvoir effectif de grande importance pour empêcher les campagnes de manipulation et de sabotage de la droite.

Dans cette perspective, il est décisif que les forces du changement promeuvent autant que possible la propriété étatique de ces secteurs clés de l’économie ; il s’agit certes de consolider des formes de capitalisme d’État, mais sous le contrôle et la direction de gouvernements populaires ; Il s’agit en outre de rendre à l’État la capacité d’intervenir dans le fonctionnement de l’économie, en dépassant le principe néolibéral qui consiste à laisser l’hégémonie du marché dans la prise de décision (quoi produire, comment distribuer), afin que les intérêts des majorités sociales prédominent toujours, comme cela est censé être le cas dans un ordre démocratique moderne. En même temps, et compte tenu de l’extension de la propriété capitaliste moyenne et petite dans le tissu des entreprises de ces pays, il est indispensable que la gauche et le centre promeuvent une alliance avec ces secteurs. Limiter les formes les plus brutales du libre-échange actuel et tendre à les dépasser est dans l’intérêt de ces petits et moyens entrepreneurs qui sont ruinés par la concurrence acharnée des producteurs étrangers. Des formes appropriées de protectionnisme sont indispensables ; des politiques de ce genre sont pratiquées par les économies métropolitaines.

Pourquoi les gouvernements progressistes qui cherchent à moderniser et à démocratiser leur pays ne feraient-ils pas de même ? Viser une performance indépendante sur le marché mondial (dans la mesure du possible) devrait être l’un des objectifs stratégiques des dirigeants du progrès et de la démocratie dans cette région. L’émergence de nouvelles puissances mondiales n’exclut pas, bien sûr, le risque de reproduire les formes traditionnelles de liens entre les marchés mondiaux, dans ce cas avec les puissances émergentes. Mais s’il est possible de négocier avec plusieurs puissances au lieu d’une seule, les possibilités de décider avec une plus grande autonomie ce qu’il faut importer et ce qu’il faut exporter se multiplieront sans aucun doute, ainsi que de décider dans de meilleures conditions sur des questions clés comme la dette extérieure, les investissements étrangers et d’autres questions similaires qui constituent aujourd’hui des mécanismes par lesquels le capitalisme mondial extrait une grande partie de la richesse nationale de ces pays.

Étendre autant que possible un système démocratique garantit un soutien social fondamental à tout projet de progrès. Il est nécessaire de soutenir les institutions traditionnelles des forces populaires (surtout les syndicats) qui ont été si durement touchées – et dans certains cas pratiquement exterminées – par la stratégie néolibérale, dans certains cas par des changements du régime juridique, dans d’autres simplement par l’assassinat systématique de leurs dirigeants. Dans le même temps, il est toutefois essentiel d’améliorer et d’élargir l’organisation de ce que l’on appelle le pobrerío, cette immense masse d’exclus et de marginaux qui constitue si souvent une grande partie de la population de ces pays et qui joue également un rôle décisif dans les luttes sociales. Les récentes victoires des forces politiques alternatives dans la région (plus récemment en Colombie et au Brésil) ont eu ces larges groupes de personnes pauvres et marginalisées comme l’un des facteurs décisifs. Parvenir à des formes de participation permanentes et identifiées à un programme de réformes fondamentales – comme l’emploi, l’éducation et la santé – est sans aucun doute la tâche la plus urgente de la gauche.

La participation électorale et la mobilisation sociale permanente sont des moyens d’assurer une bonne gestion de la politique afin d’obtenir nécessaire rapport de forces favorable. Il suffit d’observer comment la droite non seulement se bat pour obtenir la plus grande représentation possible dans les institutions (et pas toujours avec des méthodes civilisées et démocratiques) par des moyens électoraux, mais cherche aussi à mobiliser les secteurs les plus larges possibles, y compris, bien sûr, les groupes des classes moyennes et les secteurs populaires eux-mêmes. Dans certains cas, car bien que la classe dirigeante soit infiniment minoritaire, elle obtient le soutien de secteurs non négligeables des classes moyennes, non moins que de groupes populaires à la culture politique très faible ou littéralement aveuglés par des messages primitifs, des campagnes religieuses prémodernes et contraires à tout discours rationnel (cet “opium du peuple” dont parlait le philosophe de Trèves).

La gauche a une autre tâche décisive pour pouvoir agir avec succès : sa propre organisation et la formulation non seulement d’un programme immédiat mais surtout de l’objectif stratégique qui permettra de surmonter le capitalisme et de jeter les bases d’un ordre social essentiellement nouveau. L’image, cependant, est celle de divisions et de confrontations, d’un sectarisme à peine apaisé, d’une volonté faible ou inexistante de lire de manière critique l’expérience du mouvement ouvrier et populaire du passé ; tout cela est un obstacle qu’il faut surmonter pour pouvoir faire face aux défis du présent. Le débat sur l’organisation – appelez-la un parti ou ce qui vous convient le mieux – ne peut oublier le sacrifice et le dévouement de générations entières de camarades et de compagnons qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes au nom du socialisme. Le débat sur l’ordre souhaité (l’utopie nécessaire) ne doit pas ignorer les avancées de toutes sortes que le mouvement ouvrier et populaire a obtenues après près de deux siècles de lutte contre le capital : communistes, socialistes, anarchistes et utopistes chrétiens n’ont pas lutté en vain. Tout ce que nous avons aujourd’hui n’a pas été un cadeau de la bourgeoisie mais le fruit de leurs luttes, avec des erreurs et des succès, et c’est donc un défi pour la gauche d’assumer cet héritage.

Juan Diego García

Original: Latinoamérica y el Caribe: nueva correlación de fuerzas

Traduit par Fausto Giudice

Edité pour María Piedad Ossaba