La question est pertinente. D’autres, bien avant nous, l’ont posée. Autres siècles, autres peuples, mais le mal était le même : l’autocratie criminelle qui asservit des millions et des millions de citoyens. Luis Casado pense que ne pas répondre à cette question équivaut à fermer les écoutilles et faire l’autruche.
“ Quand tu chancelles sous le poids de la douleur, quand tu n’as plus de larmes, pense à la verdure qui miroite après la pluie. Quand la splendeur du jour t’exaspère, quand tu souhaites qu’une nuit définitive s’abatte sur le monde, pense au réveil d’un enfant. Considère avec indulgence les hommes qui s’enivrent.” (Omar Khayyam – Rubaiyat/Quatrains)
Je n’aime pas apporter des fleurs au cimetière. J’emporte mes morts avec moi.
Arrivé à ce moment de ma vie, la mort est devenue une question philosophique, parfois poétique, avec Baudelaire, qui voyait dans l’autre cour « la seule chance de salut et de liberté, et de briser les frontières de l’espace et du temps » (Marc Eigeldinger , Baudelaire et la conscience de la mort, 1968).
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps de lever l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Partons d’ici !
…
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !
(Baudelaire, Le Voyage)
Mais laisser derrière soi toute une série de criminels, de traîtres, de proxénètes, d’opportunistes et de vendus qui bénéficient de l’impunité garantie par le “modèle” et des institutions léguées par la dictature, ça n’est vraiment pas le but.
Les objectifs annoncés par les “progressistes” n’ont jamais dépassé “la mesure du possible”, notion devenue le principe cardinal, vital et fondateur de ceux qui se sont nourris de l’histoire de la transition et du gradualisme intrinsèquement graduel qui convient à leurs intérêts.
Le Chili s’enfonce dans un bourbier social et institutionnel, il conserve la constitution Pinochet-Lagos et entend l’aggraver grâce à l’intervention d’une poignée de marionnettistes néo-fascistes possédant la science infuse et ayant la bénédiction du système.
Les inégalités sociales sont extrêmes, pires, disent les connaisseurs, que pendant la dictature. L’insécurité et la précarité augmentent. La criminalité – la grande criminalité, la pègre – sévit, prenant le contrôle des richesses et des services de base autrefois publics.
La crédibilité de la politique et des hommes politiques se noie dans les flots d’eaux usées des égouts.
Le principe d’autorité a disparu lorsqu’une poignée de généraux fanatiques au service d’une puissance étrangère a détruit la république et la démocratie. Qui ça ?
“ Hélas ! Hélas ! par des hommes dont c’était le devoir, l’honneur, la raison d’être, de servir et d’obéir.” (Charles De Gaulle, 23 avril 1961).
Cinquante ans… Et puis quoi ? On attend encore 50 ans ?
En son temps, Vladimir Ilitch Oulianov, alias Lénine, était confronté à une situation politique inextricable et à un panier de crabes, un grouillement de groupuscules dont les petits chefs rêvaient d’être calife à la place du calife. La question à résoudre pouvait s’exprimer très simplement : que faire ?
Lénine rédige un pamphlet dont le titre, copié sur l’ouvrage éponyme de Nikolaï Tchernychevski, est précisément : Que faire ?
Avec son roman Que faire ? Tchernychevski répondait en quelque sorte à Ivan Tourgueniev, qui avait publié en 1862 son livre Pères et fils (premier titre : Pères et enfants), dans lequel il décrit l’émergence d’une mentalité révolutionnaire [les nihilistes] dans la Russie du XIXe siècle.
La révolution russe de 1917 n’est pas tombée du ciel et n’est pas non plus l’œuvre de quelques allumés.
Des décennies de répression, d’autoritarisme, d’injustice, de crimes et d’exactions ont occupé l’esprit de l’intelligentsia russe et alimenté sa magnifique littérature. Tourgueniev a mis en avant les soi-disant nihilistes et leur vision scientiste de la réalité, rejetant le romantisme et l’accommodement avec le régime en place.
Nikolaï Tchernychevski est allé plus loin en écrivant son ouvrage intitulé Que faire ?, influençant les jeunes générations russes qui ne supportaient pas la domination impériale des tsars.
Puis Lénine, en 1902, tentant de répondre aux questions que se posait alors la social-démocratie russe – séparée, plutôt atomisée, entre opportunistes et révolutionnaires – reprit le titre et donna sa propre réponse, par ailleurs d’une simplicité biblique :
« …pour résumer ce que nous venons de dire, à la question “Que faire ?”, nous pouvons donner cette courte réponse :
« …Sans oublier l’objectif du renversement de l’autocratie ».
Ces conseils ne sont pas tombés dans l’oreille de sourds.
En janvier 1905, une révolution a eu lieu à Saint-Pétersbourg, dont l’une des revendications était une nouvelle constitution démocratique. ça vous rappelle quelque chose, amis chiliens ?
À cette occasion, les travailleurs de la région – appelée jusqu’à présent Oblast de Leningrad – se sont débarrassés du parlement traditionnel corrompu, la Douma, qui n’était, à l’instar de notre propre Congrès, qu’une officine immonde de partis, et ont inventé quelque chose de beaucoup plus démocratique : les soviets.
Le président du Soviet de Saint-Pétersbourg était un certain Lev Davidovitch Bronstein, dont l’histoire se souvient sous le nom de Trotsky.
Le tsar réprime le “désordre” de manière préméditée et insupportable : outre les nombreux morts et blessés, des centaines de dirigeants ouvriers et paysans sont déportés à vie en Sibérie.
Mais en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, ces dirigeants ont fui la Sibérie et sont partis en exil, ou dans la clandestinité, en se souvenant toujours des conseils de Lénine :
« …Sans oublier l’objectif du renversement de l’autocratie. »
Comme vous le savez, quelques années plus tard – mais pas cinquante – survint la révolution de 1917.
Je sais… mais… dans notre cas, que faire ?
Simple. Au Chili, que faire ? se traduit par…
- La restauration de la république et de la démocratie, par l’adoption d’une constitution issue de la participation massive et du soutien enthousiaste des citoyens. Cette constitution doit garantir le respect des droits humains, ainsi que des sanctions justes, rapides et rigoureuses pour tous les actes criminels. Elle doit également développer les pouvoirs locaux et une presse libérée des pouvoirs financiers, en la mettant au service des citoyens, des régions et des provinces.
- L’abandon du modèle économique néolibéral – déjà abandonné même par ses créateurs comme prétexte à la concentration des richesses qu’il a été et qu’il est – et la récupération pour la nation des éléments clés de notre économie. La richesse de base doit être le fondement d’une politique économique dont le nord doit être le bien-être de la population.
- La restitution à l’Etat de ses prérogatives, de ses structures et de ses fonctions essentielles, à commencer par l’éducation, la santé et la prévoyance, arrachées une fois pour toutes aux griffes du marché.
- Une redistribution substantielle du produit national en faveur du travail et des salaires. Avec un objectif communément admis, même par les économistes : un tiers du produit doit rémunérer le capital, y compris le capital public, et deux tiers doivent rémunérer le travail (au Chili, c’est l’inverse).
- Le retour définitif des Forces armées au service et à l’obéissance au pouvoir émanant des citoyens. Les forces armées, sous la direction du pouvoir civil, doivent protéger les intérêts nationaux, y compris les droits de tous les peuples qui composent notre nation.
- La sécurité de chacun, qui doit reposer sur l’accès à un travail correctement rémunéré, à la formation professionnelle, au logement et aux services de base.
Et ce traitement, docteur, c’est pour quand ?
Hier.
“Ainsi s’écrit la première page de notre histoire
Mon peuple et l’Amérique écriront la suite”
Car toute réticence à aborder rapidement les questions essentielles qui alimentent et aggravent la crise institutionnelle, sociale et économique est une atteinte à l’unité nationale et à la possibilité même pour le Chili de survivre en tant que pays viable.
Si vous n’êtes pas complètement hébétés vous avez réalisé qu’après cinquante ans, ce qui précède est un tiède programme minimum.
Les avertis diront qu’en la matière, je ne suis rien de plus qu’un putain de menchevik, ou un меншевик si l’on veut se la jouer en alphabet cyrillique. Quoi qu’il en soit, à mon modeste avis, nous devons écouter mon ami et collègue Carlos Moya, en changeant notre façon d’agir.
Carlos assure à qui veut l’entendre que, de 1990 à aujourd’hui, les gouvernements chiliens successifs n’ont rien fait d’autre que ce que les chiens font aux voitures qui passent dans les rues….
Les chiens… aboient contre les roues !