Nicaragua : Ortega offense la mémoire de Sandino

Les perspectives de démocratie au Nicaragua ne sont pas encourageantes. Avec une opposition faible et fragmentée, la famille Ortega-Murillo a consolidé un pouvoir politique absolu dans le pays. Pour l’instant, Ortega est en train de gagner ; mais, comme l’a dit à juste titre José Saramago, « la victoire a quelque chose de négatif ; elle n’est jamais définitive ».

La liste des criminels honteux – hommes de main, sbires et tueurs à gages des USA – est aussi longue qu’un jour sans pain. La triste histoire de notre continent rappelle douloureusement Batista, Somoza, Trujillo, Pinochet, Banzer, Castillo Armas, Duvalier, Rojas Pinilla et bien d’autres. Tous – comme Franklin Roosevelt ou Harry Truman l’aurait dit avec une élégance incomparable – étaient des “fils de pute, mais ce sont NOS fils de pute”. L’involution de certaines révolutions est encore plus incompréhensible. Le paysage latino-américain d’aujourd’hui, du Pérou au Nicaragua, en passant par l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale, montre une dangereuse instabilité alimentée par les intérêts de l’Empire.-Luis Casado

Les Ortega

Le 4 novembre 1967, Daniel Ortega échappe à une fusillade dans une maison du quartier Monseñor Lezcano de Managua, après une poursuite acharnée de la garde policière du dictateur Somoza. Il sera sauvé par Oscar René Vargas, un des premiers militants du Front sandiniste (FSLN).

Il y a quelques jours, Oscar René a été capturé par la garde policière d’Ortega et envoyé en prison. Il rejoint le grand groupe des sandinistes historiques persécutés par le régime. Ortega, devenu dictateur, a non seulement emprisonné l’éminent sociologue nicaraguayen, mais aussi l’ancien vice-ministre des Affaires étrangères, Hugo Tinoco, et les commandants Dora María Téllez et Hugo Torres (qui est mort en prison) ; il a également contraint à l’exil les éminents écrivains Sergio Ramírez et Gioconda Veliz, le commandant de la révolution Luis Carrión, les frères Mejía Godoy et l’ancien directeur du journal Barricada, Carlos Fernando Chamorro. En outre, d’éminentes personnalités politiques démocratiques qui ont tenté de défier le dictateur sur le plan électoral se trouvent également dans les prisons nicaraguayennes.

Les crimes reprochés à Vargas, comme dans plusieurs autres cas, sont d’un arbitraire inconcevable : atteinte à l’intégrité nationale, propagation de fausses nouvelles et provocation à la rébellion.

Le résultat de la révolution nicaraguayenne est triste. De la dynastie de la famille Somoza, une nouvelle dynastie a émergé, la dynastie Ortega-Murillo. Ortega, avec sa femme, a trahi ses camarades de lutte, utilisé le pouvoir pour enrichir sa famille et renoncé au projet populaire et démocratique initié par l’acte héroïque de Sandino et soutenu avec tant d’enthousiasme par notre poétesse chilienne Gabriela Mistral.

La révolution populaire sandiniste, qui a pris le pouvoir en juillet 1979, a non seulement ouvert une voie d’espoir pour le Nicaragua, mais est également devenue un point de référence pour la lutte en Amérique latine, une région écrasée dans ces années-là par des dictatures militaires oppressantes. Et il en a été ainsi dans les premières années, même lorsque Ortega a perdu les élections en 1990 et a cédé démocratiquement le pouvoir à Violeta Chamorro.

Cependant, la passion irrépressible du pouvoir a fait d’Ortega un dictateur. Après avoir été élu président à la fin de 2006, il a déployé une stratégie machiavélique pour contrôler toutes les institutions de l’État. À cette fin, il a conclu un pacte avec le parti libéral somoziste, dirigé par Arnoldo Alemán, les milieux d’affaires, l’Église catholique et le gouvernement usaméricain.

Cette alliance sans précédent lui donne la force d’expulser les partis d’opposition de l’Assemblée nationale, de prendre le contrôle du pouvoir judiciaire et de contrôler les autorités électorales. Ortega-Murillo ont accumulé un pouvoir total sur les institutions de l’État, plaçant leurs amis et leurs flagorneurs aux postes clés, éliminant ainsi la transparence dans la gestion de l’État. C’est notamment ce qui a permis une réforme constitutionnelle assurant la réélection perpétuelle d’Ortega. Le Nicaragua est aujourd’hui un régime totalitaire.

Dans ces conditions, il était inévitable que l’insurrection, qui a explosé en 2018, voie le jour. L’étincelle qui a mis leu feu à la prairie a été une réforme qui a augmenté les cotisations de sécurité sociale des travailleurs et des employeurs et, dans le même temps, réduit les retraites.

Pendant de nombreuses années, l’Institut nicaraguayen de sécurité sociale (INSS) a mal géré ses investissements et accumulé un important déficit financier. Aujourd’hui, les coûts de cette mauvaise gestion sont répercutés sur les retraités. Le Fonds monétaire international (FMI), un ami proche du gouvernement nicaraguayen, a exigé l’arrêt immédiat du déficit. Et la réforme a été mise en œuvre dans le style autoritaire habituel du gouvernement.

Ce n’était que le déclencheur de la crise. Parce que ce qui était présent dans la société était l’indignation accumulée face aux abus, à la corruption et à l’arbitraire d’Ortega-Murillo. Ainsi, la plainte contre la concentration du pouvoir entre les mains du couple, ainsi que la délégation dynastique de postes et d’entreprises à leurs enfants, est devenue insupportable pour le peuple nicaraguayen.

Une décennie d’autoritarisme, avec des griefs intolérables, a eu raison des citoyens, déclenchant un soulèvement populaire comparable aux héroïques luttes de rue contre le somozisme.

Un mois de manifestations a fait plus de 300 morts, ainsi que des milliers de blessés, de disparus et de torturés. La répression par la police et les bandes d’autodéfense était la réponse du régime aux demandes des citoyens contre l’arbitraire, le vol et la corruption.

Des demandes ont commencé à être faites pour des enquêtes indépendantes sur la répression, pour que le gouvernement rende des comptes et pour que les responsables des meurtres soient jugés. S’y ajoutent des demandes de démocratisation du pays, de départ d’Ortega et d’élections anticipées. La réponse du régime a été une répression accrue des leaders sociaux, des sandinistes historiques et des politiciens démocratiques. Aujourd’hui, on estime à 219 le nombre de prisonniers politiques au Nicaragua.

Comment expliquer l’insurrection surprenante et massive de divers secteurs de la société dans un pays qui semblait progresser pacifiquement ? L’économie a connu une croissance annuelle moyenne de plus de 4 % entre 2007 et 2017, la pauvreté est en baisse et il n’y a pas de gangs de jeunes. Le FMI a applaudi Ortega parce qu’il s’occupait des finances budgétaires et que le gouvernement avait fait des hommes d’affaires son principal allié. Une alliance curieuse qui a favorisé les investissements et facilité les affaires.

D’autre part, le gouvernement avait le soutien de l’Église, une alliance facilitée par la législation anti-avortement sévère du gouvernement. Le soutien de l’Église était privilégié par rapport au droit des femmes à la santé et à la liberté.

Et, soit dit en passant, la realpolitik du gouvernement usaméricain a fait d’Ortega son principal allié en Amérique centrale, en échange de quoi le Nicaragua facilite les investissements des entreprises usaméricaines, bloque les immigrants à ses frontières et collabore au trafic de drogue.

Les drapeaux rouge et noir, démocratiques, révolutionnaires et progressistes du FSLN des années 1980 avaient été abaissés. Des principaux dirigeants du FSLN, les neuf comandantes et Sergio Ramírez, seul Bayardo Arce se tient aux côtés d’Ortega, bien qu’il soit plus intéressé par ses affaires personnelles.

Rosario Murillo, la femme d’Ortega, a qualifié les contestataires de 2018 de « … des petites âmes toxiques, pleines de haine, des vampires assoiffés de sang, des groupes minuscules », tandis qu’Ortega a parlé de « gangs qui s’entretuent ». La maladresse de ces propos a servi à multiplier la colère des citoyens.

Après les manifestations citoyennes, l’élite économique a réalisé que le gouvernement ne garantissait plus la sécurité économique de ses investissements et que le monopole politique des institutions étatiques n’apportait pas non plus la stabilité au pays. Le secteur privé est arrivé à la conclusion que le partenariat de dix ans avec le gouvernement avait fait son temps.

D’autre part, l’Église, alliée au gouvernement sur les questions de valeurs, s’est radicalement distancée du gouvernement et est devenue un point de référence fondamental pour la sécurité et la crédibilité des citoyens. Enfin, le gouvernement usaméricain n’a pas pu résister à la pression internationale en faveur des droits humains contre Ortega et a été contraint d’exprimer son rejet des mesures répressives du régime.

Cependant, avec la crise sanitaire du Covid-19, les protestations ont faibli, ce qui a permis au régime Ortega-Murillo d’avoir une certaine tranquillité d’esprit. Le gouvernement a saisi l’occasion pour faire passer une législation visant à contrôler la dissidence et à réprimer tout espace de dissidence, afin de s’assurer une victoire confortable dans les urnes. Il a également fait adopter une réforme constitutionnelle visant à permettre la réélection du président lors des élections du 7 novembre 2021.

Dans ces conditions, la coalition d’opposition, née dans le sillage de la crise de 2018 et qui réunissait étudiants, paysans, féministes, retraités, indigènes, catholiques, sandinistes historiques, antisandinistes et écologistes, a fini par se disloquer. En réalité, il s’agissait d’une opposition avec un nombre excessif de sensibilités idéologiques et d’intérêts sectoriels qui ne convergeaient que dans leur rejet du régime. Lorsque les mobilisations ont disparu, des leaders politiques d’opposition épars ont émergé, sans base sociale importante, que le régime a emprisonnés en profitant de la législation répressive, ce qui a ouvert la voie à une victoire électorale sans concurrence.

Les élections de novembre 2021 ont servi à consolider le régime totalitaire. En effet, celui-ci a abordé les élections avec des dés pipés, après avoir survécu à l’assaut de l’opposition lors de la rébellion de 2018. En effet, en contrôlant le Conseil suprême électoral, il a pu opposer son veto et annuler les candidats et les organisations politiques opposés à la réélection d’Ortega.

Les deux principales organisations qui ont émergé dans le sillage de l’épidémie – Alianza Cívica (AC) et Unidad Nacional Azul y Blanco (UNAB) – n’ont ensuite pas été en mesure de transformer l’énergie de la rue en pouvoir pour négocier des réformes clés, ni de devenir un véhicule électoral ou une force politique. Cela révèle l’incapacité de l’opposition à formuler une proposition commune, en plus d’avoir eu le tort de faire appel à l’antisandinisme.

En effet, au-delà d’Ortega, le sandinisme est une culture nationale, qui comprend des militants historiques aujourd’hui ennemis du dictateur. « … Il est difficile de réunir un discours majoritaire si l’identité sandiniste, qui est de loin la plus répandue dans le pays, est criminalisée (et non intégrée). De plus, le discours furieux antisandiniste profite à Ortega car, en le positionnant comme l’unique référent du sandinisme, il favorise sa consolidation au sein du parti, au lieu de le diviser ». D’autre part, l’opposition s’est montrée excessivement dépendante de la communauté internationale, ce qui a permis au régime de faire plus facilement appel à l’argument du « coup d’État soft » et au nationalisme anti-impérialiste (S. Puig et M. Jarquín, El Precio de la Perpetuación de Daniel Ortega, Nueva Sociedad, juin 2021).

Les perspectives de démocratie au Nicaragua ne sont pas encourageantes. Avec une opposition faible et fragmentée, la famille Ortega-Murillo a consolidé un pouvoir politique absolu dans le pays. Pour l’instant, Ortega est en train de gagner ; mais, comme l’a dit à juste titre José Saramago, « la victoire a quelque chose de négatif ; elle n’est jamais définitive ».

Roberto Pizarro Hofer

Original: Ortega ofende la memoria de Sandino

Traduit par Fausto Giudice

Edité par María Piedad Ossaba

Source: Tlaxcala, le 11 décembre 2022