«Je ne pense ni n’existe : ce qui est sûr, c’est que je ne veux même pas»: la version chilienne du «Cogito ergo sum»de Descartes
Mario Marcel, Daniel Jadue, Guillermo Tellier et Gabriel Boric au pilori

Au train où vont les choses, la célèbre phrase de Descartes sera inscrite dans le marbre dans une version chilienne que le monde entier nous enviera: Je ne pense ni n’existe : ce qui est sûr, c’est que je ne veux même pas

Personne n’a jamais accusé les acteurs politiques de cohérence intellectuelle, ni de continuité et de constance dans leur raisonnement. En son temps, Descartes a proposé une « méthode » qui visait à « bien conduire sa raison ». Cette méthode n’a pas encore atteint le champ brodé des fleurs [le Chili selon son hymne national, NdT], écrit Luis Casado.

Les Français se disent cartésiens et le clament haut et fort. René Descartes (1596-1650), mathématicien, physicien et l’un des fondateurs de la philosophie moderne, a imprimé sa façon de raisonner dans l’Hexagone, du moins c’est ce que prétendent les cartésiens. Les objectifs de Descartes ont été énoncés par lui-même : « bien conduire sa raison », et « chercher la vérité dans la science ».

Votre serviteur n’applaudit pas à tout ce qu’écrit Descartes. Mais son célèbre Cogito ergo sum, que je renverse systématiquement en bon matérialiste philosophique que je suis, indique une méthode – si j’ose écrire – dans laquelle le grand homme énonce une thèse qu’il tient pour vraie, en extrayant immédiatement ce qu’il considère comme ses conséquences épistémologiques et ontologiques évidentes : Je pense, donc je suis.

J’inverserais la formule: J’existe, donc je pense. Mais mon propos n’est pas de corriger Descartes, mais de souligner le caractère profondément anticartésien qui, pour le meilleur ou pour le pire, prévaut dans l’heureuse copie de l’Eden [le Chili, toujours son hymne national, NdT].

Dans la jactance chilensis, la proposition de Descartes pourrait s’écrire : Je pense, donc je pourrais exister ou peut-être pas, en tout cas pas tellement, pas si peu, plutôt les deux, cela reste à voir… Bref, à vous de voir.

Daniel Jadue* vient de nous donner un exemple éclatant de ce que je dis. En quelques mots, il affirme tout et son contraire, sans craindre l’incohérence. Voyons voir.

Première proposition, Jadue déclare : « Marcel* est un fidèle défenseur du credo néolibéral ».

Autant pour moi. L’un des plus récents combats de Mario Marcel a été de protéger l’autonomie de la Banque centrale qu’il présidait, alors que personne, jamais, n’a prouvé qu’une Banque centrale autonome ait fait autre chose qu’expulser la démocratie de la gestion d’un bien commun : la monnaie. Les politiques monétaires sont une affaire réservée aux « experts », circulez, circulez, putain de citoyens, ya rien à voir. Marcel a ainsi rendu un hommage servile au soi-disant consensus de Washington, confirmant ce qu’il était, ce qu’il est et ce qu’il sera : un néolibéral insensible. Pour votre gouverne, voici ce que les néolibéraux disent du Consensus de Washington :

« Le consensus de Washington était l’ensemble des formules économiques néolibérales poussées par divers organismes financiers internationaux dans les années 1980 et 1990. L’économiste britannique John Williamson a involontairement inventé ce terme dans un article de 1989 dans lequel il passait en revue les dix mesures économiques professées par le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, la Banque interaméricaine de développement et le département du Trésor usaméricain, tous basés dans la capitale US, Washington DC. Ces propositions formaient un décalogue du néolibéralisme prescrit pour faire face à la crise économique de 1989 en Amérique latine, qui a été plongée dans une longue récession connue sous le nom de ‘décennie perdue’ ». (elordenmundial.com).

L’économiste yankee Joseph Stiglitz, lauréat du prix Nobel d’économie en 2001 et ancien vice-président de la Banque mondiale, affirme dans son livre à succès The Great Disillusionment que jamais dans l’histoire un pays doté d’une Banque centrale autonome n’a connu une croissance supérieure ou meilleure qu’un pays doté d’une Banque centrale soumise au contrôle des pouvoirs exécutif et législatif. Alors, qu’est-ce qui motive Mario Marcel ? À mon humble avis, son aversion pour la démocratie et sa servilité envers l’Empire. Le tout nouveau ministre des Finances de Gabriel Boric n’est guère suspect de sympathies réformistes.

Revenons à Jadue qui, au lieu de tirer les conclusions de sa thèse, ajoute dans le souffle suivant : « il est très probable que le Marcel que nous connaissons n’est pas le Marcel que nous allons voir après le 11 mars *». Pourquoi ? Un joyeux mystère que Jadue ne prend pas la peine d’éclaircir. Marcel est un fidèle défenseur du credo néolibéral, mais à partir du 11 mars, lorsque le printemps arrivera, il fera comme la chrysalide : il se transformera en papillon.

Guillermo Tellier*, d’origine gauloise évidente, ratifie néanmoins le caractère profondément anticartésien du Chili. Ses déclarations valent le détour. D’abord, il a fait semblant de ne pas connaître Mario Marcel. Le président d’un parti politique présent au Parlement n’avait jamais entendu parler du président de la Banque centrale ? Puis, recourant à son habile maniement de la dialectique, il se fend d’une attaque contre le scepticisme :

« Il est probable que l’histoire de chacun des noms [des membres nommés au gouvernement par Boric, NdT] puisse générer des doutes pour certains, mais ce qui est clair pour moi, c’est que j’ai bien apprécié les critères avec lesquels le Président a établi son cabinet. En outre, ils ont tous promis la volonté de mener à bien les changements, et les transformations que le Chili exige, et auxquelles Apruebo Dignidad* s’est engagé ». Il a ensuite demandé que la discussion sur l’équipe des ministres ne soit pas basée sur des « préjugés ».

Son appel contre les « préjugés »… se réfère-t-il à Mario Marcel ? Peut-être pas, puisqu’il ne le connait pas…

Son camarade Jadue, décidément plus dissident, a osé contredire une autre conviction de Mario Marcel, par principe opposé aux retraits AFP* : « Je n’ai jamais été favorable à ce que les travailleurs paient le coût de la crise avec leurs propres économies ». Bon, c’est bien, c’est bien, je suis content, mais la question de fond n’est pas les retraits mais la fin des AFP et l’obtention de salaires décents. Mario Marcel, ou son patron, a-t-il déjà fait une déclaration à ce sujet ?

Je ne peux pas demander à Gabriel Boric d’être cartésien : pour autant que l’on sache, ses origines sont croates, un peuple historiquement plus proche de la Prusse et de l’Allemagne, qui aujourd’hui sympathise avec l’ « Ouest », contrairement à ses voisins bosniaques et serbes. Il faut espérer que les racines historiques et culturelles du président le placent plus près de Josip Broz Tito* que d’Ante Pavelić*. Ce qui est certain, c’est que Boric a défini sa volonté de réforme avec les adjectifs « raisonnable, modérée et lente ».

Il a peut-être raison. La question mapuche n’a duré que 500 ans… Elle pourrait attendre encore 500 ans.

Le pillage des richesses de base – cuivre, lithium, or, argent, eau, mer, etc. – est terriblement radical et définitif (il reste le trou, l’aridité et un océan infertile), ce qui, en écartant Descartes, peut justifier des solutions modérées. Il faudrait chercher quelqu’un comme Mario Marcel, je pense, étant donné qu’il se définit comme un « social-démocrate ». Il suffit de regarder ce que les sociaux-démocrates ont fait en Europe : s’inspirer de la Concertación* pour détruire l’État-providence durement acquis jusqu’à ses fondations. Plus modéré… où çà ?

Quant à être raisonnable… commencer par faire marche arrière est extrêmement raisonnable. Si vous ne me croyez pas, demandez à un cartésien nommé Napoléon…

Au train où vont les choses, la célèbre phrase de Descartes sera inscrite dans le marbre dans une version chilienne que le monde entier nous enviera :

Ni pienso, ni existo : la firme est que ni quiero…( Je ne pense ni n’existe : ce qui est sûr, c’est que je ne veux même pas).

*NdT

Daniel Jadue : maire communiste de Recoleta, candidat malheureux aux élections primaires de la coalition Apruebo Dignidad (« J’approuve la dignité ») au profit de Gabriel Boric.

Guillermo Tellier : président du PC chilien

Mario Marcel : ancien gouverneur de la Banque centrale chilienne, nommé ministre des l’Économie et des finances par Boric, dont le gouvernement entrera en fonction le 11 mars

Une loi votée en avril dernier permet aux salariés de retirer   jusqu’à 10% de leur épargne-retraite -constituée par 10% de leur salaire-, gérée par des Administrateurs de fonds de pensions (AFP), des organismes financiers privés chargés de la faire fructifier.

Josip Broz Tito (1892-1980) : chef de la Résistance antifasciste et premier président de la République fédérative populaire de Yougoslavie.

Ante Pavelić : chef de l’Oustacha croate, collabo de l’occupant nazi-fasciste. Réfugié en Argentine puis en Espagne, mort impuni en 1959.

La Concertación de Partidos por la Democracia fut une coalition de gauche, centre-gauche et centre qui a gouverné le Chili de 1990 à 2010.

Luis Casado

Original: “Ni pienso, ni existo: la firme es que ni quiero”: la versión chilena del “Cogito ergo sum” de Descartes
Mario Marcel, Daniel Jadue, Guillermo Tellier y Gabriel Boric en la picota

Traduit par Fausto Giudici

Editado por María Piedad Ossaba