Le « retour de l’inflation » (ah bon, elle était partie ?)

Si bien que pour savoir ce qu’est l’inflation et comment la mesurer, il vous faudra repasser plus tard. Patience.

« Les banques centrales face à la peur de l’inflation ». Ce sont les gros titres de la presse mondiale. Bon, dit Luis Casado, nous ferions bien de nous demander ce qu’est l’inflation. Parce que c’est un sujet aigre-doux. Et ils pourraient nous mettre un nouveau but depuis le milieu du terrain.

Famille pauvre : une famille pauvre est une famille qui, compte tenu de ses revenus et du pourcentage de ceux-ci qu’elle consacre à l’alimentation, ne parvient pas à satisfaire ce besoin. Le revenu familial par habitant se situe entre la valeur d’un et de deux paniers alimentaires.

Famille indigente : il s’agit d’une famille qui, même si elle consacre la totalité de ses revenus à l’alimentation, ne parvient pas à satisfaire ce besoin. Le revenu familial par habitant est inférieur à la valeur d’un panier alimentaire.

(Glossaire économique. Université pontificale catholique du Chili)

 

« Les habitants des campagnes vendoient très cher leurs denrées pour des assignats, et venoient à Paris les changer contre de l’argent ». Gouache de Jean-Baptiste Lesueur. Musée Carnavalet, Paris

La presse financière internationale, à commencer par le Wall Street Journal de Rupert Murdoch, s’inquiète des signes indiquant que le vieux démon de l’inflation se réveille d’un long sommeil.

Les banques centrales (BC) ont un mandat qui se résume généralement à la lutte contre l’inflation, et au cours des dernières décennies – pour des raisons qui ne doivent rien aux BC – l’inflation avait disparu de la carte. Craignant la déflation, un fléau encore plus grave, les banques centrales se sont fixé un « objectif de taux d’inflation annuel” de 2 %, en s’inspirant largement du jugement de l’alchimiste suisse Theophrastus Phillippus Aureolus Bombastus von Hohenheim, plus connu sous le nom de Paracelse (1493-1541), qui a inventé cette sentence : un peu de poison ne tue pas.

Mais pourquoi 2 % ? Une bonne question à laquelle la réponse est : et pourquoi pas ?

En économie, il n’existe pas de « constantes universelles » invariantes dans l’espace-temps, comme celles de Planck, de Boltzmann ou d’Avogadro. Les notions arbitraires, en revanche, abondent. Leur fondement scientifique est le célèbre principe de L’Oréal : « Parce que je le vaux bien ».

La précision ne fait pas partie du monde de l’économie : aucun économiste ne songerait à définir la vitesse de la lumière comme la distance qu’elle parcourt dans le vide pendant le temps déterminé par 9 192 631 770 oscillations d’un atome de césium. Et compter les oscillations, une par une, pour être sûr du calcul, encore moins.

L’économie use et abuse des constructions, pures créations de la pensée dont l’existence dépend de l’esprit d’un économiste, aussi taré soit-il.

La pauvreté, par exemple, est une construction. Chacun définit la pauvreté, ou le seuil de pauvreté, comme il l’entend. Au Chili, par exemple, ils ont défini un panier alimentaire de base :

Sa valeur est de 19,103 pesos [19€] pour les zones urbaines et de 14,720 pesos [14€] pour les zones rurales (octobre 2000). Cela signifie que si une famille a un revenu par habitant inférieur à la valeur d’un panier alimentaire de base, elle est considérée comme indigente. Si le revenu par habitant se situe entre la valeur d’un et de deux paniers, la famille est considérée comme pauvre. Si le revenu par habitant est supérieur à la valeur de deux paniers alimentaires de base, la famille est considérée comme non pauvre.

Elle est pas belle, la science économique ?

Il en va de même pour l’inflation. Avant de la calculer, en admettant que ce soit possible, il est nécessaire de la définir. C’est là que ça se complique :

Inflation : Processus économique causé par un déséquilibre entre la production et la demande ; il entraîne une hausse continue des prix de la plupart des produits et services, ainsi qu’une perte de la valeur de l’argent pour pouvoir les acquérir ou les utiliser.

Si cette définition vous semble idiote, ne vous inquiétez pas, il y a pire :

L’inflation, en économie, est l’augmentation généralisée et soutenue des prix des biens et des services sur le marché pendant une période donnée, généralement un an. Lorsque le niveau général des prix augmente, chaque unité monétaire permet d’acheter moins de biens et de services.

Ainsi donc, l’inflation est un processus qui entraîne une hausse des prix. Et vous Béotiens, qui pensiez que l’inflation , C’EST la hausse prix. Ainsi donc, l’inflation provoque la hausse de certains ou de tous les prix (c’est selon…), de manière continue ou sur une période donnée (ça aussi, c’est selon…), en veillant, dit la deuxième définition, à ce que soient concernés les « biens et services existant sur le marché », puisque ceux qui n’existent pas encore ne comptent pas. Génial : ces gens-là sont vraiment des petits génies.

Le meilleur de tout ça vient à la fin : l’inflation produit « une perte de valeur de la monnaie » ou, pour simplifier les choses afin de ne pas plonger dans des profondeurs abyssales, une réduction de votre pouvoir d’achat.

La question se corse, on l’a déjà dit. Vous n’imaginez pas à quel point.

Question : est-ce le prix des biens qui augmente, ou le pouvoir d’achat de l’argent qui diminue ? ou les deux ? Je vous laisse y réfléchir quelques minutes. Bonne chance ! La monnaie est, pour ainsi dire, l’étalon de mesure. Vous ne pouvez pas utiliser la monnaie pour évaluer la monnaie. La « valeur » de la monnaie est donc déterminée par rapport aux marchandises qu’elle peut acheter, marchandises dont la valeur est mesurée par la monnaie… (si vous avez le mal de mer, prenez un antinaupathique…).

Quelles sont les causes de l’inflation ? « Le déséquilibre entre la production et la demande ». La solution est donc simple : faire comme le Gosudárstvenny Komitet po Planírovaniyu en URSS : planifier la production d’un côté et la demande de l’autre, de manière à ce qu’il y ait un équilibre (le succès du Gosplan est bien connu). Mais cela ressemble à ce que les juristes appellent une contradictio in terminis.

Tout l’échafaudage néolibéral – le-marrrché-libbbre – repose sur le modèle fascinant de l’offre, qui permet à chacun de produire librement n’importe quelle marchandise, comme, combien et quand il le souhaite, en supposant que l’offre crée la demande. Nous devons cette dernière « Loi » à mon compatriote Jean-Baptiste Say (1767-1832), et elle est connue sous le nom de Loi des Débouchés ou Loi de Say, selon laquelle il ne peut y avoir de déséquilibre.

« En économie, la loi de Say est un principe attribué à Jean-Baptiste Say qui stipule que la demande est déterminée par la production, et que seule la production permet de générer de la demande : plus on produit de biens, plus il y aura de biens qui constitueront à leur tour une demande pour d’autres biens ».

Au vu de quoi… le déséquilibre – c’est-à-dire l’inflation – vient d’où, papa ?

(vous avez peut-être remarqué au passage que le discours écholalique sur la croissance vient en droite ligne des idées géniales de Jean-Baptiste Say…).

Pendant la Révolution française, Say était un Girondin, c’est-à-dire un homme d’affaires, une sorte d’entrepreneur en quête de fortune, bref, un « progressiste », une qualité qui mérite d’être enseignée dans les cénacles d’économie jusqu’à aujourd’hui (si vous achetez du sucre Beghin-Say, vous consommez un produit hérité de sa famille).

Dans son Traité d’économie politique (1803), Say a exposé ce que j’ai déjà raconté. Pour Say, la monnaie n’a aucun impact sur le niveau de production, ce qui, pour le « déséquilibre » que l’inflation est censée générer, est fatal. Pour Say, la monnaie n’est qu’un voile derrière lequel se cachent les transactions. L’augmentation du volume de la monnaie en circulation, au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour assurer l’échange de biens et de services, n’a aucun impact sur l’économie : elle ne fait que générer de l’inflation.

Cela semble plus raisonnable. Voyons voir. Si la production globale est de 100 unités, et que 100 unités monétaires sont émises, chaque unité monétaire représentera une unité de production. Si la BC émet 1 000 unités monétaires… chacune d’entre elles ne représentera que 1/10 d’une unité de production. Arithmétique simple, deuxième année d’école primaire ou doctorat en économie.

C’est là que les « monétaristes » se sont emparés du sujet pour inventer la panacée qui tue l’inflation : restreindre « l’offre de monnaie », ou de crédit, ce qui revient au même, et réduire ainsi la demande. C’est pourquoi les banques centrales augmentent les taux d’intérêt. Clair comme de l’eau de roche.

Clair ? Augmenter les taux d’intérêt équivaut à augmenter le prix de l’argent… la définition même de l’inflation. Pour lutter contre l’inflation, les BC génèrent de l’inflation. N’importe quel économiste vous l’expliquera en 40 secondes chronométrées, en faisant passer les fondements du néolibéralisme par les amygdales du sud, pauvre Jean-Baptiste Say !

Que pendant des années et des années, les BC aient fait exactement le contraire de ce qu’elles prêchent, que la FED et la BCE aient maintenu les taux d’intérêt à 0% pendant des décennies, que les deux BC aient émis des milliers de milliards de dollars et d’euros sans garantie pendant des lustres sans même le début du commencement des prémisses menant à un soupçon de ce qu’elles appellent inflation… aurait intrigué Jean-Baptiste Say. E vous ?

La vérité est que, pour mesurer ce qu’ils ne peuvent pas définir, les économistes ont inventé la notion de « taux d’inflation ». Ils ont ensuite défini l’outil permettant de la mesurer : un groupe de produits censé représenter la consommation typique d’un ménage. Une autre construction. Mais il y a un petit détail :

Au XVIIIe siècle, le marquis de Condorcet (1743-1794) a postulé qu’il n’existe pas de fonction de choix collectif indiscutable permettant de traduire les préférences individuelles en préférences sociales. Ensuite, Kenneth Arrow (1921-2017), Prix Nobel d’économie 1972, en a fourni la preuve mathématique dans ce que nous connaissons sous le nom de théorème d’impossibilité d’Arrow.

Arrow a montré qu’il n’existe absolument aucun système qui assure la cohérence des préférences, si ce n’est un système dans lequel la fonction de choix collectif coïncide avec le choix d’un seul individu, appelé le dictateur.

Ainsi, pour mesurer le « taux d’inflation », une notion inventée, les économistes utilisent un instrument inventé : l’IPC, ou indice des prix à la consommation. Consommateur de quoi ? Au Chili, ils calculent l’évolution du prix d’un « panier de base », rempli de produits qui feraient vomir une famille affamée du Sahel.

Que voulez-vous… Je n’aime pas le nutella, je ne fume pas, je vomis les hot-dogs, je me fous du succédané de café, le poulet en plastique et le chinchard en boîte me donnent de l’érysipèle, le fromage Gauda [variante chilienne du gouda néerlandais] et même le Gauda original me menacent de septicémie etc. Quant au vin, je bois peu, j’évite les piquettes de bougnat et je n’accepterais qu’un Don Melchor de Concha y Toro, au moins un Lapostolle Cuvée Alexandre de Colchagua.

Quelques initiés vous diront que NON, pas le « panier de base» qu’il existe un autre groupe de produits et de services mieux loti, qui comprend les voitures Lamborghini, les vacances sur la Riviera italienne, le béluga à la cuillère, quelques nuits au Georges V à Paris, le steak Angus, le homard à volonté et deux ou trois autres bricoles, mais dans tous les cas, c’est la même chose : il n’existe pas de fonction de choix collectif indiscutable qui permette de traduire les préférences individuelles en préférences sociales.

Si bien que pour savoir ce qu’est l’inflation et comment la mesurer, il vous faudra repasser plus tard. Patience.

“On note aussi une inflation des protestations : il faut chaque fois protester plus pour obtenir moins”
El Roto, Espagne

Luis Casado

Original: El retorno de la inflación (¿Se había ido?)

Traduit par Fausto Giudice

Source: Tlaxcala le 24 décembre 2021