LANCEMENT DU PROGRAMME “LES ENTRETIENS SOLIDAIRES”
🎥 Premier numéro avec Marco Teruggi, journaliste et sociologue, spécialiste de l’Amérique Latine.
Au programme :
• Manifestations en Colombie
• Argentine
• Élections au Pérou
Entretien avec Marco Teruggi transcription en français
Bonjour à tous et toutes, bienvenus à notre programme « Entretiens solidaires ».
Notre objectif est d’encourager le dialogue et le débat stratégique, politique et intellectuel au service des aspirations populaires et de jeter les bases d’un monde plus humain.
Comment pouvons-nous faire cela ?
Notre espace d’entretiens est une tentative crédible de produire un dialogue propice dans un monde de moins en moins compréhensible et confronté à une temporalité fragmentée par la pauvreté, l’inégalité, l’exclusion et les agressions impériales. Nous voulons promouvoir des regards différents, émancipateurs et propices à la communication entre les peuples d’Amérique latine et des Caraïbes, d’Asie, d’Afrique et d’Europe, avec une exigence intellectuelle adaptée aux singularités de l’environnement de notre Grande Patrie et l’approche d’une Europe solidaire et respectueuse de l’autodétermination des peuples.
En donnant la parole à des personnalités du monde scientifique, politique et culturel, à des combattants sociaux, nous entendons mettre en lumière des critères et des points de vue divers afin d’envisager la totalité des questions politiques, culturelles et environnementales dans un espace de dialogue.
Cette approche éditoriale s’accompagne de nombreuses initiatives qui introduisent le contenu des Entretiens Solidaires dans le paysage de la recherche, des médias et de la prise de décision. S’adressant initialement aux hispanophones et aux francophones et conçu à partir de différentes positions, Entretiens Solidaires tente de contribuer au débat et au rapprochement avec les acteurs et les processus émancipateurs qui se construisent dans la Grande Patrie, en Asie, en Afrique et en Europe, pour œuvrer à la construction d’un monde de paix et de justice.
Michel Mjujica (MM) : Nous accueillons aujourd’hui Marco Teruggi (MT)dans notre première émission.
Marco Teruggi est né à Paris en 1984 où il a vécu jusqu’en 2003, date à laquelle il a décidé de s’installer en Argentine, pays d’origine de sa famille. Une fois installé à La Plata, il a été actif dans des organisations de défense des droits de l’homme et des mouvements populaires. Il a étudié la sociologie à l’université nationale de La Plata. En 2003, après avoir obtenu son diplôme, il s’est installé à Caracas, où il a travaillé comme chroniqueur au ministère du pouvoir populaire pour les communes, et au ministère de la culture. Son dernier livre, Lo que Chávez sembró, testimonios desde el socialismo comunal (Editorial Sudestada) est sorti en septembre 2015. Auparavant, il a publié son premier recueil de poèmes, Siempre regreso al pie del árbol (El Colectivo), et en 2014, Días fundados (coedité par Puño y Letra et Editorial El Perro y la Rana, Venezuela), qui fait partie de l’anthologie de poésie La Plata spoon river (Libros de la Talita Dorada), et Crónicas de comunas, donde Chávez vive (La estrella roja, Venezuela). Actuellement, Marco Teruggi travaille pour Sputnik et Pagina12, un journal argentin à large diffusion nationale.
MM : Premier sujet.
Tu es argentin, tu es né en France, terre vers laquelle tes parents ont émigré suite à la dictature militaire argentine, pays de naissance du Che ; tu as vécu en Argentine pendant les présidences des Kirchner ; tu es né à Paris en 1984, en France, tes parents ont vécu sous les deux présidences de François Mitterrand ; tu visau Venezuela depuis 2013, comment tu comprends la situation actuelle des luttes des mouvements d’émancipation et quel est ton regard sur le Venezuela aujourd’hui ? Bienvenue,Marco.
Comme tu viens de voir, nous avons fait un résumé rapide de ta biographie, mais en gros, comment tu peux te présenter, comment tu peux répondre à la question « qui est Marco Teruggi » ?
Bienvenu, Marco.
Marco Teruggi (MT) : Bonjour Michel, bien, merci pour l’invitation, très agréable de pouvoir discuter de tant de sujets que tu as ouvert, de la France au Venezuela, à l’Argentine, comment je me définirais et ce que je fais et essaie de faire aujourd’hui, je dirais que je suis un sociologue et un journaliste. Sociologue de formation universitaire et journaliste de métier, lorsque j’ai réalisé mes premières chroniques sur les expériences des communes.
J’ai fait ma première chronique sur les expériences des communes, puis, sur le plan personnel, je te dirais qui je suis, disons, un parcours complexe à la recherche d’une identité, d’une histoire, non seulement personnelle mais historique. Je suis en train d’écrire un essai, par exemple, sur la situation en France et je me rappelais ma jeunesse dans les années 1990, comment c’était, comment nous étions, cette époque si complexe ici, où la chute de l’Union soviétique, le mur de Berlin, qui n’est qu’à 1000km de Paris, le tournant néolibéral, le tournant qu’a été la présidence de Mitterrand à partir de 1981, comment nous avons grandi là-bas, cette époque si différente de celle de l’Argentine, disons.. ; Bien que les années 80, en termes généraux, aient été peut-être la décennie charnière dans le monde parce que c’était la décennie de l’ouverture néolibérale, un processus très différent de ce qui s’est passé en Argentine, parce qu’il y avait une dictature et que c’est précisément elle qui a ouvert les portes du néolibéralisme, très différent du processus français, où le premier Mitterrand qui a été le gouvernement le plus à gauche de l’histoire, peut-être même l’un des plus à gauche … Alors l’histoire des années 80 et 90 a été très différente de celle de l’Argentine. Puis l’histoire des années 80 et 90 au Venezuela avec le Caracazo et l’émergence de Chavez. Ensuite, j’essaie de dialoguer, de tirer des conclusions communes lorsque je le peux de ces expériences. Ma tentative est de la raconter, de l’expliquer dans cette période très complexe, il semble que, si les années 80 ont été une période charnière mondiale, je me demande si cette période actuelle que nous vivons de l’intérieur, n’est pas aussi une autre période charnière où nous passons par une autre étape, difficile à caractériser avec précision, mais déjà dans laquelle nous sommes et comme toutes les périodes, très récente et très grande et dans ce cas mondiale, il est difficile de la mesurer avec précision.
(MM) : Eh bien, il y a une question qui nous concerne, c’est que j’ai été presque 7 ans à la tête de la mission diplomatique du Venezuela ici en France, et j’ai été touché surtout sous le gouvernement du président Macron, de regarder de nombreuses actions et décisions politiques, en politique étrangère, qui ont grandement favorisé les actions de la droite vénézuélienne et surtout, une droite vénézuélienne anti-démocratique et anti-souveraine et aussi au moment où Juan Guaido se proclame sur une place publique comme président par intérim du Venezuela, également un soutien immédiat, je n’oublie pas à ce moment-là par Twitter du président Donald Trump, je pense que 20 minutes plus tard ou moins de 20 minutes, le président du gouvernement espagnol, Pedro Sanchez a fait la même action et immédiatement ainsi que le président Macron. Depuis cette époque jusqu’à aujourd’hui, peut-être ces derniers temps avec l’arrivée du président Alberto Fernandez, il semble y avoir un virage intéressant, une nuance intéressante dans la politique envers le Venezuela, l’Amérique du Sud et les Caraïbes de la part du président Macron, il faut le voir. Nous avons également vu comment la figure du président Nicolás Maduro Moros a été diabolisée, ce sont des éléments qui m’intéressent beaucoup et aussi, il y a un tournant important dans les politiques économiques qui ont été données au Venezuela, en grande partie en raison des sanctions unilatérales et extraterritoriales développées par les États-Unis depuis la présidence d’Obama jusqu’à aujourd’hui. Cependant, les changements politiques et économiques qui se sont produits, sont extrêmement différents de ceux vécus entre 1999 et 2013, que penses-tu de tout cela ?
(MT) : Eh bien, ce serait deux questions, n’est-ce pas ? Premièrement, la figure de la révolution bolivarienne à l’étranger. Je crois que Chavez avait une dimension non seulement latino-américaine, profondément tiers-mondiste, même si c’est un mot que je n’aime pas. Mais c’était une figure politique qui rayonnait dans de nombreux pays, je pense aux pays du Moyen-Orient, par exemple. Mais dans le cas de l’Europe, dès le début, il a été lu avec une certaine réticence pour diverses raisons. Dans le cas de la France, c’est que la politique française regarde peu vers l’Amérique latine. Ensuite, il existe une sorte d’imaginaire selon lequel chaque grand homme politique, chaque grand président est en quelque sorte quelqu’un de suspect. Et en général, en croisant les deux choses, je pense que, par exemple, en étant ici en France, si on voit ou si on va étudier l’histoire des 25 dernières années de l’Amérique latine, 25 ans d’histoire avec beaucoup d’expériences populaires de gouvernement, de mouvements sociaux, de construction d’organisations, etc. Il y a très peu de choses que l’on voit en France. Donc, en croisant les différentes choses, disons que laFrance et en général de l’Europe vers l’Amérique latine, ils ont une position subordonnée aux États-Unis, ça ne me surprend pas alors qu’ils reconnaissent Juan Guaido comme président intérimaire comme ils disent. Et en général, il serait étrange que l’Union européenne ou les pays membres de l’UE aient, disons, une forte dissonance concernant la politique de pays clés en Amérique latine du point de vue des États-Unis, comme c’est le cas du Venezuela. Le plus probable est que lorsque les événements évolueront avec plus de nuances de la part de certains gouvernements européens, je pense au gouvernement espagnol, peut-être, mais en termes de ligne générale, il serait surprenant qu’il y ait une position totalement contraire de la politique européenne de ce qui se fait depuis Washington, que d’une part, cela implique plusieurs choses dès la présidence fictive de Guaido, qui est absolument ridicule, ce serait presque comme une caricature, une personne qui dit par un zoom qu’il est président du pays avec un drapeau vénézuélien, cela semble grotesque si ce n’était pas pour le résultat dramatique.
Ensuite, la politique de reconnaissance ou non des élections, il n’y a pas eu une telle reconnaissance lors des élections passées, nous devons voir si cela se produit lors des prochaines élections des maires et des gouverneurs en novembre.
Ensuite, sur la question du blocus économique, un peu de ce que vous disiez sur la question économique, les États-Unis ont un blocus féroce), centralement si on regarde, on trouve l’application des sanctions depuis 2014, si on veut chercher le moment des sanctions ouvertes sur PDVSA, la colonne vertébrale de l’économie vénézuélienne, ce serait en 2017.
L’Union européenne a pris des sanctions à l’encontre d’un certain nombre de fonctionnaires et d’anciens fonctionnaires qui n’affectent pas l’économie entre guillemets. Dans tous les cas, l’Union européenne ne condamne pas le blocus économique.
Ce blocus économique conditionne l’économie vénézuélienne, disons qu’il ouvre un exercice très complexe, comment expliquer la situation économique actuelle : s’explique-t-elle par le blocus, s’explique-t-elle par les décisions prises par le gouvernement de Nicolás Maduro, s’explique-t-elle par les matrices historiques de l’économie vénézuélienne ?
La question est la suivante : comment expliquer cette situation ?
Ce qui est clair, c’est qu’avec un blocus économique, il est très difficile de reconstruire l’économie. Premièrement, arrêter la chute de l’économie. La détérioration structurelle de l’économie vénézuélienne qui a perdu les ¾ du PIB qu’elle avait en 2013.
Pour arrêter cette détérioration structurelle, des investissements, du système éducatif, et puis que faire face au blocus ?
Il y a plusieurs réponses, disons, en tout cas, une réponse qui me semble très importante : l’ouverture aux capitaux privés, qui me semble être la réponse dominante.
Est-ce que, s’il y a une solution à la crise, cette solution passe par des investissements privés nationaux et étrangers, en leur permettant de venir au Venezuela, est-ce qu’il est probable qu’après que le Venezuela ait perdu les 3/4 du PIB qu’il avait en 2013, des pertes dans les investissements, dans le système éducatif, etc. cela puisse se faire avec un blocus ? En tout cas, une réponse qui est en train d’être expérimentée me semble être la réponse dominante : s’il y a une solution à cela, cette solution est de s’ouvrir au capital privé, l’État n’a pas pu, l’expérience de l’organisation populaire n’a pas pu, la seule idée possible est à travers l’investissement national et étranger et générer un nouvel horizon qui permet aux entreprises étrangères de venir au Venezuela, c’est probablement l’issue, évidemment, c’est un tournant de l’horizon. … Je pense, et je termine là-dessus, que certaines personnes considèrent que c’est quelque chose de nécessaire mais que ce n’est pas la voie à suivre, et d’autres personnes considèrent que c’est la voie à suivre parce que la transition précédente n’a pas fonctionné, parce que les tentatives de transition n’ont pas fonctionné, et ce que nous devons faire maintenant, c’est une stabilisation internationale avec le secteur privé international et national, qui s’est formé pendant ces années de chavisme. Cela ne signifie pas qu’un autre type de politique n’est pas maintenu en dehors de cet espace dominant, mais les politiques de nationalisation, d’un État fort ont été abandonnées et je pense que c’est là que je me rapproche, certaines personnes considèrent que c’est quelque chose de nécessaire mais que ce n’est pas la voie à suivre, et d’autres personnes considèrent que c’est la voie à suivre.
En d’autres termes, une entreprise étrangère qui vient au Venezuela risque de se voir imposer des sanctions par les États-Unis. Cela explique évidemment le changement d’horizon qui favorise l’investissement en capital privé en termes fiscaux, en termes de droit, en termes de demande et de taxes. Cela ne veut pas dire qu’un autre type de politique n’est pas maintenu en dehors de cet espace dominant, mais l’horizon principal me semble être lié à cela et cela implique que les avancées qui ont été faites en termes de politiques de nationalisation, de politiques d’État fort, vont être touchées, et que cette stratégie va céder. Je pense qu’il y a…certaines personnes qui considèrent que c’est quelque chose de nécessaire mais que ce n’est pas la voie à suivre et d’autres personnes considèrent que c’est la voie à suivre parce que l’État de transition n’a pas fonctionné et qu’il est nécessaire de stabiliser les entreprises internationales et ce que nous devons faire maintenant, c’est une stabilisation internationale avec le secteur des affaires privé et national qui s’est formé pendant ces années de chavisme.
Jusqu’à la minute 13.12
(MM) : Bien, merci, oui… Un chemin difficile qui ne sera pas encore au clair. Passons à la Colombie. Depuis plusieurs semaines, de terribles affrontements ont lieu en Colombie. Que se passe-t-il en Colombie ? Quelles sont les clés pour comprendre les manifestations massives qui ont lieu dans les principales villes de ce pays ?
Quant au Pérou, à quelques jours du second tour des élections générales de 2021 qui opposera Pedro Castillo à Keiko Fujimori le 6 juin, plusieurs instituts de sondage ont publié leurs résultats et le dénominateur commun est la diminution, apparemment, de la distance entre les deux candidats à la présidence.
Quelle est ton opinion sur les tendances politiques et idéologiques qui sont présentes dans la figure des deux candidats ?
Jusqu’à la minute 14.09
(MT) : Commençons par la Colombie. Nous devons faire un rappel historique. Il y a eu de grandes manifestations, très importantes, l’année dernière et en 2019, qui ont été fortement réprimées, je me souviens de cela, on a appelé ceci, le massacre de Bogota. Et ce qui apparaît aujourd’hui, c’est la continuité de ce cycle, qui s’est ouvert, que c’est un cycle intéressant que plusieurs personnes en Colombie suggèrent que ce que nous avons est l’émergence d’un nouveau sujet politique, un sujet qui est jeune, urbain et exclu des marchés du travail formels, un sujet post-Santos et Farc, qui a fait irruption dans l’arène politique, dans un pays qui est absolument inégalitaire et avec une violence politique structurelle (15’02).
L’année dernière, en Colombie où l’uribisme gouverne, il y a eu 91 massacres et cette année, si je ne me trompe pas, il y en a déjà 36. L’uribisme est l’expression d’un processus politique qui a institué une sorte d’État articulé avec le para-état, la parapolitique et le paramilitarisme, structurellement aligné sur les États-Unis et dans le cas particulier d’Uribe avec Donald Trump. Uribe a fait campagne l’année dernière pour la candidature de Donald Trump. En 2020, il y a ce sujet, cette mobilisation, quis’exprime avec une grande force, et il y a la réponse automatique de l’uribisme, actualisée pour cette nouvelle situation, mais avec une forte répression policière, une militarisation et des forces de police. Le gouvernement recule sur certains points clés comme la réforme fiscale qui a été le point d’origine des mobilisations, la réforme de la question de la santé, mais cela ne parvient pas à arrêter ce qui a commencé à se développer dans les rues, d’une manière, je pourrais dire, identique à ce qui s’est passé au Chili comme événement vindicatif concret, qui dans le cas chilien était l’augmentation du prix du métro, et dans ce cas, en Colombie, c’est la réforme fiscale, ouvre les portes à un processus de mobilisation beaucoup plus large qui déborde la demande initiale et aussi la répression du gouvernement colombien s’est intensifiée et a appelé encore plus de gens dans les rues. Nous devons voir comment cela évolue, dans les sondages Gustavo Petro est en tête. Gustavo Petro est la principale figure, dirions-nous, du progressisme colombien, il y a un espace unitaire qui tente de se créer et les attaques centrales des médias et de la droite politique portent sur la figure de Gustavo Petro. Il sera celui qui réussira, disons, à capitaliser sur les protestations et nous devons voir… puisque beaucoup de gens me disent que ceux qui protestent ne se sentent pas identifiés à un politicien, un va-et-vient de toute cette mobilisation. Là, quelque chose s’est ouvert, quelque chose s’est brisé, il me semble, et l’uribisme est l’histoire d’une traînée de morts. Regardez la série télévisée « Matarife », ce sont des courts métrages sur qui est Uribe, ce qui est fait avec une violence qui enferme ce même processus, je pense, est une violence absolument terrifiante.
Dans le cas du Pérou, la situation est très différente, j’y étais en novembre de l’année dernière car en novembre le président Martín Vizcarra a été destitué par le parlement, accusé de corruption. Martín Vizcarra avait remplacé Kuczynski et lorsque Vizcarra a été démis de ses fonctions, Merino a pris la présidence pendant cinq jours, et il y a eu une grande mobilisation populaire qui l’a contraint à démissionner, et cette mobilisation a eu pour résultat malheureux l’assassinat de deux jeunes gens.
Mérino a démissionné et la mobilisation s’est calmée. Il y a plusieurs choses, le Pérou est l’un des processus les plus décomposés de la politique latino-américaine. Depuis les années 90, vous prenez tous les présidents depuis Fujimori, qui a représenté un processus dictatorial et autoritaire similaire dans son soutien populaire à celui d’Uribe en Colombie … Vous prenez tous les présidents jusqu’à aujourd’hui et ils ont tous des cas de corruption au moins, Fujimori a beaucoup d’autres cas.
Il y a une forte tension, une dispute, un affrontement entre le législatif et l’exécutif, un pouvoir judiciaire absolument délégitimé, par une grande partie de la société qui, lors du coup d’État, comme on l’a caractérisé l’année dernière, s’est lavé les mains et n’est pas intervenu dans ce qui se passait.
Un néolibéralisme très aiguisé, c’est-à-dire que le Pérou est le paradigme d’une économie qui croît et au fur et à mesure que le produit intérieur brut croît, on voit cette idée du modèle réussi comme celui du Chili, on voit les chiffres de la macroéconomie qui avance, et on voit la société devenir de plus en plus inégalitaire et il y a quelques expressions de la gauche qui se développent, d’une part, Veronica Mendoza, qui avait eu de bons résultats aux élections passées, s’accorde avec l’agenda progressiste de la gauche actuelle : rédaction d’une nouvelle constitution, le droit à l’avortement libre, sûr et gratuit. Elle n’a pas obtenu le résultat escompté lors de ces élections et le candidat qui a surpris les sondages, sauf ces derniers jours où il était en première place, est Pedro Castillo, un candidat qui est un enseignant de l’intérieur du pays, rural, président de son syndicat, qui est le plus important du Pérou, Il vient des expériences des patrouilles paysannes et d’un parti à trajectoire marxiste qui s’est allié à Veronica Mendoza pour les élections présidentielles du 6 juin, selon les sondages il est en tête, il y a différents sondages avec des intentions différentes, en tout cas il est en tête de tous les sondages et il affronte, ni plus ni moins, Keiko Fujimori, la fille d’Alberto Fujimori, président dans les années 90, elle revendique publiquement son père. C’est un phénomène très intéressant parce que beaucoup de gens qui ne voteraient pas pour Fujimori vont voter pour elle parce que face à Castillo, à cause d’une campagne de l’opposition qui le traite de terroriste, de communiste, de chaviste, etc., etc., etc. Beaucoup de voix qui ne voteraient pas pour Fujimori vont aller pour elle, avec elle, comme dans le cas paradigmatique de Vargas Llosa, et aussi beaucoup de voix du côté de Castillo parce que Fujimori est devant lui. Ils sont comme deux pôles très opposés et ce que je me demande, et je n’ai pas la réponse, c’est : si Pedro Castillo gagne les élections du 6 juin, vont-ils simplement le laisser assumer la présidence ? Personne ne sait.
Ce qui est intéressant, c’est que Castillo a la capacité de mobiliser dans les rues et dans ce type de scénario, c’est très important.
(MM) : Merci, j’espère qu’il va gagner, comme on dit en Algérie, Inchallah.
Ces 15 et 16 mai, le Chili vient d’élire les 155 membres de la Convention constitutionnelle de la République – qui seront chargés de modifier la Constitution actuelle -, d’élire également les maires et conseillers des 346 municipalités et 16 gouverneurs régionaux… quel est l’enjeu des résultats de ces élections et pourquoi est-il important pour l’avenir d’une nation fortement sous tension et en proie à de profonds antagonismes sociaux, politiques et ethniques ?
(MT) : Je pense que nous pourrions imaginer un scénario à cinq temps et que nous en serions actuellement au troisième temps.
La première fois, c’était le soulèvement qui a commencé en octobre 2019, comme je l’ai déjà dit, c’était un soulèvement, une révolte, c’est l’un des processus de mobilisation les plus soutenus que j’ai mémoire, nous parlons de plus d’un an avec la capacité de soutenir la rue, c’était le début.
Le deuxième moment a été l’année dernière, lorsque la modification de la Constitution rédigée par Pinochet a été approuvée par une majorité écrasante. La constitution de la dictature et cela est donné par la convocation de la constituante.
La troisième fois, c’est l’élection qui a eu lieu il y a quelques jours, où cette Convention a été élue alors que sa majorité est composée de forces de gauche et indépendantes, en tout cas.
La quatrième fois sera l’élection présidentielle de novembre, et la cinquième fois sera le plébiscite de sortie, comme on dit, où le texte de la nouvelle constitution devra être avalisé contresigné.
Jusqu’à présent, les résultats ont été plus favorables, même, je pense, plus favorables que certaines prédictions, car il y a eu des résultats dans l’assemblée où le parti communiste et la liste du Frente Amplio ont obtenu un bon vote, le parti socialiste avec ses alliés historiques de la Concertación a eu un mauvais résultat, Il y avait une forte présence d’indépendants et beaucoup d’entre eux sont de gauche, et la droite n’a pas atteint 1/3, et pour être en mesure d’opposer son veto à une proposition, elle a besoin de plus de 1/3 comme convenu, elle peut faire des alliances pour y parvenir, mais pas toute seule, elle ne peut pas le faire, ce qui représente une très grande défaite.
Dans les mairies, il y a eu de très bons résultats pour la gauche, les mairies de Santiago, Valparaiso et Viña del Mar, par exemple. Et il y a un processus unitaire face aux élections de novembre avec des élections primaires que le Parti Communiste et le Frente Amplio auront, qui garantiront l’unité interne entre des secteurs importants, il arrivera avec les résultats immédiats de l’élection de la Convention Constituante, des mairies et des gouvernorats, avec la poussée du mouvement dans les rues et avec une opportunité historique de disputer la présidence du Chili, simultanément, avec un débat et une nouvelle constitution et de se débarrasser du symbolique-factuel de l’un des principaux héritages de Pinochet, une constitution absolument néolibérale où même l’eau est privatisée.
Je pense qu’il y a des événements en cours de développement, vraiment historiques et hors de tout pronostic et que personnellement je pense que c’est un des points où nous devons avoir plus d’analyse et, en particulier, il faut en tenir compte pour les élections de novembre.
(MM) : Pour terminer, passons à l’Argentine, l’Argentine comme nous le savons est une grande nation avec un passé récent, je veux dire 20, 30, 40 années très douloureuses et surtout entre la période de 1976 à 1983, cette junte militaire argentine, la dictature militaire, aussi appelée le processus d’organisation nationale, ce fut une dictature terrible, une dictature qui a officiellement pris fin le 10 décembre 1983 avec un processus électoral qui a institué un gouvernement démocratique…. Mais avant cela il y avait le gouvernement d’Isabel Perón et d’un secteur très à droite du péronisme et il y avait lesorcier Lopez Rega, et à La Plata et je cite tarubrique publiée dans le magazine Anfibia : « … chaque 24 novembre, lorsque c’est un nouvel anniversaire de l’attaque de la maison de la 30e rue à La Plata, il y a des jeunes, des musiciens, des poètes, des mères, des grands-mères, des militants, des mouvements populaires devant la place…» Marco Teruggi, neveu de Diana, la mère de Clara Anahí Mariani Teruggi, assassinée lors de l’attaque, reconstruit la mémoire de sa famille dans les dernières minutes avant l’assaut de la Task Force de l’armée et affirme que le nom du bébé de trois mois qui a disparu ce jour-là, est aujourd’hui une recherche collective et même dans ton Twitter dans le profil, tu fais mémoire de ce moment, qui a été une période extrêmement difficile et qui ne doit jamais être oublié. Je pense que pour clore ce sujet, il est important de souligner que des circonstances similaires, se sont produites dans de nombreux pays d’Amérique latine et il peut également se reproduire … comme c’est le cas aujourd’hui en Colombie.
(MT) : Oui, eh bien, je dirais deux choses principales. En premier lieu, effectivement, il y a le cas de ma famille, ma tante qui s’appelait Diana, elle était une Montonera, elle était dans une imprimerie clandestine et cette imprimerie a été bombardée dans une opération de plus de 300 personnes, membres des forces conjointes, publiques, en plein jour, avec des chars. Là, ils l’ont assassinée avec quatre compagnons et ont volé ma cousine qui avait 3 mois et jusqu’à ce jour, nous la recherchons, elle s’appelle Clara Anahí (Clara Anahí Mariani Teruggi).
En second lieu, il s’agit d’un fait individuel mais aussi d’un fait absolument collectif, disons que l’histoire de ma famille est l’histoire de nombreuses familles. L’histoire de Clara Anahi est l’histoire de nombreux enfants qui n’ont pas encore été retrouvés et dont l’identité n’a pas encore été rétablie. Donc, c’est là, disons, je pense que c’est ce qui est le plus caractéristique de l’Argentine, pas seulement le type de répression et la figure de la disparition systématique qui a été mise en œuvre comme une forme de terreur et de génocide. Le mouvement des droits de l’homme qui s’est créé, la force de la légitimité qu’il a obtenue et l’immense politique de la mémoire qui existe en Argentine, qui, je crois, n’a pas seulement à voir avec les avancées dans l’ordre des procès qui ont été faits, mais pour dire que dans la dispute pour le récit, pour la dispute historique pour savoir ce qui s’est passé, on est arrivé à une solidarité qui dit qu’il y a eu une dictature civile-militaire, qui a pratiqué le terrorisme d’État, qui a fait un génocide et qui a fait disparaître 30 000 personnes de manière planifiée dans des centres de concentration et de torture. Et cela n’a pas été inversé par la droite, disons, le gouvernement de Macri a essayé de regagner du terrain de manière très maladroite, je dirais d’une certaine manière, très cruellement seulement, mais en général disons que la revendication est plus solidaire et multigénérationnelle.
Aujourd’hui, dans les mobilisations du 24 mars, date à laquelle on commémore l’anniversaire du coup d’État, vous trouverez des enfants de 5 ou 6 ans jusqu’à des personnes de 70, 80, 90 ans. Donc, là, il y a un «choro político », c’est une arrière-garde, c’est une base, c’est, disons, une victoire qui a été obtenue qui est très importante. Dans le cas du Chili, c’est totalement différent, là, par exemple, le courant est ouvertement pinochetiste et personne ou presque ne revendique ce qui s’est passé, en tout cas, on essaie de faire un autre type de discours. Je pense que là, la question de la mémoire, du passé, de l’appropriation et de la reconstruction des récits, est centrale, disons, pour pouvoir penser le présent et se projeter dans l’avenir. Ainsi, la question de la famille et de la recherche est une question profondément douloureuse, mais en même temps, je crois que la construction, disons, de la mémoire en Argentine a réussi à donner à cette terreur fondée dans l’État de manière planifiée et aujourd’hui, la possibilité de parler de la mémoire depuis un autre endroit, non seulement depuis le lieu de la tragédie ou de la revendication politique de ceux qui ont milité dans les années 60 et 70, mais aussi depuis la possibilité actuelle de vivre cela avec des passions joyeuses, comme dirait Spinoza, et pas seulement des passions tristes, si c’est ce qu’il semble, ce qui est quelque chose, pour moi, de merveilleux en Argentine.
(MM) : Merci, il y a deux questions pour terminer : la première est quel message peux-tu envoyer à nos camarades d’Europe, d’Amérique latine et des Caraïbes et aussi aux camarades asiatiques et africains. Quel message d’espoir en ce moment, de profonds changements politiques qui se produisent dans tous les domaines mais dont nous ne savons toujours pas où ils vont, où l’incertitude joue un grand rôle ?
(MT) : Eh bien, je pense que c’est le moment, pour dire quelque chose qui est évident d’une crise de multiples façons, disons, je commence par quelque chose de négatif, peut-être, un secteur de la droite a été en mesure d’interpréter très justement la crise et ses conséquences, je pense à ces nouvelles ou anciennes formes de droite, Je pense à ces droites extrêmes ou néo-fascistes comme ici en France et elles ont des bases de consolidation dans beaucoup de pays, mais je pense aussi que cette situation est une immense opportunité pour ceux qui ont un programme, une politique et un agenda de transformation progressiste, disons, il y a beaucoup de débats, il y a des sociétés très mobilisées. Maintenant, la question ou le défi est de savoir comment la gauche parvient à travailler dans ce scénario, si l’on voit la carte des trois dernières années, il y a eu des mobilisations contre le néolibéralisme ou le statu quo contre cette inégalité dans de nombreux endroits… la gauche a des stratégies, a la capacité de remettre en question les discours, oui ou non, et comment on le voit, comment structurer une stratégie pour travailler dans ce scénario, de plus en plus complexe parce que le capitalisme a un processus d’accélération de ses mutations vers les sphères financières et les nouvelles formes de précarité du travail, etc, etc. Mais c’est aussi une possibilité de développer de grands agendas progressistes anti-néolibéraux, donc il me semble qu’il y a là une grande possibilité de trouver les formes, les discours, les instruments, les programmes, les types d’intervention politique pour travailler dans ces moments.
(MM) : Merci, Marco, nous te remercions beaucoup car c’est notre première émission d’Entretiens Solidaires.
(MT) : Une grande accolade et merci beaucoup pour l’interview.
(MM) : Merci, merci…
▪️Un programme animé par Michel Mujica, ancien ambassadeur du Venezuela en France
▪️Chaque mois, des nouveaux invités apporteront leur regard sur l’actualité et les enjeux géopolitiques du moment.
▪️Suivre le programme sur YouTube : https://m.youtube.com/channel/UCriwZbsfD1qyCgVWIc_wp-A
Edité par María Piedad Ossaba
Traductions dispobles: Español