Un volcan de colère à Sidi Bouzid : le berceau de la révolution tunisienne réclame toujours justice

C’est une colère ancienne et renouvelée, qui se traduit par des manifestations qui parcourent Meknassi, Menzel Bouzayane et Sidi Bouzid.

Dans sa modeste maison de la ville de Menzel Bouzayane, dans le gouvernorat de Sidi Bouzid , berceau de la révolution tunisienne dans le centre-ouest de la Tunisie, Turkia, qui  a plus de 70 ans, évoque le statut de sa ville, qui s’est soulevée il y a dix ans contre la marginalisation et l’exclusion, avant de conclure que « rien n’a changé « . Turkia assure à Al-Arabi Al-Jadid qu’elle reçoit 180 dinars par mois (= 60€, 66 $) à titre de subvention aux familles nécessiteuses pour les soins et les dépenses. Elle se plaint que cette subvention n’a pas changé depuis des années, malgré le coût de la vie monté en flèche et les conditions de vie difficiles, notant que le statut des groupes vulnérables et des classes populaires n’a pas connu de changement, mais est plutôt en déclin constant.

La colère règne toujours à Sidi Bouzid. Photo Yassin Qaidi / Anadolu

La situation à Menzel Bouzayane (qui est à 73 kilomètres du chef-lieu de la wilaya) n’est pas très différente  de celle de Sidi Bouzid, Meknassy, Regueb et Aouled Hafouz, Bir El Hafey, al-Mazzouna, Jilma et Ceballa Ouled Asker, car la plupart de ces zones marginalisées sont toujours oubliées, ce qui a fait que les protestations ne s’y arrêtent pas, comme une roue en mouvement perpétuel ou comme un volcan qui ne s’est pas éteint, ou quoi refuse de le faire.

Le mouvement populaire ne s’est pas éteint à Sidi Bouzid, berceau de la révolution tunisienne. Bien que 10 ans se soient écoulés depuis que Mohamed Bouazizi s’est immolé et que la première étincelle de la révolution a éclaté, les revendications populaires pour le développement et l’emploi n’ont pas été satisfaites. Aujourd’hui, jeudi, les habitants de Sidi Bouzid commémorent le dixième anniversaire de la révolution, et il y a des souhaits et des revendications qui ne se sont pas concrétisés. C’est une colère ancienne et renouvelée, qui se traduit par des manifestations qui parcourent Meknassi, Menzel Bouzayane et Sidi Bouzid. Parfois, c’est la voix des chômeurs et des marginalisés qui s’élève, et parfois celles des travailleurs urbains (titulaires de contrats de travail temporaire) et tous les travailleurs se révoltent pour le droit à la subsistance et à la dignité, et pour les revendications exprimées en décembre 2010 par le slogan : « Travail, liberté, dignité nationale» . Mais l’espoir demeure et le mouvement se poursuit.

Kamal Soleimani, un travailleur journalier de Sidi Bouzid, a déclaré à Al-Arabi Al-Jadid que la situation n’a pas changé par rapport à ce qu’elle était en 2011, comme si le temps s’était arrêté à Sidi Bouzid, ce qui explique qu’il y ait un grand mécontentement face à la situation, car les problèmes sont toujours les mêmes. Soleimani explique qu’il travaille dans le domaine de l’entretien des arbres, mais il ne trouve pas d’opportunité d’emploi permanent dans ce domaine, notant que ce qui lui fait mal, c’est le retour sur scène d’un certain nombre de vieilles gueules de l’ancien régime.

Soleimani explique que la jeunesse de Sidi Bouzid souffre du chômage, et espère toujours, malgré la longue attente, que des concours de recrutement pour la fonction publique seront ouverts, mais les années passent, et la vie avec, sans que s’ouvre aucune perspective pour eux. Il dit avec un soupir que la seule nouveauté pour lui était qu’après son mariage, et en raison de la mauvaise santé de sa femme, il a obtenu un carnet de soins pour bénéficier des services de santé. Sa plus grande ambition, c’est la possibilité d’avoir une petite boutique pour faire vivre sa famille, mais il n’a pas pu obtenir un petit prêt ou un simple financement, après que les autorités et la plupart des associations ont refusé de l’aider.

Abdelhalim Hamdi, membre de la Coordination nationale des mouvements de protestation et de la Coordination « Haremna »* à Sidi Bouzid, a déclaré à Al-Arabi Al-Jadid que de nombreux projets sont alloués à la région dans les budgets de l’État chaque année, depuis le déclenchement de la révolution jusqu’à aujourd’hui, mais que ces projets n’ont pas trouvé le moyen d’être mis en œuvre sur le terrain, ce qui indique que les programmes de développement n’ont pas rendu justice à Sidi Bouzid, car cette région a été victime d’un projet de développement raté, et étant une région agricole, elle a subi un ‘épuisement massif de la nappe phréatique. Cependant, poursuit Hamdi, ces programmes ont continué à adopter la même approche et de nombreuses communes souffrent encore de pénurie d’eau potable et de pauvreté. Ce militant de la coordination souligne que les travailleuses du secteur agropastoral vivent dans des conditions difficiles et subissent fréquemment des accidents du fait des mauvaises conditions de transport, estimant que, « au lieu de prendre soin d’elles et de leur fournir des moyens de subsistance plus appropriés, on recherche toujours des solutions irréalisables ».

Mohamed Bouazizi sur la façade du bureau de poste de Sidi Bouzid. Le texte dit : “La révolution de la liberté et de la dignité, 17 décembre 2010-Le martyr”. Photo Angus Mcdowall/Reuters

Hamdi note que les chiffres fournis par l’Observatoire social du Forum tunisien des droits économiques et sociaux sur les protestations sociales révèlent clairement que Sidi Bouzid est parmi les premiers lieux pour le fréquence de manifestations, et la raison en est que les habitants sont fatigués des promesses. Le désespoir prévalait à certaines périodes, mais il s’est rapidement transformé en colère, surtout contre la classe politique, qui n’a rien offert à la région.

Hamdi raconte qu’une délégation ministérielle s’est rendue dans la région il y a deux ans, où elle a promis de régler le dossier immobilier, mais rien ne s’est passé depuis cette visite, indiquant que les plans de développement sont entravés par l’impuissance et l’hésitation. En outre, la situation sanitaire se dégrade, et l’épidémie de Coronavirus a révélé la fragilité du système local de santé. La demande des habitants de création d’un hôpital universitaire est restée sans suite et, dit Hamdi, sans le dispensaire militaire mobile, l’impact du Coronavirus aurait été encore pire.

Hamdi ajoute que la première pierre d’une cimenterie avait été posée, mais que celle-ci n’a jamais été ouverte. On a aussi parlé d’une autre usine à Menzel Bouzayane, mais n’y en a aucune trace à ce jour. Il explique que ce qui a été réalisé dans la région, ce sont quelques petites usines, mais elles n’ont pas apporté grand-chose en termes d’exploitation des richesses naturelles de la région et par conséquent Sidi Bouzid est restée parmi les gouvernorats avec les taux de chômage, de pauvreté et de marginalisation les plus élevés.

Un membre du Comité de coordination de Sidi Bouzid confirme que le mouvement ne s’est pas arrêté dans le gouvernorat depuis 2011, car le régime est tombé sans que cela s’accompagne d’un changement de niveau de la structure économique, qui était une des raisons de la révolution, vu que la population était descendue dans la rue pour réclamer un changement de régime dans l’espoir de changer sa situation. Il ajoute que les mouvements de protestation sont récemment retournés dans la rue, bien qu’il s’agisse de manifestations pacifiques, mues par la foi des manifestants dans la recherche et l’obtention de leurs revendications et droits. Hamdi rappelle que la région est connue historiquement pour avoir eu le plus grand nombre de résistants du mouvement national, qui s’est battu contre les colonialistes français, et donc que Sidi Bouzid est une province militante, ce qui signifie que ce mouvement se poursuivra et ne s’apaisera pas, d’autant plus que la région possède de vastes terres et d’importants potentiels en agriculture. . Selon lui, ce n’est que si le programme de développement est modifié et orienté vers l’exploitation des richesses dont jouit Sidi Bouzid que le bien commun l’emportera. Il explique qu’en dehors des célébrations officielles du 17 décembre, la commémoration sera une date pour renouveler l’alliance avec colère, et lancer des slogans appelant à la réalisation des objectifs de la révolution.

De son côté, le ministre de la Formation professionnelle et de l’Emploi, et député de Sidi Bouzid du mouvement Ennahda, Noufal Jamali, a déclaré é à Al-Arabi Al-Jadid que les conditions dans le gouvernorat ne sont pas très différentes de celles de leurs homologues du reste du pays, soulignant que Sidi Bouzid a connu certaines améliorations du niveau des infrastructures, mais les crises sociales et économiques, telles que le chômage et la perturbation des projets de développement, ont persisté, et ces problèmes sont en fait communs à la plupart des gouvernorats, ce qui signifie que Sidi Bouzid, malheureusement, n’est pas une exception.

Malgré cela, Jamali considère que la révolution tunisienne a apporté de nombreux points positifs, notamment qu’elle a apporté la liberté et la démocratie, mais il y a encore des lacunes et des faiblesses majeures en termes de rendement social et économique, soulignant la nécessité de trouver des solutions rapides et radicales aux problèmes en suspens. Le député tunisien reconnaît que la période actuelle est difficile et que la crise sanitaire l’a compliquée. Il reconnaît également que bon nombre des revendications légitimes de la population de Sidi Bouzid n’ont pas encore été satisfaites, mais quelques pas ont été faits avec la loi de finances (budget) pour l’année 2021 et la loi n° 38 (Emploi des chômeurs de longue durée), mais des efforts supplémentaires doivent être faits pour garantir que les habitants de Sidi Bouzid sentent que la révolution, tout comme elle leur a apporté la liberté et la démocratie, apportera des solutions au niveau économique.

Malgré tout cela, Jamali croit toujours que le chemin pris après la révolution reste meilleur qu’avant, car il est devenu possible de parler des problèmes lorsqu’ils se présentent, et de manifester pour exiger une réforme de la situation, considérant qu’un grand nombre de problèmes sont structurels et sont causés par des accumulations d’avant la révolution. Enfin, il rappelle, à cet égard, que quiconque exprimait son opinion, avant la révolution, était destiné à la prison, mais la nouvelle constitution a accordé aujourd’hui aux Tunisiens, où qu’ils se trouvent, le droit de manifester et d’exprimer leurs préoccupations, et c’est la norme de la démocratie, a-t-il conclu.

NdlT
Haremna : « Nous avons vieilli », allusion à une phrase prononcée par un Tunisien interviewé par Al Jazeera en janvier 2011, devenue virale et entrée dans l’histoire : « haremna min ajli hatihi allahdhati atarikhiya » (Nous avons vieilli pour vivre ce moment historique)

Basma Barakat بسمة بركات

Original: بركان غضب في سيدي بوزيد: مهد الثورة التونسية تريد إنصافها

Traduit par Tafsut Aït Baamrane تفسوت أيت باعمران

Traductions disponibles : Español 

Source: Tlaxcala, le 17 décembre 2020

http://tlaxcala-int.org/upload/gal_21691.jpg

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