Essentiels maintenant, déportables plus tard : les travailleurs agricoles sans papiers aux USA

La crise a forcé l’administration Trump à reconnaître officiellement l’existence d’un vaste groupe vital de travailleurs sans papiers. C’est maintenant indéniable, et cette concession va déclencher une quelconque réaction.

Felipe De la Hoz

Les travailleurs agricoles sans papiers du pays se retrouvent actuellement dans la position du chat de Schrödinger dans sa boîte. Aux yeux du gouvernement, ils sont à la fois illégitimes, une menace malvenue à contenir et à exciser, et une main-d’œuvre d’une importance vitale dont le travail fait partie des quelques piliers qui soutiennent une société qui, de façon inquiétante, est proche de l’effondrement total. À un moment donné, une fois que la posture de crise se sera calmée, nous devrons regarder dans la boîte et voir quelle perception l’a emporté.

Récolte de concombres en Virginie

Alors que le nouveau coronavirus a fait rage dans tous les USA, il a consommé nombre des mythes fragiles de la nation sur l’expérience nationale commune et a exposé les vérités rigides qui se trouvent en dessous. Les personnes de couleur meurent en nombre disproportionné pour toutes les raisons prévisibles du racisme systémique dans les soins de santé et l’économie ; la plupart des travailleurs du secteur des services ne peuvent se permettre aucune perte de revenus, sans parler des mois inconnus d’un marché du travail désintégré ; et l’ensemble du système de production alimentaire dépend des travailleurs sans papiers qui risquent leur santé pour continuer à travailler. Non seulement ces travailleurs ne restent pas chez eux, mais ils travaillent dans des conditions activement propices à l’infection, récoltant parfois les cultures à proximité les uns des autres avec un accès limité aux équipements de protection individuelle et aux congés maladie.

Mais dans un revirement acerbe du destin, ces travailleurs reçoivent maintenant des lettres de leurs employeurs les informant que leur travail a été jugé « crucial » par le ministère de la Sécurité intérieure : le même ministère qui regroupe l’Immigration et LES douanes (ICE) et les douanes et la protection des frontières (CBP), les deux agences chargées de l’application toujours plus agressive et indiscriminée des lois sur l’immigration.

Ces lettres sont conçues pour permettre à ces travailleurs de transiter librement entre leur domicile et leur travail sans se laisser piéger par les ordonnances locales de confinement ou d’autres mesures de lutte contre la pandémie. Pourtant, elles n’offrent aucune protection officielle de la part de la Sécurité intérieure elle-même, qui a certifié que ces travailleurs sont essentiels sans leur accorder de sursis particulier. C’est une tension malsaine : une main se tend en signe de gratitude, et l’autre attend, prête à lui passer les menottes.

La question est de savoir quand cela se terminera – que fera l’État ? Après avoir été pris dans son mensonge, contraint de reconnaître enfin sa dépendance totale à l’égard des personnes qu’il a passé tant de temps et d’énergie à minimiser, à traquer, à emprisonner et à éliminer, va-t-il se relâcher ? Ou se montrera-t-il plus dur, déterminé à ne plus jamais avoir à faire un tel aveu ?

L’une des caractéristiques d’une pandémie est qu’elle oblige à une certaine consolidation du pouvoir et de la surveillance de l’État. C’est, dans une certaine mesure, nécessaire pour une menace qui peut se propager rapidement à travers les régions et qui exige une réponse centralisée et décisive. Il y a un argument en faveur, par exemple, de laisser le gouvernement tracer la contagion avec des données anonymes de localisation téléphonique.

Le problème est que le pouvoir ne laisse presque jamais une bonne crise se perdre et ne se soucie guère de tirer la ligne en cas de nécessité. En Hongrie, le Premier ministre Viktor Orbán – un homme qui reflète le nationalisme anti-immigrés et la haine des médias de Donald Trump, et que Trump lui-même a un jour appelé son « jumeau » – a achevé son projet de plusieurs années visant à mettre fin à la démocratie en obtenant de son parlement qu’il lui donne le pouvoir de gouverner par décret, qu’il limite ses propres pouvoirs législatifs et qu’il suspende les prochaines élections, tout cela sous le prétexte de lutter contre le coronavirus.

C’est un exemple extrême, mais il est clair que nous sortirons de ce moment avec un état de surveillance beaucoup plus robuste qui s’attardera après que le danger existant se sera dissipé et une population fatiguée et choquée qui exigera des garanties que cela ne se reproduira plus, ou du moins sera mieux géré. Pensez à la dernière fois où de nombreux USAméricains se sont sentis aussi vulnérables sur leur propre sol : immédiatement après le 11 septembre, lorsque le Congrès et l’administration Bush ont accéléré l’adoption du PATRIOT Act, une expansion de la surveillance aux proportions ahurissantes, sans pratiquement aucun examen ou contribution du public.

Pour un autoritaire en herbe, confronté à une élection imminente dont la signature, l’enjeu animant, a été un profond dégoût des immigrants, s’en prendre aux sans-papiers s’avérerait sûrement une occasion tentante à la fois de fléchir ses muscles exécutifs et de jeter de la viande fraîche à sa base. Il n’est pas difficile d’imaginer que la Maison Blanche (ou Stephen Miller en particulier) puisse considérer que la pandémie a démontré la folie de faire appel à des travailleurs en situation irrégulière pour assurer des fonctions essentielles, et que c’est même une question de sécurité nationale d’éliminer les « étrangers illégaux » des rangs des essentiels.

Certains des outils centralisés qui auront été développés pour lutter contre l’agent pathogène pourraient facilement être redéployés au service d’une répression généralisée contre ceux qui, quelques semaines auparavant, étaient du personnel essentiel. Le suivi téléphonique, dans un pays qui est aujourd’hui encore largement à l’arrêt, permettra d’enregistrer les travailleurs agricoles qui se rendent dans les champs et les entrepôts, puis rentrent chez eux. L’utilisation des données des téléphones portables pour l’application des lois sur l’immigration n’est pas un fantasme de science-fiction ; l’ICE les utiliserait déjà dans ses opérations d’arrestation et d’expulsion, et rien ne les empêche de développer cette pratique. La Maison Blanche tente déjà d’affaiblir la protection de la vie privée pour les informations relatives à la santé, qui pourraient finalement se retrouver entre les mains des forces de l’ordre. Ces capacités élargies pourraient contribuer à lever l’un des plus grands obstacles au ciblage des immigrés sans papiers : le manque général de données de qualité sur eux de la part du gouvernement.

Si les travailleurs sans papiers appartiennent à une classe marginale usaméricaine en temps normal, la situation sera encore pire, car ils sont frappés par le craquement de l’économie et n’ont pratiquement pas accès à l’aide et à l’assistance liées à la pandémie. Sur une liste déjà très limitée de puissants champions au sein du gouvernement et de la société, combien en restera-t-il une fois que quelque vingt millions d’USAméricains licenciés auront réintégré le marché du travail à l’unisson ? Il y a de fortes chances que, lorsque la fumée se dissipera, les travailleurs qui ont nourri ce pays à l’époque où il en avait le plus besoin se retrouvent meurtris et seuls, leurs contributions cruciales étant facilement mises de côté lorsque l’administration, flairant le sang, se rapproche.

Des immigrants sans papiers sont escortés jusqu’à la frontière mexicaine pendant l’Opération Wetback (Dos mouillés, 1955), la plus grande déportation massive de travailleurs sans papiers de l’histoire des USA : 1,3 million de personnes furent alors déportées (Photo Loomis Dean/The LIFE Picture Collection/Getty Images)

Bien sûr, il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi. Cette validation des contributions des sans-papiers, en temps de crise, pourrait ouvrir la voie à une reconnaissance plus large de l’appartenance, de la citoyenneté au sens classique et peut-être même au sens juridique.

Dans le cadre de sa « guerre » contre le virus, par exemple, le Portugal a décidé d’accorder temporairement les pleins droits de citoyenneté à toutes les personnes dont la demande d’immigration est en cours, estimant qu’il était finalement préférable pour la santé publique que chacun affronte l’ennemi commun sur un pied d’égalité. Il s’agit d’une mesure provisoire, mais qui reconnaît le point fondamental selon lequel le virus ne reconnaît certainement pas les distinctions que nous nous imposons entre migrant, résident et citoyen.

Le coronavirus est accompagné d’une certaine reconnaissance du rôle fondamental des travailleurs agricoles sans papiers dans la sécurité alimentaire des USA. En décembre dernier, la Chambre a adopté un projet de loi spécifiquement consacré à l’octroi d’un statut et à l’établissement d’une voie vers la citoyenneté pour environ trois cent vingt-cinq mille travailleurs agricoles sans papiers. Elle a recueilli le soutien de vingt-cinq républicains, une preuve étonnante de soutien à un Congrès qui se déchire violemment pour s’entendre sur le financement des fonctions gouvernementales de base.

Une partie du soutien bipartisan provient sans aucun doute du lobbying de l’industrie agroalimentaire, qui a compris depuis longtemps qu’elle avait besoin de main-d’œuvre immigrée pour maintenir l’industrie à flot, et qui obtient des concessions importantes, comme une expansion troublante des programmes de travailleurs invités avec peu de protections pour les travailleurs agricoles temporaires. Pourtant, il est révélateur que si les propriétaires d’exploitations agricoles industrielles et les collectifs et syndicats de travailleurs agricoles ont des intérêts fondamentalement divergents, ils sont au coude à coude lorsqu’il s’agit de saisir le caractère indispensable de la main-d’œuvre en grande partie clandestine.

Le président a plus d’autorité directe sur l’immigration que dans presque tous les autres domaines de la politique intérieure usaméricaine. Des décennies de législation et de contrôle judiciaire ont conféré à cette fonction des pouvoirs étendus et discrétionnaires, que le président a utilisés pour libérer complètement les organismes chargés de l’application des lois sur l’immigration. Mais il possède également le pouvoir plénier de mettre fin à l’application de la loi contre tout groupe de personnes de son choix et d’accorder des droits supplémentaires à de larges pans de la population sans papiers, comme le programme DACA l’a fait pour les Rêveurs (Dreamers).

La crise a forcé l’administration Trump à reconnaître officiellement l’existence d’un vaste groupe vital de travailleurs sans papiers. C’est maintenant indéniable, et cette concession va déclencher une quelconque réaction.

Il y a deux trajectoires claires : nous pouvons attendre qu’ils nous aident à traverser l’une des plus graves catastrophes de l’histoire usaméricaine récente, puis les jeter aux loups. La calamité elle-même a fourni des outils plus précis que jamais pour cibler les travailleurs sans papiers, et nos dirigeants ne risquent pas d’en subir de grandes répercussions. Ou bien nous pouvons dire merci et nous mettre au travail pour reconstruire notre société, ensemble.

Quand vous avez eu besoin de nous, ça a été le “Bracero Program”, et quand c’était fini, ça a été l’Operation Wetback”

Felipe De La Hoz

Original: Essential now, deportable later: Undocumented agricultural workers in USA

Traduit par Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Traductions disponibles : Español 

Source: Tlaxcala le 26 juin 2020

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