« Une manière commode de faire la connaissance d’une ville est de chercher comment on y travaille, comment on y aime et comment on y meurt », écrit Albert Camus dans les premières lignes de La Peste.
Oran, la ville laide de ce remarquable roman, est aujourd’hui New York, ou Paris, ou Bogota, ou Medellin. Cette ville algérienne dos à la mer est acquiert une actualité troublante dans la pandémie universelle qui nous confine et nous submerge. Les rats qui commencent à l’envahir sont plus qu’une métaphore de la maladie, de la décadence et de la mort.
La edición de 1962, ilustrada por Edy-Legrand
Le roman de l’écrivain algéro-français, publié en 1947, incarne aujourd’hui l’urgence planétaire, les instabilités humaines face à une menace invisible, alarmante et meurtrière. Les rats d’Oran, aujourd’hui, avec la présence du coronavirus, sont peut-être plus redoutables que ces rongeurs qui ont une longue histoire et une présence active dans les pestes asiatiques, européennes et africaines de siècles passés, dans les fléaux médiévaux, dans la dévastation de Londres au XVIIe siècle, et ces rats sont peut-être représentés aujourd’hui par les rongeurs de la politique, du pouvoir, de ceux qui ont transformé la terre en un terrain de chasse pour les transnationales et autres entités prédatrices.
Ces rats dans la splendide œuvre de Camus (même si pour Vargas Llosa il s’agit d’un roman médiocre) sont peut-être aujourd’hui une représentation de ceux qui dominent le monde. Pourquoi pas ? Là, dans ces rongeurs qui pullulent soudainement dans cette ville arabe, qui doit être fermée à cause du fléau de la peste, se trouve peut-être l’incarnation contemporaine des Trump, des Bolsonaro, des mandarins chinois, du grand manitou russe, des maîtres de la planète agressée.
Comme dans ce roman, nous sommes aujourd’hui prisonniers de la peste. Nous sommes soumis à ses attaques, à sa présence mortelle, à sa capacité de modifier tout ordre. Et, de plus, on peut voir comment le pouvoir semble aussi tirer parti de l’urgence. Et non seulement il peut décréter l’état de siège (comme dans la fiction de Camus), mais il peut aussi se vautrer dans ses positions de commandement. Pour protéger ceux qui tiennent le manche, ceux qui ont la « balle » (banques, entreprises, clubs de patrons…).
Les pandémies, comme celles que nous subissons, sont une des puissants pour maintenir le contrôle, augmenter la surveillance, établir de nouveaux dispositifs pour se perpétuer. Le roman de Camus est une sorte de revue des fléaux d’hier et d’aujourd’hui. Une lumière sur la façon dont le temps, lors d’un fléau comme celui qui se produit à Oran, ne peut être que le temps présent. La mémoire ne compte pas. Il n’y a pas de passé. « Sans mémoire et sans espoir, ils s’installaient dans le présent. À la vérité, tout leur devenait présent. Il faut bien le dire, la peste avait enlevé à tous le pouvoir de l’amour et même de l’amitié. Car l’amour demande un peu d’avenir, et il n’y avait plus pour nous que des instants. »
« Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres », écrit Camus « Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus ». Et l’un des pris au dépourvu est le docteur Bernard Rieux, le protagoniste de La Peste, qui connaît les trente grandes pestes de l’histoire, mais celle-là, dans laquelle des milliers de rats vont mourir, ainsi que des chiens, des chats et beaucoup d’hommes, l’a pris avec son « froc baissé », comme on dirait en langage populaire.
Ce roman, qui aujourd’hui, avec la pandémie, est à nouveau lu partout et, bien sûr, a de nouveaux lecteurs, est une approche non seulement de la vulnérabilité et de la fragilité humaine, mais aussi de son monde instable et précaire. Les grands malheurs, on le voit, sont monotones. « Rien n’est moins spectaculaire qu’un fléau ». En fait, une peste enferme, effraie et peut, comme dans ce roman, permettre la création d’un journal exclusif pour donner des nouvelles de l’épidémie, mais elle n’est pas faite pour le spectacle.
La peste, lentement et sûrement, fait son travail de sape. Elle sera au centre et à la périphérie. Elle va balayer ici et là. Elle répandra la peur et déstabilisera les systèmes, les volontés, les croyances. On avait dit au Dr Rieux, en pleine catastrophe, qu’il n’avait pas de cœur, mais il en avait un. « Il lui servait à supporter les vingt heures par jour où il voyait mourir des hommes qui étaient faits pour vivre ».
En ces temps de pandémie, nous avons probablement appris quelque chose sur la façon dont on vit et meurt dans une ville, une région, un pays. Comment les travailleurs de la santé sont piétinés et comment l’information est manipulée. La faiblesse de nos systèmes de santé et la façon dont les pouvoirs publics profitent des pestes pour se maquiller et se shampouiner.
Le Dr Rieux a écrit un témoignage en faveur des victimes de la peste, un rappel de l’injustice et de la violence, et il a clairement indiqué que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais. De nombreuses horreurs hantent encore l’homme.
Reinaldo Spitaletta
Original: La peste ayer y ahora
Traduit par Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي
Source: Tlaxcala, le 19 mai 2020