Burkina Faso
Première partie de l’entretien avec Boureima Ouedraogo, journaliste d’investigation et directeur du journal Le Reporter au Burkina Faso. Propos recueillis par Jérôme Duval.
Le journaliste Boureima Ouedraogo dirige le journal Le Reporter, une publication qui a rejoint l’environnement médiatique du Burkina Faso il y a 12 ans, un pays où le secteur jouit d’une certaine indépendance vis-à-vis des intérêts partisans. Ouedraogo aborde les derniers rebondissements de l’affaire Norbert Zongo, ce journaliste assoiffé de justice sociale, assassiné il y a un peu plus de 20 ans pour avoir voulu révéler les affaires de corruption proches du pouvoir de Blaise Compaoré, le président renversé en 2014 après 27 ans à la tête du pays. Ce dernier est suspecté d’être impliqué dans l’assassinat, en 1987, du président Thomas Sankara et son petit frère François Compaoré est accusé d’être le commanditaire de l’assassinat de Norbert Zongo… Dans cette interview, Ouedraogo évoque l’histoire de son média, dépeint plus largement l’état de la presse au Burkina Faso et la demande d’éclaircissements sur le meurtre de Zongo, un pionnier du journalisme d’investigation dans le pays. Dans une seconde partie de cet entretien à paraître prochainement, Boureima Ouedrago reviendra sur l’affaire Thomas Sankara et le terrorisme qui sévit au Burkina Faso.
Boureima Ouedraogo, pouvez-vous nous présenter le journal Le Reporter ?
Le Reporter est un journal bimensuel d’information générale, créé en juillet 2007 par deux journalistes venant du journal Le Pays et un avocat intéressé par le travail que nous faisions. Nous avions alors ressenti la nécessité de créer notre propre espace afin de pouvoir traiter l’information en toute liberté et indépendance, conformément à nos convictions de ce que devrait être le métier de journaliste. Dans un pays comme le Burkina Faso, le journalisme d’investigation n’était pas suffisamment présent, et nous pensions utile d’aborder certaines questions non traitées par les quotidiens. Au regard des exigences de plus en plus fortes en terme de gouvernance vertueuse, il était bienvenu de nous impliquer davantage pour mettre à la disposition des citoyennes et citoyens des informations sur l’action publique, ses limites et ses dérives.
Bien sûr, nous étions sous le régime de Blaise Compaoré 1, pas vraiment adepte de la bonne gouvernance… S’aventurer dans un tel contexte pouvait s’avérer risqué. Mais nous pensions que suite à l’assassinat de Norbert Zongo – le premier journaliste d’investigation au Burkina Faso avec son journal L’Indépendant – , et à la mobilisation qu’il avait engendré, il ne viendrait pas à l’esprit d’un gouvernant de toucher à un journaliste. Le pouvoir pouvait créer les conditions pour qu’on ne puisse pas avoir les moyens économiques d’exercer notre métier, mais nous ne pensions pas qu’il pouvait aller jusqu’à l’élimination physique. Nous étions tous animés par la volonté de contribuer à la transparence de l’action publique, de susciter une prise de conscience citoyenne, car nous avions le sentiment d’avancer vers un accaparement de l’État et de ses ressources, par le clan Compaoré. Il fallait faire en sorte que les citoyennes et citoyens puissent davantage se mobiliser contre l’instauration d’une monarchie de fait au Burkina Faso, et nous pensions que nous pouvions contribuer en tant que journaliste à ce combat en lançant notre mensuel. Nous fonctionnions uniquement grâce aux recettes des ventes, nous n’avions aucune insertion publicitaire. La périodicité mensuelle implique une seule vente dans le mois pour assurer les salaires, le loyer et les charges de fonctionnement (imprimerie, etc), c’était trop difficile et nous nous sommes transformés, deux ans après, en bimensuel pour des raisons économiques évidentes. Aujourd’hui, nous sommes quatre journalistes permanents, plus des collaborateurs externes, et une équipe d’administration chargée de la gestion quotidienne, de la distribution, de la comptabilité et du secrétariat.
Quelle est la diffusion du journal Le Reporter ?
Nous tirons en moyenne entre 5 000 et 6 000 exemplaires dans tout le pays, et nous atteignons parfois les 7 000 exemplaires, en fonction de l’actualité. Dans le contexte burkinabè, cela fait parti des meilleurs tirages.
Le Burkina Faso est doté d’une presse libre et de qualité, parfois virulente avec le pouvoir. Un tel constat dénote avec la réalité d’autres pays de la région. Pourquoi un tel contraste ?
Contrairement aux autres pays de la région, le Burkina Faso a échappé à la presse des partis politiques, depuis le retour de l’État de droit dans les années 1990. Contrairement à un pays comme la Côte d’Ivoire, où les partis politiques créent leurs journaux, ici les journaux de partis politiques n’ont pas prospéré, malgré diverses tentatives en ce sens. L’opinion burkinabè n’est pas intéressée par l’analyse partisane de l’actualité, ou l’éloge des acteurs politiques. Au contraire, des journalistes de la fonction publique ont créé leurs journaux ou des radios, en toute indépendance, sans que cela soit suscité par des partis ou des organes politiques.
La presse privée burkinabè a été progressivement alimentée par des journalistes indépendants qui ont estimé nécessaire de se doter de leurs propres structures, ou de migrer vers les organes privés afin de s’exprimer sans être tenus par la contrainte de faire l’éloge du gouvernement au quotidien. Très vite, les médias privés se sont plus ou moins émancipés des partis politiques. Avant l’affaire Norbert Zongo, cette relative indépendance était plus ou moins réservée, parce que les journalistes, même indépendants, avaient peur du pouvoir, ce qui débouchait sur une forme d’auto-censure. Excepté quelqu’un comme Norbert Zongo, qui a estimé n’avoir d’autres choix que de créer son journal, L’Indépendant en 1993, pour être réellement indépendant et s’exprimer librement. Pendant près de cinq ans, Norbert Zongo était devenu le symbole de la lutte contre la corruption, contre l’impunité des crimes économiques et la mauvaise gouvernance au pays. Quand, le 13 décembre 1998, il a été assassiné, c’était la révolte au sein de la presse. Mais, contrairement aux souhaits des assassins, au lieu de provoquer une psychose auprès des journalistes dont on avait espéré qu’ils rangeraient micro et stylo pour chanter les louanges du pouvoir, l’effet inverse s’est produit. Même les journaux ou radios qui étaient un peu réservés avant l’assassinat de Norbert Zongo, sont devenus beaucoup plus critiques qu’ils ne l’étaient avant le 13 décembre 1998. En même temps, beaucoup de collègues ont commencé à s’essayer au journalisme d’investigation pour que le sacrifice de Norbert Zongo ne soit pas vain. Certains, comme Newton Ahmed Barry ou Germain Nama, ont rejoint la rédaction de L’Indépendant après l’assassinat de Norbert Zongo pour que le journal ne meure pas. Par la suite, ils sont partis créer un nouveau journal d’investigation, L’événement, en 2002. Cinq ans après, en 2007, Le Reporter est lancé. Deux ans plus tard, c’est la naissance du Courrier confidentiel et en 2012, Mutations fait son apparition. Même si certains journaux n’ont pas survécu, on voit bien un regain d’intérêt pour la pratique du journalisme d’investigation après l’assassinat de Norbert Zongo.
Les autorités burkinabè ont émis un mandat d’arrêt international en mai 2017 à l’encontre de François Compaoré, accusé d’être le commanditaire de l’assassinat de Norbert Zongo et des trois personnes qui l’accompagnaient le 13 décembre 1998, son frère Ernest Zongo, Blaise Ilboudo et Ablassé Nikiéma. Le 5 décembre 2018, à quelques jours du 20e anniversaire de cet assassinat, la Cour d’appel de Paris accueillait favorablement le demande d’extradition vers le Burkina Faso de François Compaoré réfugié en Côte d’Ivoire avec l’aide de la France. Qu’est-ce que cela suscite pour le peuple burkinabè qui réclame depuis tant d’années « vérité et justice » dans cette affaire ? Peut-on espérer une avancée dans le dossier ?
La décision favorable de la Cour d’appel de Paris est une victoire d’étape dans le dossier Norbert Zongo. Rappelons que l’affaire avait été classée sans suite en 2006 par des juges aux ordres du pouvoir de Blaise Compaoré, pour protéger le petit frère du président. Ce n’est qu’après le soulèvement révolutionnaire d’octobre 2014 que le dossier a été ré-ouvert en 2015, et qu’un mandat d’arrêt international contre François Compaoré a été lancé en mai 2017. La justice burkinabè donne alors un signal fort quant à sa volonté de résoudre cette affaire.
Lors de la visite d’Emmanuel Macron au Burkina Faso, l’État français s’est engagé à ne pas faire obstruction à l’extradition. Si la justice française est favorable à son extradition, c’est qu’il n’est pas question de persécution politique comme ont voulu faire croire les avocats de François Compaoré. La chambre d’instruction a pris sa décision à partir d’éléments apportés par l’État et la justice burkinabè, susceptibles d’impliquer Monsieur François Compaoré dans le dossier d’assassinat de Norbert Zongo. C’est sur la base de ces éléments d’information que la chambre d’instruction a rendu sa décision favorable.
C’est pour nous une victoire. Pendant longtemps on nous a fait croire qu’on voulait atteindre le président Blaise Compaoré en cherchant à impliquer son frère François… Mais personne n’est dupe. Enfin, c’est la confirmation de toutes les enquêtes menées depuis l’assassinat de Norbert Zongo. Comme l’a conclu Reporter sans frontières au terme de ses enquêtes, Norbert Zongo a été assassiné parce qu’il menait des investigations sur la mort de David Ouedrago, le chauffeur de François Compaoré, avec une probable implication de la garde rapprochée du président Blaise Compaoré sur instigation de son frère François. L’État burkinabè avait mis en place une commission d’enquête indépendante qui a livré ses rapports le 7 mai 1999 en statuant de la même façon.
Le chauffeur de François Compaoré, David Ouedraogo, a été arrêté en décembre 1997, puis torturé et assassiné en janvier 1998 par la garde rapprochée de Blaise Compaoré pour avoir dénoncé un vol, réel ou supposé d’une vingtaine de millions de FCFA au domicile de François Compaoré. Trois éléments de la garde rapprochée, le Régiment de sécurité présidentielle (RSP) ont été condamnés lors du procès de David Ouedraogo : son chef, l’adjudant Marcel Kafando et le sergent Edmond Koama ont été condamnés à 20 ans d’emprisonnement ferme pour l’assassinat de David Ouedraogo. Le soldat Ousséini Yaro (chargé d’enfermer et de surveiller David Ouédraogo et ses compagnons), à lui écopé de 10 ans de prison ferme. Mais tous les trois se retrouvent cités comme suspects dans l’affaire Norbert Zongo. Malheureusement pour l’enquête, tous les trois sont morts. Marcel Kafando était le seul inculpé jusqu’à ce que l’on classe le dossier. Edmond Koama est mort en prison. Ousséini Yaro a bénéficié d’une grâce présidentielle de Blaise Compaoré, mais il est décédé à peine sorti de prison. On l’a peut être libéré pour pouvoir s’en occuper et l’assassiner…
Nous exigeons que François Compaoré vienne répondre de tous ces chefs d’accusation et s’il apporte les preuves de son innocence, en tant que défenseur des droits humains, nous devons nous battre pour que ses droits soient protégés et qu’il ne soit pas condamné pour le simple fait d’être le frère de l’ancien président. Mais en attendant, il doit comparaître devant la justice burkinabè.
Jérome Duval pour La Pluma, le 28 avril 2019
Source: CADTM
Entretien publié dans le journal Pour
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