À petit feu : la mort programmée du président égyptien Morsi

Le premier président d’Égypte élu démocratiquement est mort. Le 17 juin dernier, alors qu’il comparaissait devant la cour criminelle du Caire pour une énième accusation farfelue d’espionnage, Mohamed Morsi s’est soudainement effondré dans la cage des détenus, spécialement insonorisée pour les procès politiques, juste après avoir lu dans un micro -contrôlé par le juge- un discours dans lequel il contestait la régularité de son procès et demandait à rencontrer son avocat. Ses derniers mots furent à l’adresse des Égyptiens, un poème sentimental qui pourrait servir d’épitaphe sur sa tombe. 

Ni visites, ni autopsie

Selon des témoins oculaires, Mohamed Morsi est resté inanimé sur le sol de la cage durant au moins 25 minutes, sans que des médecins présents dans la salle d’audience ne soient autorisés à lui porter secours. Son décès fut constaté à l’hôpital et aucune autopsie n’a été pratiquée pour en déterminer la cause.

Ironie du sort, sa mort est survenue deux semaines à peine avant le 6ème anniversaire de sa destitution par l’armée, un an après son élection. La seule surprise vient du fait qu’il soit resté en vie aussi longtemps, malgré les conditions dégradantes et particulièrement inhumaines de sa détention, dénoncées régulièrement par Amnesty International et Human Rights Watch. Ces deux ONG et le Comité des droits de l’homme de l’ONU demandent désormais une enquête impartiale et minutieuse. Depuis son arrestation, Mohamed Morsi était en effet détenu à l’isolement total et sous haute sécurité dans l’annexe agricole de la prison de Tora au Caire ; dormant à même le sol, interdit de visite familiale -excepté deux fois en novembre 2013 et en juin 2017- et de ses avocats. Six ans d’incarcération durant lesquels l’ex-président était mal nourri, privé de soins et coupé du monde.

Refus de soins

Son état de santé s’était fortement dégradé. Morsi était atteint de diabète, de problème hépatique et d’insuffisance rénale. Il avait aussi perdu l’usage de son œil gauche. Le 8 juin 2017, l’équipe de défense de Morsi avait déposé, en vain, une plainte auprès du procureur général pour demander son transfert dans un établissement de santé privé pour examen, faisant écho aux préoccupations réitérée par Morsi lui-même lors de ses comparutions devant le tribunal en août 2015, en juin 2017 après être tombé durant deux jours dans un coma diabétique, puis encore en mai dernier. Il considérait ces privations comme une stratégie délibérée pour le tuer à petit feu. Un rapport alarmant, rendu public en mars 2018 par une commission de parlementaire britanniques, concluait d’ailleurs : « Le refus d’un traitement médical de base auquel il a droit pourrait entraîner sa mort prématurée. »

42 mots en page intérieure

À l’annonce médiatiquement étouffée de sa mort – les 42 même mots en page 3 dans les principaux journaux du pays sans que soit mentionné son titre de président-, des milliers de ses partisans se sont réunis discrètement, à travers le territoire égyptien mais aussi dans les prisons, pour faire la prière des morts, tandis que l’enterrement de Mohamed Morsi avait lieu précipitamment le lendemain de son décès -en catimini à l’aube et sous haute surveillance- au cimetière de Nasr City, et non dans sa ville de naissance comme l’avait demandé sa famille. Seule une dizaine de proches étaient présents et aucun journaliste n’a été autorisé à assister à la cérémonie.

Mohamed Morsi, né le le 8 août 1951 à Charqiya, était issu d’une famille paysanne. Il enseignait à l’université de Zagazig jusqu’en 2010, après son retour des USA où il avait poursuivi ses études. Docteur en ingénierie spatiale de l’Université de Californie du Sud en 1982, il dérochait dans la foulée un poste de professeur assistant à l’Université publique de Northridge, toujours en Californie, poste qu’il a occupé jusqu’en 1985. Parallèlement, il travaillait pour la NASA au développement des moteurs de la navette spatiale.

Morsi était devenu, pour ses partisans, le symbole de la légitimité du pouvoir renversé. Pourtant, avant son élection à la présidence, cet ingénieur affable était inconnu de la plupart des Égyptiens. Candidat « par défaut » du Parti pour la Liberté et la Justice, branche politique créé en avril 2012 par les Frères Musulmans, il en avait assuré la présidence après avoir été membre du Conseil de la Guidance, l’instance suprême de la confrérie. Avant lui, l’ombrageux mais charismatique Kheirat Al-Chater -emprisonné aussi depuis le coup d’État d’Al-Sissi- avait déposé sa candidature au nom du parti. Mais celle-ci fut disqualifiée par la Commission des élections… au prétexte qu’il avait été condamné à cinq ans prison à l’époque de Moubarak ! Auparavant, Morsi avait siégé au parlement de 2000 à 2005, après avoir été élu comme indépendant, les Frères Musulmans étant interdits d’activité politique. En 2010, il avait piloté la campagne des Frères Musulmans pour les élections législatives, annulées finalement par Moubarak qui fit procéder à l’arrestation de nombreux candidats et réprimer la confrérie.

Carlos Latuff

La cohabitation avec l’armée

Une fois président, Mohamed Morsi va tenter de s’extraire des griffes du Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA). Une semaine avant l’annonce, le 24 juin 2012, du résultat de la présidentielle, le CSFA dissolvait l’Assemblée nationale -issue du scrutin démocratique de mars 2012 et majoritairement islamiste- et s ‘arrogeait le pouvoir législatif. Morsi restaure alors le Parlement et met à la retraite, le 13 août, l’impopulaire maréchal El-Tantawi devenu ministre de la Défense, le général Sami Annan, ainsi que les principaux chefs des forces armées. Pour ce faire, il s’est saisi de l’attaque terroriste du terminal frontalier de Rafah, au cours de laquelle seize officiers et soldats ont été tués, provoquant une grande émotion populaire à travers toute l’Égypte.

Le CSFA laisse faire et désigne le général Abdelfattah Al-Sissi, chef du renseignement militaire, pour le remplacer. Morsi s’attaque ensuite à la réforme de la Constitution en proposant une série d’amendements, dont l’un vise à cantonner l’armée dans sa mission de défense de la nation, et à mettre sous contrôle civil le budget des militaires. Par un réseau d’entreprises publiques tenues par des officiers à la retraite, l’armée égyptienne est, en effet, le premier opérateur économique du pays avec des secteurs clés (agroalimentaire, distribution d’eau, BTP, énergie, tourisme, etc.). Il nomme aussi des nouveaux gouverneurs pour remplacer les militaires retraités, ou les caciques du PND, le parti dissous de Moubarak.

Tantawi mis à la retraite : Morsi à l’école d’Erdogan, par Carlos Latuff

Les tentatives d’assainissement

Dès lors, un bras de fer s’engage avec le CSFA et les partisans du régime déchu -toujours en place dans les institutions. À commencer par le Haut Conseil de la Magistrature, qui lance à l’automne 2012 une véritable fronde contre le président. L’enjeu est de taille ! Les juges forment une caste redoutée, jalouse de son indépendance et de ses privilèges, accordés par Moubarak en échange de leur collusion avec le régime. Ils se sentent menacés par la réforme de l’âge de leur départ à la retraite -60 ans au lieu de 70 ans. Morsi souhaite ainsi renouveler une grande partie des magistrats, escomptant ainsi assainir l’appareil judiciaire de la corruption, et surtout l’empêcher de nuire. Il répond aussi à une forte demande des « révolutionnaires ».

Les réponses du loup à la bergère sont fulgurantes ! L’institution judiciaire, en l’occurrence le Haut conseil constitutionnel qui a dissous le Parlement sur demande du CSFA- menace aussi d’en faire autant pour l’Assemblée constituante pluripartite chargée, depuis des mois, d’établir la Loi fondamentale, et dont les principaux partis d’opposition se sont retirés en août. Pris à la gorge, Morsi publie, le 22 novembre 2012, une déclaration constitutionnelle dans laquelle il s’attribue temporairement le pouvoir législatif et immunise ses décisions contre tout recours judiciaire.

Dans la foulée, il limoge le procureur général Abdelmagid Mahmoud, bête noire des « révolutionnaires », accusé d’avoir facilité l’acquittement, mi-octobre, de vingt-quatre dignitaires de l’ancien régime impliquées dans l’attaque sanglante de la place Tahrir au Caire, le 2 février 2011. Précédemment, six hauts officiers des services de sécurité, poursuivis pour le meurtre de manifestants, furent aussi relaxés. Ces verdicts donnèrent lieu à des manifestations dans tout le pays -à l’initiative des Frères Musulmans mais aussi du Mouvement des jeunes du 6 avril et autres groupes issus de la « révolution du 25 janvier 2011 ».

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Morsi et Al Sissi

La gauche laïque vent debout

Cette fois, les libéraux et la gauche laïque, réunis dans un Front de Salut National (FSN), s’emparent de la déclaration de Morsi et invitent les Égyptiens à manifester contre le président qu’ils accusent d’autoritarisme et d’œuvrer dans l’unique intérêt de son camp. Pour tenter d’endiguer la crise, Morsi invite les partis d’opposition à des négociations sous la médiation de l’Institut d’Al-Azhar, et propose la tenue prochaine d’élections législatives. Mais ces derniers, se sachant minoritaires, vont continuer de jouer la rue. Trois personnalités de renom, adversaires de Morsi à la présidentielle de 2012, sont à la tête du FSN : Amr Moussa, ex-ministre de Moubarak, le prix Nobel Mohamed El-Baradei, président du parti libéral El-Dostour et le nassériste Hamdine Sabahi du Parti Social-Démocrate, arrivé 3éme à la présidentielle. Seul point commun entre eux : leur aversion pour les FM et les islamistes en général. Le FSN rejette systématiquement les appels au dialogue de Morsi et envisage même de se réunir avec le CSFA pour « sortir le pays de la crise ». Les militaires, en la personne de leur porte-parole, le général Abdelfattah Al-Sissi, rejettent cette démarche.

Une logique des camps -laïques contre islamistes- transforme les alliés d’hier, unis contre la dictature de Moubarak, en adversaires irascibles. Des affrontements, qui se solderont par des morts et des dizaines de blessés éclatent les 4 et 5 décembre 2012, devant le palais présidentiel d’Ittihadiya, entre partisans et opposants au président. Ces derniers, comme en témoignera l’un d’entre eux, ont reçu l’accord discret d’agents de la police politique. De leur côté, les Frères Musulmans sont bien décidés à défendre le président issu de leurs rangs. Sous la pression de la rue, Morsi renonce finalement aux pouvoirs élargis, mais la nouvelle Constitution sera tout de même adoptée par le référendum du 25 décembre 2012 avec 64% des votants, qui constituent 33% des électeurs). Une victoire « à l’arrachée » pour Morsi, mais de bien courte durée !

Des « milices » islamistes

Début janvier 2013, vingt-et-un supporteurs du club de foot El-Masry sont condamnés à mort -des « lampistes » en place de policiers selon la vox populi– pour leur participation à des émeutes meurtrières en février 2012 à Port-Saïd, lors d’un match. Soixante-quatorze supporteurs du club cairote El-Ahly, très actifs durant la révolution, sont morts sur le stade. Cette sentence met le feu aux poudres. Durant deux mois, de violentes émeutes embrasent les villes du delta du Nil, mais aussi en Égypte du Sud. Bilan : une quarantaine de morts et des centaines de blessés. Devant l’inefficacité de la police, le président promulgue alors l’état d’urgence et des chars sont déployés dans les rues. Des photos de « miliciens islamistes » alignés devant les bâtiments officiels enflamment les réseaux sociaux égyptiens.

Dès lors, Morsi devient la cible d’une campagne médiatique d’une violence inouïe, menée par les grands journaux et télévisions privées, l’accusant de vouloir « frériser » l’appareil d’État et de réprimer les manifestants comme l’avait fait Moubarak.

La résistance de l’Etat profond

En réalité, Morsi n’a pas le contrôle du ministère de l’Intérieur dont le ministre a été imposé par le CSFA. De plus, la hiérarchie policière redoute de devoir rendre des comptes, notamment concernant les exécutions extra-judiciaires et les tortures infligées aux manifestants durant la période « révolutionnaire ». Quant à la redoutable Sûreté d’État, elle continue ses basses besognes, en relation avec l’appareil judiciaire. Difficile en effet d’imaginer la police -tous corps confondus- obéir à un président issu d’une formation combattue par elle durant des décennies ! Dans ce contexte de contestation permanente, les bureaux de la Confrérie des Frères Musulmans sont incendiés à travers tout le pays, et des incidents confessionnels sporadiques se multiplient.

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Le compte à rebours

Pour Mohamed Morsi, le compte à rebours a commencé. Le 28 avril 2013, un mouvement, Tamarod (Rébellion), fait son apparition en lançant une pétition à travers toute l’Égypte. Objectif : réunir 15 millions de signatures pour demander la démission du président. La campagne est soutenue matériellement et médiatiquement par les milieux d’affaires, dont le magnat des Télécom et du BTP Nagib Sawires -par ailleurs propriétaire de plusieurs chaînes de télévision grand public et fondateur du parti des Égyptiens libres, membre du FSN. Galvanisés par leur fulgurant succès sur fond de désastre économique, les leaders de Tamarod, lancent un appel à manifester pour le 30 juin 2013, premier anniversaire le l’investiture de Morsi. Le Front de Salut National et d’autres formations d’opposition se joignent à cet appel. Car en Égypte, comme dans d’autres pays où la culture démocratique n’est pas ancrée, tout se joue dans la rue.

En sous-main, l’État profond active ses réseaux pour une « contre-révolution ». Dès lors, le sort de Morsi et de ses partisans est scellé. Après trois jours de manifestations réunissant des millions d’Égyptiens dans les grandes villes du pays, le président est destitué par un coup d’État militaire et jeté en prison, de même que les principaux dirigeants des Frères Musulmans. Le Conseil Suprême des Force Armée, fort d’un soutien populaire savamment orchestré, vient de mettre un terme à la première tentative de transition démocratique de l’histoire de l’Égypte.

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Rabha Attaf رابحة عطاف

Fuente: Tlaxcala, 4 de julio de 2019

Publicado por Mondafrica