La Banque mondiale empêtrée dans ses contradictions à propos de la pauvreté

Ces estimations qui sont à prendre avec des pincettes vu les méthodes de calcul de la Banque indiquent néanmoins une évolution dramatique qui demande des solutions radicales et urgentes en faveur des droits humains.

Dans ses récentes publications, la Banque mondiale constate qu’en conséquence de la crise liée au coronavirus, 23 millions d’êtres humains ont augmenté les rangs des victimes de l’extrême pauvreté en 2020-2021. Elle écrivait le 2 avril 2024 : « En 2022, 712 millions de personnes dans le monde vivaient dans l’extrême pauvreté, soit 23 millions de plus qu’en 2019. » [1]

Le 15 octobre 2024, la Banque mondiale déclarait dans un communiqué de presse : « L’objectif mondial visant à mettre fin à l’extrême pauvreté — moins de 2,15 dollars par personne et par jour — d’ici 2030 est hors de portée : il faudrait trois décennies voire plus pour éliminer la pauvreté fixée à ce seuil, lequel est surtout pertinent dans les pays à faible revenu. » [2] Quel aveu d’impuissance pour une institution qui est censée contribuer à la réduction de la pauvreté dans le monde.

La vérité c’est qu’au lieu de contribuer à réduire la pauvreté, les politiques financées par la Banque mondiale et son jumeau le FMI la reproduisent et l’accentuent.
Jamais les dirigeant-es de la Banque mondiale et du FMI ne reconnaissent le rôle éminemment négatif des recettes et du modèle qu’ils recommandent voire qu’ils imposent aux pays qui font appel à leurs crédits.

Cet article vise à montrer que la Banque mondiale a tendance depuis des décennies à sous-estimer le nombre de personnes affectées par la pauvreté. Il est bon de revenir sur un événement survenu il y a plus de quinze ans lorsque la Banque mondiale a reconnu s’être trompée à propos du nombre de personnes vivant dans l’extrême pauvreté. En effet, en 2008, la Banque mondiale a reconnu avoir fait des erreurs importantes dans ses calculs concernant la situation mondiale de la pauvreté. Tout en affirmant que « les estimations de la pauvreté établies par la Banque mondiale s’améliorent grâce à des données plus fiables sur le coût de la vie », l’institution a découvert que « 400 millions de personnes de plus que l’on ne pensait précédemment vivent dans la pauvreté » [3].

La Banque mondiale mise à nu
En 2008, la Banque mondiale a reconnu qu’elle avait sous-estimé de 400 millions le nombre de pauvres

C’était l’équivalent de plus de la moitié de la population de l’Afrique subsaharienne à l’époque ! Dès cette époque dans une carte blanche publiée par le quotidien Le Soir le CADTM avait souligné cette erreur et avait pointé du doigt les responsabilités de la Banque et du FMI. La carte blanche est toujours disponible sur le site du Soir et est en accès libre sur le site du CADTM.

L’erreur reconnue par la Banque mondiale reflète le manque de fiabilité des statistiques publiées par cette institution, statistiques qui servent surtout à cautionner les politiques néolibérales imposées à travers le monde par ses propres experts [4].

Selon son communiqué de 2008, « 1,4 milliard de personnes vivant dans le monde en développement (1 personne sur 4) subsistaient avec moins de 1,25 dollar par jour en 2005 », alors que les estimations précédentes tournaient autour de 1 milliard de personnes.

Pourtant, la Banque mondiale ne manquait pas de se réjouir car ce qui compte pour elle, ce n’est pas le nombre de pauvres, mais la proportion de personnes pauvres. Pourquoi ? Parce qu’avec la démographie mondiale galopante, ce chiffre permet plus facilement de faire illusion : si, par exemple, le nombre de personnes pauvres stagne, la proportion de pauvres baisse mécaniquement au fil des ans au regard de l’augmentation de la population mondiale. Voilà pourquoi l’objectif dit « du millénaire » était de réduire de moitié, entre 1990 et 2015, la proportion de la population dont le revenu est inférieur à 1,25 dollar par jour.

Mais avec les énormes erreurs de la Banque mondiale dans ses calculs sur la pauvreté, c’est tout l’édifice des politiques internationales contre la pauvreté qui s’écroulait. Les politiques d’ajustement structurel (réduction des budgets sociaux, recouvrement des coûts dans les secteurs de la santé et de l’éducation, agriculture tournée vers l’exportation et réduction des cultures vivrières, abandon de la souveraineté alimentaire, etc.), imposés par le FMI et la Banque mondiale depuis le début des années 1980, ont détérioré les conditions de vie de centaines de millions de personnes dans le monde. Les critiques envers la Banque mondiale n’ont pas manqué à ce propos.

Ainsi Thomas Pogge, professeur à l’université Columbia, écrivait en 2008 : « Les méthodes de calcul de la Banque mondiale sont extrêmement douteuses. Il y a des raisons de penser qu’avec une méthode plus plausible, on observerait une tendance plus négative et une pauvreté beaucoup plus étendue. (…) Tant que la méthode actuelle de la Banque mondiale et les données qui se basent sur elle conserveront leur monopole dans les organisations internationales et dans la recherche universitaire sur la pauvreté, on ne pourra pas prétendre prendre ce problème réellement au sérieux. » [5]

Martin Ravallion : « Les estimations les plus récentes de la pauvreté ont été établies à partir des enquêtes réalisées auprès de 675 ménages dans 116 pays en développement »

Le peu de sérieux des calculs de la Banque mondiale apparaît très clairement dans cette déclaration de Martin Ravallion en 2010, un des principaux auteurs de la Banque sur la question de la pauvreté : « Les estimations les plus récentes de la pauvreté ont été établies à partir des enquêtes réalisées auprès de 675 ménages dans 116 pays en développement, représentant 96 % du monde en développement » explique-t-il [6]. Comment peut-on oser prétendre publier des chiffres fiables concernant la situation de plusieurs milliards de personnes sur la base d’une enquête se limitant à 675 ménages ? Quel aveu de manque de sérieux ! Le même auteur reconnaît également qu’au début des années 1990, la Banque mondiale se limitait à des enquêtes menées dans seulement 22 pays.

Sur le ton de la diplomatie, le même Martin Ravallion écrivait : « De nouvelles données importantes ont révélé que le coût de la vie dans les pays en développement est plus élevé que nous ne le pensions, ce qui explique l’ampleur inégalée à ce jour des modifications apportées aux chiffres relatifs à la pauvreté dans le cadre de la dernière révision… » [7].

Au moment où ces lignes sont écrites en 2024, la Banque mondiale estime qu’une personne ne vit pas dans l’extrême pauvreté si, résidant dans un pays en développement, elle dispose pour vivre de plus de 2,15 dollar par jour. C’est évidemment tout à fait discutable. Cela fixe très bas le revenu quotidien qui permet de déterminer si une personne vit en dessous du seuil de pauvreté extrême. Ce montant de 2,15 dollar par jour ne constitue pas un indicateur fiable et les méthodes pour extrapoler à l’échelle de la planète le nombre de pauvres ne sont pas sérieuses. Comme l’écrit l’économiste britannique Michael Roberts si au lieu de prendre 2,15 dollars par jour, on fixait la barre de l’extrême pauvreté à 5 dollars par jour, 40 % de la population mondiale serait considérée comme extrêmement pauvre ; si on mettait la barre à 10 dollars par jour, cette proportion serait de 62 % et à 30 dollars, elle serait de 85 % [8].

Si on fixait la barre de l’extrême pauvreté à 5 dollars par jour, 40 % de la population mondiale serait considérée comme extrêmement pauvre ; si on mettait la barre à 10 dollars par jour, cette proportion serait de 62 %

Dans un rapport publié en 2020, la Banque mondiale écrit : « La lutte contre la pauvreté enregistre sa pire régression en 25 ans. En 2020, le taux mondial d’extrême pauvreté devrait augmenter pour la première fois en plus de vingt ans, du fait de la pandémie de coronavirus ». Dans le même article, les auteurs de la Banque ajoutaient : « Le changement climatique pourrait entraîner de 68 à 135 millions de personnes dans la pauvreté à l’horizon 2030 » [9].

Ces estimations qui sont à prendre avec des pincettes vu les méthodes de calcul de la Banque indiquent néanmoins une évolution dramatique qui demande des solutions radicales et urgentes en faveur des droits humains.

La Banque mondiale estime qu’ « Au rythme actuel, il faudrait plus d’un siècle pour sortir la moitié du monde de la pauvreté »

Le communiqué de presse publié par la Banque mondiale le 15 octobre 2024 avait pour titre : « Au rythme actuel, il faudrait plus d’un siècle pour sortir la moitié du monde de la pauvreté ». [10] Dans l’article de la Banque mondiale de 2010 cité plus haut, un des sous-titres affirmait « Le monde en développement est toujours en bonne voie pour réduire de moitié la pauvreté à l’horizon 2015 par rapport au niveau atteint en 1990 »
Il est grand temps de se débarrasser du duo Banque mondiale-FMI et de le remplacer par d’autres institutions au service de l’humanité.

Voici les propositions du CADTM pour bâtir une nouvelle architecture internationale :

Il faut opter pour des propositions qui redéfinissent radicalement le fondement de l’architecture internationale (missions, fonctionnement…). Prenons le cas de l’OMC, du FMI et de la Banque mondiale.

L’organisation qui remplacera la Banque mondiale devrait être largement régionalisée (des banques du Sud pourraient y être reliées), elle aurait pour fonction de fournir des prêts à taux d’intérêt très bas ou nuls et des dons qui ne pourraient être octroyés qu’à condition d’être utilisés dans le respect rigoureux des normes sociales et environnementales et, plus généralement, des droits humains fondamentaux. Contrairement à la Banque mondiale actuelle, la nouvelle banque dont le monde a besoin ne chercherait pas à représenter les intérêts des créanciers et à imposer aux débiteurs un comportement de soumission au marché-roi, elle aurait pour mission prioritaire de défendre les intérêts des peuples qui reçoivent les prêts et les dons.

Le nouveau FMI, quant à lui, devrait retrouver une part de son mandat originel pour garantir la stabilité des monnaies, lutter contre la spéculation, contrôler les mouvements de capitaux, agir pour interdire les paradis fiscaux et la fraude fiscale. Pour atteindre cet objectif, il pourrait contribuer, en collaboration avec les autorités nationales et des fonds monétaires régionaux (qu’il faut créer), à la collecte de différentes taxes internationales.

La nouvelle OMC devrait viser, dans le domaine du commerce, à garantir la réalisation d’une série de pactes internationaux fondamentaux, à commencer par la Déclaration universelle des droits humains et tous les traités fondamentaux en matière de droits humains (individuels ou collectifs) et d’environnement. Sa fonction serait de superviser et de réglementer le commerce de manière à ce qu’il soit rigoureusement conforme aux normes sociales (conventions de l’Organisation internationale du travail) et environnementales. Cette définition s’oppose de manière frontale aux objectifs actuels de l’OMC. Ceci implique bien évidemment une stricte séparation des pouvoirs : il est hors de question que l’OMC, comme d’ailleurs toute autre organisation, possède en son sein son propre tribunal. Il faut donc supprimer l’Organe de règlement des différends.

Toutes ces pistes requièrent l’élaboration d’une architecture mondiale cohérente, hiérarchisée et dotée d’une division des pouvoirs. La clef de voûte pourrait en être l’ONU, pour autant que son Assemblée générale en devienne la véritable instance de décision – ce qui implique de supprimer le statut de membre permanent du Conseil de Sécurité (et le droit de veto qui lui est lié). L’Assemblée générale pourrait déléguer des missions spécifiques à des organismes ad hoc.

Une autre question qui n’a pas encore fait suffisamment de chemin est celle d’un dispositif international de droit, d’un pouvoir judiciaire international (indépendant des autres instances de pouvoir international), qui complète le dispositif actuel comportant principalement la Cour internationale de La Haye et la Cour pénale internationale. Avec l’offensive néolibérale qui a commencé au cours des années 1970-1980, la loi du commerce a progressivement dominé le droit public. Des institutions internationales comme l’OMC et la Banque mondiale fonctionnent avec leur propre organe de justice : l’Organe de règlement des différends au sein de l’OMC et le CIRDI au sein de la Banque mondiale, dont le rôle a démesurément augmenté. La charte de l’ONU est régulièrement violée par des membres permanents de son Conseil de Sécurité. Nous avons souligné les limites du droit international et les violations systématiques de la Charte des Nations unies, notamment l’interdiction du recours à la force contenu en son article 2. Des nouveaux espaces de non-droit sont créés (les prisonniers sans droit embastillés à Guantanamo par les États-Unis). Les États-Unis, après avoir récusé la Cour internationale de La Haye (où ils ont été condamnés en 1985 pour avoir agressé le Nicaragua), refusent la Cour pénale internationale. Il en va de même de la part du régime néo fasciste de Netanyahu coupable sous nos yeux d’un génocide à l’encontre du peuple palestinien. Tout cela est insupportable requiert d’urgence des initiatives pour compléter un dispositif international de droit.

En attendant, il faut amener des institutions comme la Banque mondiale et le FMI à rendre des comptes à la justice devant des juridictions nationales, exiger l’annulation des dettes qu’elles réclament et agir pour empêcher l’application des politiques néfastes qu’elles recommandent ou imposent.

Notes:

[1Source : https://www.banquemondiale.org/fr/topic/poverty/overview consulté le 21 octobre 2024

[2Banque mondiale, « Au rythme actuel, il faudrait plus d’un siècle pour sortir la moitié du monde de la pauvreté », publié le 15 octobre 2024, https://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2024/10/15/ending-poverty-for-half-the-world-could-take-more-than-a-century consulté le 15/10/2024

[3Banque mondiale, « Estimations de la pauvreté dans le monde en développement (mise à jour) » https://www.banquemondiale.org/fr/news/feature/2010/02/17/estimates-of-poverty-in-the-developing-world-updated consulté le 21 octobre 2024.

[4Damien Millet et Éric Toussaint, « Carte blanche : La Banque mondiale découvre 400 millions de pauvres en plus », publié par le quotidien Le Soir, publiée le 13 septembre 2008, https://plus.lesoir.be/art/carte-blanche-la-banque-mondiale-decouvre-400_t-20080913-00HX62.html consulté le 21 octobre 2024.

[5Sanjay G. Reddy and Thomas W. Pogge, ‘How not to count the poor’, 29 October 2005, https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=893159 Voir pour une analyse d’ensemble : Thomas Pogge, Politics as Usual : What Lies behind the Pro-Poor Rhetoric, Cambridge, Polity Press, 2010.

[6Martin Ravallion, directeur du Groupe de recherche sur le développement économique à la Banque mondiale dans Banque mondiale, « Estimations de la pauvreté dans le monde en développement (mise à jour) » https://www.banquemondiale.org/fr/news/feature/2010/02/17/estimates-of-poverty-in-the-developing-world-updated déjà cité.

[7Martin Ravallion, directeur du Groupe de recherche sur le développement économique à la Banque mondiale, in https://www.banquemondiale.org/fr/news/feature/2010/02/17/estimates-of-poverty-in-the-developing-world-updated déjà cité.

[8Michael Roberts, « Measuring global poverty », Michael Roberts Blog, 8 octobre 2024, https://thenextrecession.wordpress.com/2024/10/08/measuring-global-poverty/ consulté le 21/10/2024. Cet article est également disponible sur le site du CADTM : https://www.cadtm.org/Measuring-global-poverty