« Informer à Gaza, c’est risquer sa vie » Une guerre qui tue aussi l’information

Ce massacre doit cesser immédiatement et nous réitérons au gouvernement israélien qu’il doit respecter le droit international et protéger les civils, y compris les journalistes. La solidarité est au cœur de nos actions et nous continuerons à travailler avec les Nations unies et ses affiliés pour assurer un avenir digne à la presse et au droit d’informer.

En Palestina ser periodista puede ser una condena de muerte/En Palestine, être journaliste peut être une condamnation à mort. FOTO FIJ
Presque autant de journalistes tués que pendant toute la guerre du Vietnam

Depuis le début du mois d’octobre, la violence de la guerre fait rage à Gaza. Plus de soixante journalistes figurent déjà parmi les milliers de victimes de ce conflit en terre brûlée. 

« Je reviens d’une visite en Palestine et je n’aurais jamais imaginé une mission aussi difficile », confie le journaliste français Anthony Bellanger, secrétaire général depuis huit ans de la Fédération internationale des journalistes (FIJ) basée à Bruxelles, qui regroupe 600’000 membres de 140 pays. Monsieur Bellanger s’est rendu à Ramallah, en Cisjordanie, au cours de la dernière semaine de novembre et a fait part de sa volonté d’organiser une prochaine mission à Gaza dès que les conditions le permettront. 

Une interview et un témoignage sur un conflit où le droit d’informer est une victime de plus de la guerre et où le journalisme est un métier à haut risque.

Anthony Bellanger secrétaire général de la Fédération internationale des journalistes lors d’une conférence de presse à Ramallah à l’occasion de sa visite en Palestine fin novembre 2023. Photo Frédéric de Bellaing.
Q : Entre le 21 et le 24 novembre, vous vous êtes rendu à Ramallah, en Cisjordanie. Quel bilan tirez-vous de cette mission ? 

Anthony Bellanger (AB) : Bien que je me sois souvent rendu dans cette région depuis des années, cette dernière mission organisée par la Fédération internationale des journalistes avec notre affilié, le Syndicat des journalistes palestiniens a été une expérience très forte. 

L’objectif de la mission était d’exprimer une solidarité active avec nos collègues au nom de l’ensemble des membres de la FIJ. J’ai parlé avec des parents de journalistes assassinés. J’ai rencontré un collègue amputé. J’ai entendu des témoignages déchirants. J’ai été informé de la destruction de bureaux de médias nationaux et internationaux. J’ai rencontré des journalistes blessés et d’autres qui avaient été détenus dans des prisons israéliennes. Autant d’exemples d’une situation déplorable pour l’exercice du journalisme.Nous avons également visité des médias à Ramallah : la Palestine Broadcasting Corporation (PBC), Al Jazeera, Al Arabia TV, Nisaa FM, Ajyal Radio Network et la rédaction du quotidien Al-Ayyam. Tous ces échanges ont montré à quel point la vie quotidienne des journalistes palestiniens est atroce, tant en Cisjordanie qu’à Gaza. Quand ils ne sont pas harcelés, menacés ou blessés par l’armée israélienne, ils sont empêchés de couvrir les événements car les autorités israéliennes leur coupent l’accès à Internet.

Pendant le voyage, j’ai proposé au service de presse du gouvernement israélien d’organiser une réunion, mais personne n’a répondu. J’avais déjà essayé de contacter les autorités israéliennes, mais en vain. Il faut rappeler qu’en octobre, la FIJ a publié un communiqué portant les signatures individuelles de plus de 70 de ses membres, appelant au plein respect du droit international humanitaire et des droits humains ainsi qu’à la prise de mesures pour empêcher tout crime relevant du droit international, y compris les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les génocides, ainsi que l’incitation à les commettre.

Depuis le 7 octobre, date de l’attaque meurtrière du Hamas, suivie de la riposte sanglante de l’armée israélienne dans la bande de Gaza, jamais dans l’histoire récente la profession n’a connu un tel massacre en si peu de temps. Au 5 décembre, plus de 60 journalistes ont été tués, en majorité des Palestiniens, mais aussi des Israéliens et des Libanais.

Un véritable cauchemar. J’en garde un sentiment très amer : j’étais là pendant trois jours, mais les journalistes continuent de vivre et de travailler dans cette réalité quotidienne et brutale de la guerre et de la mort. 

Q : Ce sentiment est-il aussi celui d’une certaine impuissance ? 

AB : Avant tout, je ne peux m’empêcher de ressentir une très forte émotion. Les professionnels des médias qui travaillent encore en Palestine, en particulier à Gaza, se réunissent le matin dans les salles de rédaction, mais ils ne savent pas ce qui va se passer quelques minutes ou quelques heures plus tard. Ils ne savent pas s’ils vont rester en vie ou s’ils vont s’ajouter à la liste déjà longue de ceux qui ont péri depuis le 7 octobre. Nombre d’entre eux ont été victimes de bombardements massifs. D’autres ont été la cible d’attaques militaires de la part des forces armées israéliennes. Je suis ému de penser que ce qu’ils ont vécu est le résultat de leur décision de dénoncer, c’est-à-dire d’exercer l’un des droits humains essentiels. Ceux qui continuent à travailler dans la bande de Gaza prennent des risques énormes pour assurer une information qui aujourd’hui est menacée, mais qui reste essentielle. Ils gardent toujours cette volonté d’exercer leur métier. Cela m’interpelle aussi – et je le répète mille fois – que ces confrères et consœurs sont aussi des civils. Ce ne sont pas des militaires, ce sont des professionnels et des êtres humains comme nous. 

La Fédération internationale des journalistes exige du gouvernement israélien le droit au libre exercice de la profession dans la bande de Gaza. Photo IJF
Q : Le 1er décembre, après une semaine de cessez-le-feu qui a partiellement soulagé la population palestinienne, Israël a repris ses bombardements sur Gaza, avec pour corollaire des centaines de nouvelles victimes. Votre évaluation ?

AB : Constater qu’il s’agit toujours d’une situation inimaginable qui ne peut être comparée à d’autres conflits, notamment en raison de l’impact direct sur la population civile, et en particulier sur les enfants, car personne ne peut entrer ou sortir de Gaza. C’est une prison à ciel ouvert qui est devenue une fosse commune. En ce qui concerne la presse, depuis le 7 octobre, nous comptons en moyenne un mort par jour. Nous approchons du nombre de journalistes tués pendant toute la durée de la guerre du Vietnam. D’autres confrontations brutales au Moyen-Orient n’ont pas atteint l’intensité de celle que nous vivons actuellement en termes d’impact sur la presse.

Néanmoins, nous restons convaincus de continuer à œuvrer pour la paix et à soutenir nos membres, en renforçant nos efforts avec les organisations internationales. Lors de ma visite, avec une délégation du syndicat palestinien, nous avons rencontré à Ramallah la directrice du bureau de l’UNESCO, l’agence de l’ONU responsable de la protection et de la sécurité des journalistes. Cette agence devrait assurer prochainement la livraison de kits de premiers secours, de batteries pour téléphones portables, de gilets pare-balles et de casques. L’installation d’une “maison sécurisée” à Khan Younis, dans le sud de Gaza, est à l’étude, afin de permettre aux journalistes de travailler dans un environnement sûr. 

Q : À plusieurs reprises ces derniers jours, la FIJ a rappelé à toutes les parties l’importance pour la presse et les journalistes de respecter les principes et les valeurs éthiques de la profession. 

AB : C’est exact. C’est un défi permanent pour tous les travailleurs de la presse, en particulier dans une situation aussi complexe que celle de la Palestine. La FIJ dispose d’une Charte mondiale d’éthique pour les journalistes. Si nous parvenons à la faire respecter par tous, nous éviterons ce qui se produit dans de nombreux cas aujourd’hui : l’information est déformée et tombe dans la pure propagande. Nous savons que l’un des postulats de toute guerre est de contrôler l’information en faveur de son propre camp. C’est pourquoi, en tant que FIJ, nous insistons sur la responsabilité de tous de permettre et de garantir une information véridique, provenant du terrain.

Charte mondiale d’éthique des journalistes
Q : Malgré cette situation dramatique en Palestine, une grande partie des gouvernements du monde n’élèvent pas suffisamment la voix pour mettre un terme à ce désastre humain et humanitaire. Quelle est votre perception de la manière dont les Palestiniens eux-mêmes ressentent la dynamique internationale ? 

AB : En Palestine, on ne comprend pas ce qui se passe au niveau international, en particulier la position de l’Union européenne, des Etats-Unis et du Canada, qu’on appelle “l’Occident”. Les Palestiniens ont l’impression d’être livrés à eux-mêmes. Le gouvernement israélien et ses alliés d’extrême droite effacent un peuple et rasent un territoire en violant le droit humanitaire international, sans que personne ne puisse les arrêter. Les Palestiniens ont le sentiment qu’une grande partie de la communauté internationale craint Israël, ce qui permet à son gouvernement de faire plus facilement ce qu’il veut.

Karim Khan, procureur général de la Cour pénale internationale, a rencontré le 2 décembre à Ramallah Nasser Abu Baker, vice-président de la Fédération internationale des journalistes. Photo PJS

Un signe positif même si on demande du concret : Karim Khan, procureur général de la Cour pénale internationale (CPI), a rencontré à Ramallah, le 2 décembre dernier, Nasser Abu Baker, président du Syndicat des journalistes palestiniens. Ce dernier, qui est également vice-président de la Fédération internationale des journalistes (FIJ), a informé Monsieur Khan de la situation des journalistes et des travailleurs des médias à Gaza et en Cisjordanie. Il lui a rappelé les deux plaintes déposées auprès de la CPI par la FIJ et le Syndicat palestinien en avril et septembre 2022. L’engagement de Karim Khan dans les affaires palestiniennes est vital. Pendant des mois, il a semblé que la CPI avait du temps à consacrer à d’autres conflits, mais pas à celui-ci. J’espère que cette réunion permettra d’accélérer le processus d’enquête sur les allégations antérieures à la crise actuelle, ainsi que sur les terribles événements qui se sont déroulés à Gaza depuis le 7 octobre. 

Q : Une dernière réflexion 
Un jeune homme observe la destruction du quartier de Ta al-Hawa dans la ville de Gaza. Photo Eyad El Baba _UNICEF

AB : Je répète une fois de plus que le devoir de la Fédération internationale des journalistes est de soutenir ses membres, en l’occurrence les journalistes palestiniens, qu’ils se trouvent en Cisjordanie ou à Gaza. Nous appelons à un cessez-le-feu définitif. Ce massacre doit cesser immédiatement et nous réitérons notre demande au gouvernement israélien de respecter le droit international, qui protège les civils, y compris les journalistes. La solidarité est au cœur de nos actions et nous continuerons à travailler avec les Nations Unies et ses affiliés pour assurer un avenir digne à ses membres. 

Sergio Ferrari  depuis Berne pour La Pluma, le 8 décembre 2023

Original: “Informar desde Gaza es arriesgar la vida”
Entrevista con Anthony Bellanger, secretario general de la FIP, de retorno de Palestina

Traduit par Rosemarie Fournier*

Edité par María Piedad Ossaba

*Rosemarie Fournier est une bibliothécaire-enseignante suisse. Elle a travaillé plusieurs années en Amérique latine (Bolivie et Nicaragua) pour la coopération au développement, avec l’ONG E-CHANGER. Elle collabore régulièrement avec le journaliste Sergio Ferrari, traduisant ses articles en français.