Un demi-siècle après le coup d’État : le Chili, un laboratoire pour ceux d’en haut comme pour ceux d’en bas

Ceux d’en bas débordent l’appel des institutions syndicales et sociales. Ils passent de la résistance à des formes plus offensives, jusqu’à la confrontation quasi insurrectionnelle avec des formes d’autodéfense (organisations armées dans les années 80 et primeras líneas [lignes de front pour la protection des manifestants contre les forces de répression] en 2019 [au Chili et aussi en Colombie, NdT]). Puis viennent les partis et les caudillos [caïds, chefaillons] qui surfent sur le sang et la douleur du peuple pour imposer des solutions qui laissent tout en l’état.

Le coup d’État du 11 septembre 1973 contre le gouvernement de Salvador Allende a marqué un tournant profond dans l’histoire récente. Les États-nations ont été entièrement remodelés par les classes dominantes, le néolibéralisme s’est installé, mettant fin au processus industriel de substitution des importations, et les mouvements d’en bas n’ont plus pu fonctionner de la même manière. Ces changements, il convient de les évaluer.

Manuel Loayza

Sous le régime militaire d’Augusto Pinochet, les forces armées ont écrasé l’organisation ouvrière, imposant un terrorisme d’État contre tout dissident et, en particulier, contre les travailleurs. Elles ont réussi à refonder le capitalisme chilien, en éliminant l’ancienne industrie et en approfondissant l’accumulation par spoliation. Les relations de travail ont été complètement remodelées en faveur des patrons, puisqu’il n’y avait pas d’opposition ouvrière organisée.

Le néolibéralisme s’est nourri de la violence contre les secteurs populaires qui, avec l’aide de technocrates et d’économistes connus sous le nom de Chicago Boys, ont transformé le Chili en un grand laboratoire où les privatisations (à l’exception de l’entreprise de cuivre, dont les bénéfices sont allés aux forces armées), un nouveau système de retraite privé et des initiatives qui ont condamné la classe ouvrière au chômage et à la faim ont été pratiqués à la main.

Les salaires ont baissé de manière retentissante dans le monde entier.

Deux chercheurs du Program on Race, Ethnicity and the Economy de l’US Economic Policy Institute ont étudié 85 ans d’histoire du salaire minimum. Leur conclusion est lapidaire : « Sans mécanisme en place pour l’ajuster automatiquement à la hausse des prix, la valeur réelle du salaire minimum fédéral a progressivement diminué, atteignant en 2023 son niveau le plus bas depuis 66 ans » (source).

Cette année, le salaire minimum vaut 42 % de moins qu’à son apogée en 1968, et 30 % de moins que lors de sa dernière augmentation, il y a 14 ans, en 2009. « Cette perte significative de pouvoir d’achat signifie que le salaire minimum fédéral actuel est loin d’être un salaire décent », concluent les chercheurs.

La troisième question est celle des transformations de l’action collective. Le centre du mouvement social chilien s’est déplacé des usines vers les poblaciones [quartiers populaires périphériques, souvent des bidonvilles autocontstruits sur des terrains occupés, NdT] qui, depuis 1983, ont été au centre de la résistance à la dictature lors de mémorables journées de protestation. Des pratiques collectives de survie, les ollas comunes [pots communs, soupes populaires autogérées] que l’on théorisera plus tard sous le nom d’“économie solidaire”, s’y sont développées. Le mouvement des pobladores passe de la résistance à l’insurrection.

1983 : “Pinocchio escucha, ándate a la chucha”= ” Pinocho [jeu de mots entre Pinochet et Pinocchio] écoute, va t’faire foute” [pour que ça rime aussi en français]

La première manifestation a eu lieu le 11 mai 1983, à l’appel des travailleurs du cuivre et dans des quartiers comme La Victoria, où des barricades ont été érigées, des affrontements avec les carabiniers et les militaires ont eu lieu et plusieurs personnes ont été tuées. En représailles, 5 000 maisons ont été perquisitionnées et toutes les personnes âgées de plus de 14 ans ont été arrêtées.

La première manifestation a eu lieu le 11 mai 1983, à l’appel des travailleurs du cuivre et dans des quartiers comme La Victoria, où des barricades ont été érigées, des affrontements avec les carabiniers et les militaires ont eu lieu et plusieurs personnes ont été tuées. En représailles, 5 000 maisons ont été perquisitionnées et toutes les personnes âgées de plus de 14 ans ont été arrêtées.

Les témoignages de l’époque soulignent l’importance des poblaciones : « Les manifestations se répètent presque tous les mois pendant les deux années suivantes. La répression devient de plus en plus intense. Lors de la quatrième manifestation, les 11 et 12 août 1983, 18 000 hommes armés descendent dans les rues de la ville, agissant selon un plan plus clair qui instaure une logique de guerre ». La répression fait 29 morts, 200 blessés et un millier d’arrestations en deux jours seulement (source).

1986

Les protestations se sont poursuivies presque sans interruption jusqu’en juillet 1986, mêlant manifestations, rassemblements, fogatas [feux de camp] et hommages aux disparus. « Progressivement, les organisations de jeunes et de quartier des poblaciones ont pris la direction du mouvement », note le rapport. Mais en même temps, le mouvement prenait une nette coloration insurrectionnelle, avec des jeunes portant des armes en plein jour dans plusieurs villes, protégés par le voisinage.

Les mobilisations des poblas ont changé le sens commun de la protestation, au point que le chercheur Patricio Quiroga souligne : « Sans aucun appel à le faire, les gens ont quand même manifesté » (source). La répression a limité la résistance, mais la dictature a été affaiblie. Ces deux faits ont été utilisés par les partis de centre-gauche qui ont transformé « les Journées nationales de protestation en manœuvre de masse électorale».

Un modèle d’action a émergé et se répète encore aujourd’hui, comme ce fut le cas avec le soulèvement de 2019, auquel la région participe.

Ceux d’en bas débordent l’appel des institutions syndicales et sociales. Ils passent de la résistance à des formes plus offensives, jusqu’à la confrontation quasi insurrectionnelle avec des formes d’autodéfense (organisations armées dans les années 80 et primeras líneas [lignes de front pour la protection des manifestants contre les forces de répression] en 2019 [au Chili et aussi en Colombie, NdT]). Puis viennent les partis et les caudillos [caïds, chefaillons] qui surfent sur le sang et la douleur du peuple pour imposer des solutions qui laissent tout en l’état.

Retrouvons notre mémoire, pour ne pas continuer à nous faire entourlouper par les mêmes opportunistes.

Raúl Zibechi

Original: Medio siglo del golpe : Chile como laboratorio para los de arriba como los de abajo

Traduit par Fausto Giudice,

Fuente: Tlaxcala, le 17 septembre 2023

Traducciones disponibles: Italiano