Chili : célébrations en clair-obscur

« […] d’autres hommes surmonteront ce moment gris et amer où la trahison veut s’imposer. Continuez à savoir que tôt ou tard s’ouvriront les grandes avenues où les hommes libres passeront pour construire une société meilleure. Vive le Chili, vive le peuple, vive les travailleurs ! »

J’écris cette semaine depuis le Chili où j’ai participé à un séminaire international organisé par la municipalité de Recoleta, la Fundación Constituyente XXI et d’autres organisations pour marquer le 50e anniversaire de la chute au combat du président Allende et de l’intronisation de la dictature fasciste civile et militaire qui s’est installée dans ce pays pendant 17 ans.

Une atmosphère sombre plane sur un pays qui n’a pas réussi à surmonter la division et la confrontation imposées par la dictature. Cette date a fait l’objet de “célébrations ambivalentes” : certains se sont souvenus d’Allende, de ses actes, de sa loyauté envers le peuple et de son immolation héroïque pour défendre la démocratie, tandis que d’autres ont rappelé avec jubilation l’irruption violente des forces armées qui ont “libéré le Chili du cancer marxiste”.

Entretemps, le gouvernement s’est effacé, organisant une commémoration élitiste dépourvue de la participation massive que méritaient la date et le président Allende. La rhétorique antérieure du président Boric, assumant une neutralité honteuse, se réfère à la théorie controversée des “deux démons” qui rend Allende et la dictature également responsables du coup d’État.

Il ne peut en être autrement si l’on tient compte du fait que le Chili a un président faible, lâche, timide, hésitant et pusillanime, ce qui est exploité par la droite la plus récalcitrante pour passer à l’offensive et maintenir le peuple dans un immobilisme paralysant qui a commencé le 15 novembre 2019 lorsque les élites du pouvoir, dont Boric, ont signé un accord de gouvernance de coupole [sic] qui a immobilisé la protestation sociale qui avait mis Piñera et son gouvernement “dans les cordes” et était sur le point de le défenestrer,. Il faut dire que, malheureusement, la pandémie a aussi joué son rôle.

Boric a bénéficié de cet accord que beaucoup au Chili considèrent comme une trahison du peuple et une décision en faveur des hommes d’affaires et de la droite. Comme à la fin des années 1980, les pouvoirs occultes du pays ont eu recours à une issue médiatisée qu’ils pouvaient contrôler et gérer à leur guise afin d’éviter une alternative qui ferait du peuple le protagoniste et le moteur des transformations et qui conduirait le Chili à un véritable rétablissement de la démocratie, aujourd’hui légalement limitée par une constitution approuvée frauduleusement pendant la dictature.

L’accord du 15 novembre, qui a ensuite porté Boric à la présidence, a donné une continuité au modèle économique néolibéral et a approfondi la démocratie répressive imposée par ses prédécesseurs. La loyauté de Boric envers les USA est absolue. Son alignement surprenant sur Washington dans le conflit ukrainien est l’expression d’une décision semblable à celle d’un chien qui exécute les ordres de son maître. Même Pinochet avait fait preuve de plus d’autonomie en matière de politique étrangère.

Tout cela a conduit le gouvernement à minimiser la date et à la transformer en une célébration à huis clos dans un palais de la Moneda entouré de centaines de policiers et de rues vides et muettes, absentes du peuple qu’Allende a défendu jusqu’à la dernière minute de sa précieuse vie.

Les commémorations les plus importantes ont eu lieu dans la municipalité de Recoleta, où le maire Daniel Jadue [communiste, qui avait perdu les élections primaires pour le candidat de gauche au profit de Boric, NdT], son équipe et d’autres organisations populaires et sociales ont pris en charge la commémoration d’Allende dans sa véritable dimension, générant un véritable festival culturel et un grand débat d’idées pour contribuer au processus de formation politique nécessaire pour que le Chili retrouve le chemin d’une véritable démocratie participative avec un protagonisme populaire.

En ce qui me concerne, je faisais partie d’un panel au siège de la Confédération nationale des travailleurs municipaux de la santé (Confusam), un syndicat combatif de travailleurs de la santé, qui passait en revue les politiques publiques de l’Unidad Popular. On m’a demandé de faire une présentation sur la politique internationale du gouvernement populaire et sur la pensée internationaliste du président Allende.

De même, dans le cadre des événements organisés à Recoleta, j’ai eu l’occasion de présenter les différents niveaux d’analyse du conflit en Ukraine afin d’expliquer les répercussions internationales et la transformation que cet événement a sur le système international et le passage d’un modèle atlantiste à un modèle dont l’axe est le grand espace eurasien.

Document annulant l’inscription de l’étudiant Ilia Rodríguez.
Gelfenstein, 2 mois après le coup d’État au Chili. Son crime : « Lors de la cérémonie inaugurale du 5 novembre, il s’est exprimé de façon grossière en se moquant de l’acte tenu dans la cour du lycée, au cours duquel hommage est rendu à la patrie et l’Hymne national est chanté »

Mais l’événement le plus émouvant et le plus beau auquel j’ai pu assister a été une réunion au lycée Andrés Bello où j’étudiais au moment du coup d’État de septembre 1973. Là, nous nous sommes souvenus et avons dévoilé une plaque portant les noms de six camarades du lycée assassinés et d’un disparu par la dictature. En parcourant les couloirs et les cours de l’école où j’ai commencé ma formation scolaire et politique de militant révolutionnaire, j’ai pu me remémorer ce jour fatidique, il y a 50 ans.

Alors que ces commémorations ont lieu, le pays est en proie à un nouveau piège de la droite que le président, son gouvernement et les partis qui le soutiennent observent comme des moutons du pouvoir qui dirige le pays. D’une main de maître, la droite fasciste élabore une nouvelle constitution si réactionnaire, si rétrograde et si conservatrice que même des secteurs allant de la droite un peu moins cavernicole à la gauche pro-gouvernementale ont appelé à son rejet, ce qui – il faut le dire – est encourageant au vu de l’énorme régression que représenterait l’approbation d’une constitution médiévale au XXIe siècle.

Mais l’essentiel est que cela finira par valider et légitimer la constitution actuelle de Pinochet, qui donne une continuité à un système d’économie néolibérale, de démocratie restreinte et de justice « dans la mesure du possible ».

Plus d’ombres que de lumières ont été observées dans cette commémoration, bien que les dernières paroles du président Allende, qui n’ont jamais perdu leur validité, seront toujours entendues : « […] d’autres hommes surmonteront ce moment gris et amer où la trahison veut s’imposer. Continuez à savoir que tôt ou tard s’ouvriront les grandes avenues où les hommes libres passeront pour construire une société meilleure. Vive le Chili, vive le peuple, vive les travailleurs ! »

➤Images extraites de la BD Les années Allende, par Rodrigo Elgueta et Carlos Reyes, éditions Otium, 2019

Sergio Rodríguez Gelfenstein, le 12 septembre 2023

Original: Chile: celebraciones en claroscuro

Traduit par Fausto Giudice,

Source : Tlaxcala

Traduction disponible : English