Le caractère critique de la formation des étudiants des écoles normales rurales, leur tradition organisationnelle, ainsi que leur origine populaire – essentiellement des enfants de paysans et d’indigènes – ont donné naissance à des générations d’enseignants qui luttent pour la défense de l’éducation publique, critique et scientifique, pour l’amélioration de leurs conditions de travail, pour des syndicats démocratiques, pour des projets pédagogiques critiques.
La tradition organisationnelle des normaliens, leur formation à la pensée critique et leur défense permanente de l’éducation publique et gratuite leur ont valu une menace constante de la part de l’État mexicain, qui a non seulement tenté de faire disparaître les écoles avec leurs dortoirs et leurs cantines, mais qui a également persécuté, criminalisé et réprimé leurs étudiants et leurs diplômés. En s’attaquant aux écoles normales et à leurs étudiants, l’État ne s’attaque pas seulement à un projet éducatif de grande valeur, il s’attaque aussi à la semence de lutte et de liberté que représentent de nombreux enseignants, maillons essentiels des processus d’organisation de la base et des nombreuses expériences de lutte dans tout le pays. C’est ce qui a motivé Gustavo Díaz Ordaz lorsqu’en 1969, il a porté un coup brutal en fermant 14 écoles normales rurales.
Que ce soit en les étouffant économiquement, en les réprimant directement, en espionnant et en infiltrant leurs organisations, l’État mexicain a mené une guerre contre-insurrectionnelle contre les normales rurales et leurs étudiants. Dans son objectif, l’État a non seulement cherché à éviter ou à effacer de l’histoire un long passé d’expériences révolutionnaires, mais aussi à empêcher cette tradition d’organisation et de réflexion critique de continuer à être présente dans le pays.
Luis García/ Mexico
À l’ère néolibérale, la guerre contre-insurrectionnelle de l’État contre les écoles normales et leurs étudiants a été complétée par la guerre du marché contre le secteur public en général et contre l’enseignement public gratuit en particulier. Pendant des décennies, les écoles normales et leurs étudiants ont non seulement subi la répression et la stigmatisation, mais ils ont également été confrontés à des problèmes économiques plus graves. Alors que les normaliens se sont battus et se battent encore pour obtenir plus de ressources et de places dans leurs écoles, pour des emplois dignes et bien rémunérés, ils ont dû faire face au discours de criminalisation qui a fait passer leurs écoles pour des écoles du diable et des nids de communistes à des groupes violents liés à la criminalité organisée.
Au Guerrero, en particulier pour les étudiants de l’école normale rurale Raúl Isidro Burgos, la guerre contre-insurrectionnelle et néolibérale contre le normalisme a revêtu une caractéristique également observable dans d’autres parties du pays : les conflits pour le contrôle territorial entre les entreprises du crime organisé avec leurs bras politiques et leurs forces armées légales et illégales. Grâce au Groupe interdisciplinaire d’experts indépendants (GIEI), nous savons aujourd’hui que les événements tragiques du 26 septembre 2014 ont impliqué la participation coordonnée des forces armées du crime organisé et des forces armées et autorités de l’État mexicain. À Ayotzinapa, nous avons vu et vécu le degré de symbiose entre l’État et le crime organisé, une association qui a fonctionné pendant le crime, qui a fonctionné pour le maintenir dans l’impunité, et qui a touché les présidences et les polices municipales, les gouverneurs et les polices d’État, l’armée, le Cisen [Centre de la Recherche et de la Sécurité Nationale, agence de rensoignements], la marine, l’état-major présidentiel et la présidence de la République. Ce narco-État du passé est toujours d’actualité, dans la mesure où il nous empêche d’accéder à la vérité et à la justice. L’État mexicain, par l’intermédiaire de certaines personnes et institutions, continue de garantir l’impunité de ce réseau criminel complexe et gigantesque.
Nous ne savons pas si l’État et son armée obéissent ou ont obéi au crime organisé, ou si le crime organisé est au service de l’État et de son armée. Il s’agit d’un travail de longue haleine qui permettra de lever les doutes et d’éclaircir le crime d’Ayotzinapa et bien d’autres qui se sont produits et se produisent encore. Pour l’heure, deux choses sont certaines : c’est dans cette symbiose entre l’État et son armée, d’une part, et le crime organisé, d’autre part, que réside la responsabilité du crime d’Ayotzinapa. Il y a des noms et des prénoms de responsables, certes, mais il y a aussi une responsabilité structurelle, institutionnelle et qui traverse les sexennats présidentiels. La deuxième certitude, plus grave, est que, près de neuf ans après cette nuit tragique, 43 étudiants normaliens sont toujours portés disparus.