Le football, un vecteur de conscience citoyenne ?
Buts contre la discriminations et pour la diversité : au stade du Wanorf à Berne, pas de place pour l’homophobie

« Young Boys est aujourd’hui un club phare par son travail fort et continu en faveur de la diversité et de la tolérance, et non seulement de l’antiracisme. Il est exemplaire de constater que ce qui était la réaction d’un groupe de supporters est devenu la politique institutionnelle du club, ce qui lui a même valu une reconnaissance européenne »

En mai, les championnats européens de football seront terminés et en juin, pendant un mois, les stades seront vides. C’est donc le bon moment pour faire le point sur les événements sportifs. Cela servira également à décanter les victoires, les défaites, les joies et les frustrations.

A cinq journées de la fin de la saison, la ligue suisse connaît déjà le nom du champion 2023. Les Young Boys (YB), l’équipe bernoise, ont pris 18 points d’avance sur leur dauphin en s’imposant contre Lucerne 5-1 le 30 avril dernier, alors qu’il ne reste plus que 15 points en jeu.

Les Young Boys ont réalisé une performance sportive exceptionnelle et sont restés en tête pratiquement du début à la fin. Ils reprennent la tête du classement après le championnat 2022 au cours duquel ils avaient cédé leur titre au FC Zurich. Ils retrouvent ainsi l’hégémonie qu’ils s’étaient forgés avec quatre titres ininterrompus entre 2018 et 2021. Au cours de la saison actuelle, le club a également de sérieuses ambitions de remporter la Coupe de Suisse (le deuxième tournoi le plus important du pays) le 4 juin, lorsqu’il rencontrera le FC Lugano en finale.

31 000 spectateurs ont assisté au match des Young Boys contre Lucerne le 30 avril, au cours duquel ils ont été sacrés champions de Suisse. Photo Sergio Ferrari.

La Super League suisse – plus haute compétition du pays – ne figure pas parmi les plus réputées du continent. Selon les coefficients de résultats par équipe des cinq dernières années, elle se classe au 13ème rang des 55 associations européennes chapeautées par l’Union des associations européennes de football (UEFA). Les 12 premiers pays, selon le classement des clubs, sont l’Angleterre (première place) suivie par l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie, la France, les Pays-Bas, le Portugal, la Belgique, l’Écosse, l’Autriche, la Serbie et la Turquie.

Au niveau des équipes nationales, en revanche, la position de l’équipe nationale suisse est beaucoup plus élevée. En avril dernier, elle était classée 12e au niveau mondial, devant des nations de football aussi prestigieuses que les États-Unis (13e), l’Allemagne (14e), le Mexique (15e) et le Danemark (19e).

Solidarité antiraciste

Le 30 avril, l’attaquant camerounais Jean-Pierre Nsamé – vedette et buteur des Young Boys – a marqué le premier but du match contre Lucerne. Le Wankdorf, stade de la capitale, a explosé de joie car ce but était quasi synonyme de titre.

L’attaquant – l’un des huit joueurs noirs de l’équipe professionnelle –  a célébré son but d’une manière très particulière, comme il l’avait fait 20 jours plus tôt contre Grasshopper Zurich. Il a placé l’index de sa main gauche sur ses lèvres en signe de silence et l’index de sa main droite en direction de sa tempe, les yeux fermés, dans une attitude de réflexion et de protestation. Comme l’ont rapporté plusieurs médias, Nsamé montrait sa solidarité avec Romelu Lukaku, l’excellent attaquant noir de l’Inter Milan qui, le 4 avril, avait célébré son but en demi-finale de la Coppa Italia (1:1 contre la Juventus Turin) de la même manière. Lukaku a fait ce geste devant la tribune des supporters turinois, où il avait déjà été la cible d’insultes racistes agressives.

Le stade du Wankdorf à Berne et une célébration du football et contre toutes les formes de discrimination. Photo Sergio Ferrari.

L’arbitre italien l’a interprété comme une provocation à l’égard des supporters de la Juve, et Lukaku a écopé d’un carton rouge. La décision de l’arbitre a toutefois suscité un vif débat en Italie. Un communiqué de l’Inter soulignait “le grand regret (du club) pour le fait que la victime soit devenue le seul coupable”. Quelques jours plus tard, la Fédération italienne de football a annulé la suspension d’un match qui aurait dû être infligée à Lukaku. Elle a tacitement reconnu que la sanction à l’encontre de l’attaquant de l’Inter avait été inadmissible et inappropriée.

Jean Pierre Nsame célèbre son but avec le même geste antiraciste que Romelu Lukaku en Italie. Photo sport.ch.

Alors qu’en Italie la protestation antiraciste de Lukaku lui a valu un carton rouge, en Suisse, la solidarité de Nsamé avec l’attaquant belge (et son geste antiraciste) n’a pas donné lieu à une sanction.

Contre toutes les formes de discrimination

Young Boys s’est déjà engagé depuis plus de deux décennies à promouvoir des revendications sociales en faveur de la diversité et contre toutes les formes de mépris et d’irrespect.

Affiche des Young Boys aux couleurs de l’arc-en-ciel de la diversité.

Le 8 octobre dernier, comme il le fait au moins une fois par saison, YB a appelé les supporters à participer dans son stade à une action contre le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, le sexisme et toute forme de discrimination. Ce jour-là, lors du match contre Saint-Gall, avec le slogan “Montrez l’exemple – pour la diversité sans discrimination” et “pour une société diverse et ouverte”, l’équipe de la capitale a concentré ses efforts sur “la sensibilisation et le renforcement de la volonté d’agir de manière socialement responsable face à la discrimination”. Dans le cadre de cette initiative, le site web de YB posait la question suivante : “Avez-vous été témoin ou victime d’un incident raciste ?” et offrait la possibilité d’ouvrir une fenêtre en ligne sur la même page pour “signaler le cas et obtenir un soutien et des conseils professionnels”.

“Young Boys contre l’homophobie” : banderole des supporters

Ce jour-là, les joueurs sont entrés sur le terrain vêtus de T-shirts noirs portant le slogan “Montrez l’exemple” – en référence à cette journée – et ont déployé avant le match une banderole portant le slogan “pour la diversité sans la discrimination”. Ils ont envoyé un signal fort en faveur de la paix, de l’ouverture et contre toutes les formes d’abus.

Cette action annuelle spéciale, que les champions suisses mènent depuis 2004, fait également partie de la semaine de campagne FARE (Football Against Racism in Europe) à l’échelle du continent.

Lors de chaque match à domicile, des slogans contre le racisme sont projetés sur les affiches électroniques internes du stade. À plusieurs reprises chaque saison, Le brassard du capitaine de l’équipe et les drapeaux de coin du stade arborent les couleurs de l’arc-en-ciel, de la fierté gay et du mouvement LGTB+. L’engagement en faveur de la diversité a été systématiquement intégré dans la politique sportive du club bernois au cours des dernières décennies.

L’autocritique transformée en pédagogie citoyenne

C’est précisément en 1996 qu’est née l’association “Gemeinsam Gegen Rassismus” (Ensemble contre le racisme), identifiée par le nom de son siège, appelé HalBzeit (mi-temps). Depuis lors, cette association a réuni un grand nombre de supporters des Young Boys. C’est au cours de la saison 1995-1996 que l’association a lancé sa première campagne contre le racisme. A une époque où les moyens du club étaient très limités, ce groupe organisé est même allé jusqu’à récolter les fonds nécessaires au financement du T-shirt du club, se souvient Stefan Stauffiger, l’un des actuels responsables de la communication des YB. Il accompagne le club de la capitale depuis 20 ans, d’abord depuis les tribunes des supporters, puis depuis la tribune de presse. “Ce groupe avait des objectifs très clairs de lutte contre l’intolérance raciste”.

Comme le rappelle le site web HalbZeit, la raison de cette campagne était évidente : des hooligans racistes et néo-nazis avaient fait du stade du Wankdorf un endroit dangereux pendant des années. Les joueurs à la peau foncée des équipes visiteuses étaient systématiquement hués et des bananes leur étaient même jetées depuis les tribunes en guise de moquerie. Comme le rappelle l’association, face à l’incapacité des autorités à fournir des réponses, en tant que “spectateurs normaux et réguliers des matches, nous ne pouvions pas accepter cette situation”. “Il fallait faire quelque chose”. De cette réalité dégradante, dans la perspective de s’opposer à des valeurs inacceptables dans un stade de football, est née la campagne contre le racisme. Des tables rondes, des publications sur ce thème dans le journal du club, des apparitions dans les médias, des annonces par les haut-parleurs du stade ont été organisées. En outre, à plusieurs reprises au cours de son histoire, l’association a favorisé un rapprochement effectif du monde du football bernois avec des groupes de sans-papiers et de réfugiés, secteurs particulièrement vulnérables de la société suisse.

Le chemin a été long, mais la pédagogie de sensibilisation a porté ses fruits. Le résultat, résume HalbZeit, “a été que les attaques et les abus racistes, ainsi que l’utilisation de croix gammées, ont diminué de manière significative. Les supporters et leurs familles se sont sentis à nouveau en sécurité et ont pu progressivement retourner au stade”.

Young Boys contre l’homophobie.

Cet esprit florissant d’ouverture sociale s’est également manifesté au cours de la saison actuelle, qui touche à sa fin. Une part importante des plus de 20’000 membres – un record pour un club suisse – sont des familles entières qui viennent assister aux matchs à domicile d’YB. Des milliers d’enfants, avec une section familiale dédiée, donnent au stade du Wankdorf une atmosphère détendue, incomparable à tant d’autres stades dans le monde. À Berne, un dimanche au stade est déjà une activité familiale normale, au même titre qu’une sortie au cinéma, au parc ou une promenade en montagne.

La journée des enfants, qui a lieu tous les six mois, est une journée spéciale au cours de laquelle les enfants et les adultes se voient garantir des billets à un prix populaire pour toutes les sections du stade (stalles et tribunes), tant pour les enfants que pour les adultes qui les accompagnent.

Revenant sur ce parcours de plus de 20 ans, Stefan Stauffiger ne cache pas sa fierté face à l’intense travail pédagogique réalisé : “Young Boys est aujourd’hui un club phare par son travail fort et continu en faveur de la diversité et de la tolérance, et non seulement de l’antiracisme. Il est exemplaire de constater que ce qui était la réaction d’un groupe de supporters est devenu la politique institutionnelle du club, ce qui lui a même valu une reconnaissance européenne”.

Appel à la grande fête populaire du dimanche 7 mai pour célébrer le titre : Mains noires et mains blanches. Photo YB.

Toutefois Stauffiger conclut que ce travail de sensibilisation ne peut jamais être considéré comme totalement accompli. De temps en temps, on peut entendre quelques insultes racistes ou homophobes dans un stade suisse. “Mais il est très intéressant de constater, notamment au stade du Wankdorf, que si l’on entend de tels propos, ce sont les supporters à proximité eux-mêmes qui réagissent immédiatement, critiquent l’auteur et freinent l’agression verbale”.

Les buts, c’est l’amour, dit le proverbe. D’autant plus s’ils aboutissent à des victoires sociales en faveur de la diversité.

Sergio Ferrari  & Theodora Peter

Original: ¿Puede el fútbol ser vector de conciencia ciudadana? Goles contra el racismo y por la diversidad : En el estadio de Young Boys, en Berna, no hay lugar para la homofobia

Traduit par Rosemarie Fournier

Edité par María Piedad Ossaba