I. Prélude
Il faut le reconnaître : ma génération, celle des babyboomers soixante-huitards, a généralement une tendance à regarder la génération des millenials, celle de ses petits-enfants, avec condescendance. Ou du moins c’est ainsi que ceux-ci et celles-ci perçoivent souvent nos attitudes d’anciens combattants.
Pour ma part, je ne juge jamais personne, et ça m’a, en fin de compte, coûté cher. La trahison et la calomnie sont le lot commun des humains dès qu’ils font société. Et je comprends parfaitement ceux de mes jeunes amis qui choisissent le chemin de l’ermitage détechnologisé dans la montagne. J’ai commencé à y penser et à rêver de créer des communautés campagnardes où tout objet électronique, ou même électrique, serait laissé sous bonne garde à l’entrée.
En attendant, je passe à mon de plus en plus grand désespoir une trop grande partie du temps qui me reste à vivre devant mes écrans et sur mes claviers. Il y a 25 ans, mes entrailles se sont révoltées contre ça et se sont mises à saigner. Je m’en suis sorti, par un miracle inexpliqué. Le chirurgien qui m’a opéré la seconde fois m’a raconté que quand j’étais sur le billard et que ma tension était descendue à zéro, il a dit à l’équipe : « Je vais casser une croûte, je pense que quand je reviendrai, il sera passé ». Et que ne fut pas étonnement lorsqu’il constata à son retour de la cantine que le Rital respirait encore. Il m’expliqua l’hypothèse médicale selon laquelle mon hémorragie digestive relevait du syndrome de Mallory-Weiss. Ça me faisait une belle jambe. Je lui ai répondu qu’à mon avis j’avais plutôt été victime du syndrome de la révolution virtuelle sur Macintosh. Le coup qui m’avait achevé avait été un projet totalement foireux d’une bande de crétins de Marseille, Avignon et alentours de faire une « caravane vers la Palestine ». J’ai rapidement découvert qu’ils étaient non seulement d’une ignorance abyssale, mais -en général ça va de pair – horriblement prétentieux. Bref, pas de caravane, ni vers la Palestine, ni vers autre part que l’hôpital.
De retour depuis 12 ans dans le pays où j’ai grandi, sans télévision, sans ordinateur (ça n’existait pas), sans téléphone portable (le fixe de mes parents, qui était dans ma chambre, ne sonnait presque jamais), j’ai un choc, une rafale de chocs : dans la Médina, des rues entières d’artisans avaient disparu, rue Malta Sghira, tous les artisans de fer forgé avaient été remplacés par des marchands de meuble mal foutus en bois de bas étage (les chaises longues que j’ai achetées n’ont pas tenu un an) en en plastique, et, au marché central, les belles tomates rouges avaient cédé la place aux tomates orange sans goût, de semences hybrides made in EU, et destinées à l’EU. Et huit des douze millions d’habitants du pays avaient un compte fessebouc. Les abonnements téléphoniques étant souvent couplés avec un compte fessebouc, beaucoup d’usagers (ou usagés ?) ne connaissent d’internet que fessebouc, wadzapp, youtube, télégram ou, désormais tiktok. Et c’est partout pareil, de Medellín à Naplouse, de Soweto à Djebel Lahmar. Je n’ai vu, durant les campagnes électorales auxquelles j’ai assisté dans mon « pays du retour », aucune affiche collée sur un mur. Aucune des centaines de personnes de moins de 45 ans que j’ai connues en ces 12 ans, n’a jamais écrit et préparé un tract dans sa vie, pour le distribuer à 5h du mat à une porte d’usine, ou à 8h à une porte de lycée ou à midi sur un marché, ou à 18h à une sortie de grand magasin. Bref, en quelques mots, on est passé du collé-serré de ma jeunesse au copié-collé-posté-liké-buzzé d’aujourd’hui.
Et les 3 douzaines de salopards qui essaient de faire la loi sur notre planète en état d’implosion travaillent d’arrache-clavier (ou plutôt font bosser leurs esclaves haitech) à faire en sorte de ne plus avoir besoin de nous, donc de nous annihiler, tout en préparant leur fuite, sur la lune ou Mars ou ailleurs. Il y a quelques années, un arnaqueur génial a réussi à vendre des titres de propriété de lotissements sur la lune à des Israéliens qui sentaient bien que le projet sioniste était en train de capoter définitivement et qu’ils n’avaient pas le choix : il fallait aller coloniser la lune. Là au moins, ils étaient sûr qu’ils seraient en territoire garanti araberrein.
II. Malika et Malika
Le 5 juin 2021, je reçois une notification de Yezid Malika Jennifer : « Bonsoir Monsieur. Merci pour l’hommage à ma tante malika yezid tuée en 1973 par les gendarmes [emoji] bonne soirée. »
Le 7 juin, deuxième message :
« La petite.en bas c’était malika .
J’ai lu votre livre est quand j’ai vu le nom yezid qui est aussi mon nom cela m’a touchée au cœur. Car cette histoire a détruit ma famille. Ma grand-mère m’a raconté cette histoire. Toutes ces bavures, ces familles déchirées, c’est horrible. Tous ces noms de ces victimes : il ne faut jamais oublier. Bonne journée. »
Voici à quoi elle faisait allusion :
« Le dimanche 24 juin, des gendarmes de Fresnes à la recherche d’un garçon algérien de quatorze ans, qui leur échappe, s’en prennent à sa petite sœur. Malika Yazid jouait dans la cour de la cité de transit des Groux, où elle vivait, à Fresnes. Elle est montée dans l’appartement prévenir son frère. Les gendarmes font irruption dans l’appartement.
L’un d’eux, après avoir donné une gifle à Malika, s’enferme avec elle dans une chambre pour un “interrogatoire”. Un quart d’heure plus tard, Malika sort de la pièce et s’écroule par terre. Elle meurt quatre jours plus à la Salpétrière sans être sortie du coma. »
Ce sont les 11 lignes que j’ai consacrées à la petite Malika, giflée à mort par un gendarme à l’âge de huit ans, dans ce terrible été 1973, la plus dure séquence des deux décennies d’arabicides que j’ai reconstituées dans mon livre portant ce nom et paru en 1992. Ce livre avait été une évidence, apparue au cours du travail sur le précédent, Têtes de Turcs en France, paru en 1989, qui avait connu un certain succès (plus de 25 000 exemplaires vendus, à cette époque on lisait encore des livres imprimés sur papier). Une évidence douloureuse : il était impossible de consacre un chapitre seul de Têtes de Turcs (dont chaque chapitre décrivait un exemple d’apartheid à la française : travail, santé, école, logement etc.) à ce qu’on appelait alors des « crimes racistes ».
Il y en avait eu trop. J’avais donc décidé d’y consacrer un ouvrage à part. Pendant deux ans, le salon de mon taudis de Ménilmontant était barré par une longue planche posée sur deux chaises, sur laquelle s’accumulaient les chemises jaunes par cas et par année. En somme, un prélude matériel (bois, encre, papier) des tableaux Excel du futur proche.
À la fin, j’en avais 350 sur 21 ans, soit 16,6 par an, 1,3 par mois. Des broutilles comparé aux Négricides aux USA. Mais bon sang de bonsoir, on n’est pas chez les Yankees, on est dans le berceau des Droits de l’Homme et du Citoyen, tous les hommes naissent libres et égaux en droit etc. etc., qu’on vient de célébrer en grande pompe sur les Champs-Élysées avec le défilé de Jean-Paul Goude pour le Bicentenaire de la Grande Révolution ! J’avoue qu’au cours de ces deux années de travail intense d’enquête, j’ai été à plus d’une reprise guetté par la dépression et la fuite, peut-être pas sur la lune, mais en tout cas loin de Madame la France, comme disaient les Maghrébins (en référence au billet de 100 Francs portant en effigie La Liberté à demi-dépoitraillée guidant le Peuple).
Les moments les plus éprouvants étaient les procès, où des pauvres familles arabes vivaient une deuxième mort, infligée par le front des enfarinés : juges, procureurs, avocats de la défense et accusés la mano en la mano, et des jurés -quand c’était en assises – totalement sidérés et muets. Je n’ai jamais entendu un seul juré dire le moindre mot au cours d’un procès de trois jours. À se demander à quoi servent ces jurés populaires.
La famille de Malika n’a pas eu à subir cela : l’affaire a été classée vite fait, bien fait. Mais rien d’autre ne lui a été épargné. Jennifer Malika Fatima est l’une des deux seules survivantes de la famille, décimée par la hogra, la drogue, la délinquance, et derrière tout ça, le transit. La cité de transit des Groux, à Fresnes, à un jet de pierre de la prison (« pratique », constate son oncle Nacer, unique autre survivant, qui y a goûté), un provisoire qui s’est éternisé. Abandonnée à son sort avec sa grand-mère après le suicide de sa mère, elle est placée à 18 mois dans une famille d’accueil gauloise pur jus. Elle y restera trente ans et finira par échapper à son destin après avoir frôlé tous les dangers habituels qui guettent les enfants des classes dangereuses racisées.
Et voilà que le 7 avril, SON LIVRE sort ! Un véritable événement ! Je ne veux pas le spoiler mais dire simplement ceci : ce livre est à ce jour la meilleure réalisation que je connaisse du vœu que je m’étais formulé lors de la parution de mon propre livre Arabicides. Je n’étais pas satisfait du résultat final de mon boulot, je rêvais à De sang-froid de Truman Capote, qui avait, pendant des années, travaillé au corps deux jeunes assassins dans leur couloir de la mort et en avait sorti un chef d’œuvre. Et j’aurais bien voulu cuisiner des auteurs d’arabicides et leurs proches, mais je n’en ai pas trouvé. Mais bon, je n’étais pas Truman Capote, La Découverte n’était pas une grande maison new-yorkaise pouvant payer des détectives, je n’étais qu’un obscur journaliste « islamogauchiste » avant l’heure, italien (« Ah ! Vous parlez très bien le français » – « Tu l’as dit, bouffi, le français est notre butin de guerre »), édité par une maison d’édition au passé glorieux (François Maspero) mais au présent critique (elle allait plus tard être rachetée par une multinationale), bref je m’étais dit que mon travail était un service minimum à rendre aux futures générations qui allaient s’interroger sur cette histoire et voudraient faire des recherches dessus.
Trente à cinquante ans plus tard, c’est exactement ce qui s’est passé. Ce sont toujours les troisièmes générations qui extirpent le passé des oubliettes : c’est vrai pour les Arméniens, les Juifs d’Europe, et tous les autres. C’est la génération des petits-enfants des victimes de crimes d’État massifs, concentrés ou dilués, qui fait revivre les expériences traumatiques collectives et les transmet aux suivantes. Le livre de Jennifer Malika Fatima est à ma connaissance le premier de ce genre, bâti sur les souvenirs, les conversations et les incroyables archives conservées et classées soigneusement pas sa grand-mère, une sacrée Kabyle (faussement) analphabète.
Ce n’est pas une thèse de doctorat formatée académiquement et généralement illisible pour le clampin de base, quand elle lui est même accessible. C’est un coup de poing que vous prenez dans le ventre. Dès que je l’ai reçu, je l’ai avalé tout cru et terminé en deux heures. Puis je me suis réfugié groggy dans une rumination de quelques semaines. Le temps de digérer. Ceci est le résultat de ma digestion puisque je me suis promis de publier cette note de lecture non conventionnelle pour la parution du livre le 7 avril.
Le livre, pour lequel Jennifer Malika Fatima a été appuyée de manière sororelle/fraternelle et respectueuse par l’écrivaine Asya Djoulaït pour la mise en forme du manuscrit et par l’historien Sami Ouchane pour la présentation des documents tirés des archives – qui n’ont pas cherché à lui imposer un formatage académique -, est magnifiquement postfacé par cette chère Rachida Brahim, une autre petite étoile brillante des générations à venir auxquelles je m’étais dit que mon livre saurait parler. Le livre a bénéficié d’une édition soignée, exemplaire d’une jeune maison d’édition féministe de Marseille, Hors d’atteinte, que j’ai découverte avec ravissement, dont le catalogue a détraqué mes glandes salivaires, au point que, demain, j’ai rendez-vous avec mon dentiste pour l’éxérèse d’un kyste mucoïque (explications sur la toile).
Bravo, mesdames, vous m’avez guéri définitivement de toute tentation de condescendance. Je crois que nous faisons partie de la même espèce : celle des humains qui ne savent pas de quoi on parle quand on dit : retraites. Je terminerai par cette phrase de Nietzsche qui concluait mon livre : « L’homme de la longue mémoire est l’homme de l’avenir ». L’homme, bien sûr, au sens de Mensch, humain, en allemand et en yiddisch.
Alors, n’hésitez pas et précipitez-vous chez votre libraire (oubliez Amazonzon, SVP !) et commandez le livre (il est distribué par Harmonia Mundi). Vous ne serez pas déçu·es ! Et si vous êtes à Marseille le 3 juin, Rencontre avec Jennifer Yezid autour de « Malika, une vie précieuse. Généalogie d’un crime policier » à la bibliothèque l’Alcazar, 58, cours Belsunce. Qu’on se le dise !