« Lawfare » Le combat juridique dans l’ombre de Washington

Avec des variations, le modèle géopolitique-punitif de guerre politique par le biais de moyens judiciaires et/ou parlementaires (lawfare) est maintenant reproduit en Argentine et au Pérou, avec son caractère disciplinant, diabolisant, disqualifiant et démobilisateur de l’empreinte des Etats-Unis d’Amérique.

Sous le couvert de la lutte pour la démocratie et la liberté et contre la corruption, et à travers différentes formes de guerre politico-juridique-parlementaire-médiatique (lawfare), l’Amérique latine connaît une contre-offensive contre les gouvernements et les projets qui remettent en cause – même timidement – l’orthodoxie néolibérale, dans le cadre d’un processus de déstabilisation qui ne parvient pas à cacher la longue main de Washington et de ses services de renseignement en collusion avec les secteurs ploutocratiques et d’ultra-droite autochtones.

Des partisans de l’ancien président Pedro Castillo manifestent pour demander sa libération et la fermeture du Congrès péruvien à Lima, le 11 décembre 2022. – Deux personnes ont été tuées et au moins cinq autres blessées dimanche lors des manifestations croissantes contre la présidente du Pérou, Dina Boluarte, à la suite du coup d’État manqué et de l’arrestation de l’ancien président Pedro Castillo. Photo AFP

Signe des temps, le malheureux processus d’impeachment de l’ancien président Pedro Castillo au Pérou, qui, acculé par des pouvoirs législatif et judiciaire corrompus et délégitimés au service d’une oligarchie raciste et de classe – et soumis à un lynchage médiatique continu depuis son investiture le 28 juillet 2021 -, a été contraint de se faire hara-kiri le 8 décembre.

À son tour, l’actuelle vice-présidente Cristina Fernández, principale dirigeante politique de l’Argentine, a été condamnée à six ans de prison et à une « interdiction perpétuelle » d’exercer des fonctions publiques, le jour même (6 décembre) qui marquait le 10e anniversaire du défi lancé par le Grupo Clarín à la loi dite sur les médias. La loi a été modifiée par décret le 4 janvier 2016 par l’ancien président Mauricio Macri, qui a supprimé la réglementation antitrust contestée par le puissant groupe de multimédias.

L’événement serait banal si Clarín ne s’était pas retrouvé une nouvelle fois au centre d’un scandale politique suite à la fuite de conversations dans un groupe Telegram créé par l’homme d’affaires Pablo Casey, responsable des affaires juridiques et neveu du PDG du conglomérat d’affaires, Héctor Magnetto, conversation à laquelle ont également participé Jorge Rendo, numéro deux de l’emporium médiatique, des juges fédéraux (dont JuliánErcolini, qui a instruit l’”affaire Vialidad” pour laquelle Cristina Fernández vient d’être condamnée), des procureurs et le ministre de la Sécurité de la ville de Buenos Aires, Marcelo D’Alessandro.

Le 14 octobre, ils se sont tous rendus en charter au manoir du magnat britannique Joe Lewis, un propriétaire terrien qui possède un domaine mal acquis de 12 000 hectares à Lago Escondido, dans la province de Río Negro. La réunion a été organisée par Casey et Rendo, et l’on soupçonne que les négociations ont eu lieu à cet endroit pour sauver Macri des affaires judiciaires en cours contre l’ancien président.

Commentant la sentence prononcée à son encontre, Mme Fernández, veuve de l’ancien président Néstor Kirchner et avocate de profession, a déclaré « qu’il ne s’agit ni de lawfare ni d’un « parti des juges ». C’est un État parallèle et une mafia judiciaire ». Elle a donné comme exemple le voyage secret de juges, de procureurs et de fonctionnaires du principal parti d’opposition – financé par le groupe Clarín – dans la propriété du milliardaire Lewis, un important investisseur dans le secteur énergétique et un proche allié de Macri.

En 2006, WikiLeaks a divulgué des documents qui montrent que Michel Temer, ancien vice-président de Dilma Rousseff et l’un des principaux opérateurs du processus qui l’a destituée lors de la destitution de 2016, était l’un des principaux informateurs de l’ambassade américaine au Brésil. À l’époque, le juge Sergio Moro, le procureur Deltan Dallagnol et 13 procureurs de l’opération « anticorruption »Lava Jato, ont planifié et fabriqué – avec la collusion illégale du procureur général adjoint du ministère américain de la Justice, Kenneth Blanco – des crimes et délits contre l’ordre politique et social dans le but de rendre viable un projet de pouvoir de l’extrême droite au Brésil.

En 2017, le procureur Kenneth Blanco s’est vanté, lors d’un événement de l’Atlantic Council, de sa collaboration informelle (illégale) avec les procureurs brésiliens dans l’affaire Luiz Lula da Silva, la présentant comme une réussite. Le FBI a également collaboré directement, légalement et illégalement, dès le début de l’opération Lava Jato, et sa principale liaison – aujourd’hui chef de l’Unité de lutte contre la corruption internationale – Leslie Backschies, s’est vantée d’avoir « fait tomber des présidents au Brésil ». La coopération entre les autorités américaines et brésiliennes a notamment consisté à faire appel à des pirates du FBI pour décrypter des fichiers chiffrés d’institutions gouvernementales et d’entreprises brésiliennes et d’infrastructures numériques. En 2017, Kenneth Blanco a rencontré en Argentine Mauricio Macri et le chef de la Cour suprême, Ricardo Lorenzetti.

Les groupes de médias sont l’une des composantes essentielles de la lutte contre la criminalité. C’est ce qui lie le Grupo Clarín (Canal 13, Radio Mitre, journaux Clarínet Olé, Cablevisiónet autres), le principal promoteur du lynchage du kirchnérisme, au Grupo Globo du Brésil, le deuxième plus grand conglomérat médiatique du monde. À l’exception de Folha de São Paulo, les grands médias brésiliens ont « travaillé » pour Lava Jato , mais surtout le programme d’information national de TV Globo.

À leur tour, Moro, Dallagnol et le groupe de travail lava jato ont instrumentalisé le discours de lutte contre la corruption (conçu par les États-Unis en même temps que la standardisation des appareils judiciaires latino-américains) pour promouvoir une conspiration contre l’État de droit et renverser la présidente Rousseff. Au sommet de la hiérarchie de la conspiration apparaît toujours l’ancien juge Moro, le capo mafia d’un plan criminel conçu à Washington et élaboré par l’oligarchie et d’autres pouvoirs brésiliens de facto pour emprisonner Lula, mettre en œuvre le régime d’exception et placer à la présidence la faction la plus ouverte a la compromission néolibérale de l’extrême droite. Lava Jatoa été non seulement l’une des clés de la démolition du Parti des travailleurs, de Lula et de Dilma, mais aussi l’argument du président Jair Bolsonaro pour créer pour Moro un super-ministère de la justice doté de pouvoirs de surveillance et d’espionnage sans précédent dans l’histoire du Brésil. Ce n’est pas un hasard si, lors de sa visite aux États-Unis, enaccompagnant Bolsonaro, Moro a visité le Pentagone et la CIA à Langley.

Avec des variations, le modèle géopolitique-punitif de guerre politique par le biais de moyens judiciaires et/ou parlementaires (lawfare) est maintenant reproduit en Argentine et au Pérou, avec son caractère disciplinant, diabolisant, disqualifiant et démobilisateur de l’empreinte des Etats-Unis d’Amérique.

Carlos Fazio pour La Jornada

Original: « Lawfare » a la sombra de Washington

Traduit par Estelle et Carlos Debiasi

Publicado por El Correo de la Diaspora. Paris, le 16 Décembre 2022