Guerre en Ukraine : gagnants et perdants sont connus

La première victime de la guerre est la vérité. Jamais cela n’a été plus visible que dans ce conflit. Les grands médias ont interprété presque à l’unisson le point de vue de l’OTAN. On n’entend pratiquement pas de voix dissidentes dans le mouvement pacifiste ou le monde universitaire. Comme d’habitude, les exceptions confirment la règle.

Foto/Photo Max Pixel – CC

L’invasion de l’Ukraine dure depuis plus de cinq mois maintenant, et les hostilités pourraient se poursuivre pendant un certain temps. Sur le plan militaire, l’issue est encore incertaine, mais ce qui est déjà clair, c’est qui sont les grands gagnants et les grands perdants de ce conflit. Compte-rendu.

Les gagnants

Pour les fabricants d’armes, cette guerre est une aubaine. À la demande de l’OTAN, les pays européens vont augmenter leurs efforts d’armement de plusieurs centaines de milliards au cours des prochaines années. En Europe centrale, nous pouvons nous attendre à une nouvelle course aux armements, il suffit de penser à la menace d’armes nucléaires au Bélarus.

Le président Joe Biden salue les employés d’une usine de fabrication d’armes Lockheed Martin à Troy, en Alabama (Doug Mills/The New York Times).

Dans la région arctique, la même chose risque de se produire avec l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’Alliance atlantique. La pression en faveur d’une prétendue « OTAN mondiale » fait également peser le risque d’une nouvelle course dangereuse aux armements en Asie. Cette militarisation et les nouvelles menaces de guerre font que les entreprises de défense américaines voient leurs actions monter en flèche.

Idem pour les grandes entreprises de combustibles fossiles. La hausse spectaculaire des prix du gaz et du pétrole a augmenté leurs bénéfices de 350 %.

Le troisième grand gagnant est l’OTAN. Après la chute de l’Union soviétique, l’alliance n’avait plus aucune raison d’exister et sous Trump, elle a été déclarée en état de mort cérébrale. Aujourd’hui, l’alliance militaire est bien vivante.

En Europe, deux membres supplémentaires sont ajoutés et les troupes de combat opérationnelles passent de 40.000 à 300.000 hommes. En Asie, ainsi que sur d’autres continents, l’expansion est en préparation, soit par le biais de nouveaux partenariats (1), soit par l’augmentation de la présence militaire. (2)

Au cours du dernier quart de siècle, l’OTAN a mené des guerres contre la Yougoslavie, l’Afghanistan, l’Irak, la Libye et la Syrie (3), faisant près d’un million de morts. Avec une alliance dynamisée et élargie, nous pouvons nous attendre à de nombreuses autres aventures militaires.

La guerre par procuration de l’impérialisme usaméricain : combattre la Russie jusqu’à la dernière goutte de sang ukrainien

Le quatrième grand vainqueur ce sont les États-Unis. Il y a vingt-cinq ans, Zbigniew Brzezinski, conseiller principal de plusieurs présidents américains, écrivait que pour les États-Unis, le contrôle du continent eurasien était essentiel pour maintenir leur hégémonie. Une coopération étroite entre l’Europe, la Russie et la Chine devait être évitée à tout prix.

Selon lui, « les trois grands impératifs géostratégiques se résumeraient ainsi : éviter les collusions entre vassaux et les maintenir dans l’état de dépendance que justifie leur sécurité; cultiver la docilité des sujets protégés ; empêcher les barbares de former des alliances offensives ». (4)

Au cours de la dernière décennie, les relations économiques entre l’Europe, la Chine et la Russie se sont renforcées. La guerre renverse cette tendance. La dépendance de l’Europe à l’égard du gaz russe s’accélère, principalement au profit du gaz en provenance des États-Unis. Les sanctions coupent presque tous les autres liens économiques entre la Russie et l’Europe.

Mais cette guerre est aussi dirigée contre la Chine. Mike Pompeo, ancien directeur de la CIA et secrétaire d’État sous Trump, le dit sans ambages :« Nous devons empêcher la formation d’un colosse paneurasien incorporant la Russie, mais dirigé par la Chine. Pour ce faire, nous devons renforcer l’OTAN, et nous voyons que rien ne s’oppose à ce que la Finlande et la Suède rejoignent cette organisation ».

Le récent discours de Liz Truss, ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni, doit également être considéré dans ce contexte. Elle appelle à une « OTAN économique ». Un tel bloc économique couperait largement la Chine et la Russie des économies occidentales. Elle rendrait impossible l’intégration du continent eurasien et permettrait aux États-Unis de continuer à exercer leur hégémonie.

Les perdants

Avant tout, toute la population ukrainienne a été durement touchée par cette invasion : des milliers de civils morts et blessés, des dizaines de milliers de soldats morts et blessés, ainsi que des millions d’habitants déplacés. Une grande partie des infrastructures du pays ont été détruites, la récolte a été réduite de plus de moitié et le pays se dirige vers une faillite complète.

Sous la loi martiale, les droits démocratiques ont été lourdement dégradés. Onze partis politiques ont été suspendus et, selon l’ONU, les journalistes ont été « la cible d’attaques, de tortures, d’enlèvements, d’agressions et de meurtres ». Les travailleurs souffrent : les contrats zéro heure sont légalisés et 70 % de la main-d’œuvre est privée de la protection du lieu de travail.

La population russe elle aussi en a pris un coup. Des dizaines de milliers de soldats russes ont perdu la vie et beaucoup d’autres ont été blessés. La population russe souffre des sanctions occidentales et d’une répression accrue dans son pays.

Cette guerre a déjà coûté des dizaines de milliers de vies en Ukraine, mais elle pourrait également détruire des millions de vies loin du champ de bataille. La guerre est particulièrement préjudiciable au système alimentaire mondial, déjà affaibli par le covid-19, le changement climatique et les prix élevés de l’énergie.

Heureusement, un accord a été conclu pour relancer les exportations de céréales à partir des ports ukrainiens. Cela n’empêche pas les prix des denrées alimentaires d’augmenter fortement (5) dans l’intervalle et de devenir ainsi inabordables pour un nombre croissant de personnes. Selon le Programme alimentaire mondial (PAM), un total de 50 millions de personnes dans 45 pays sont au bord de la famine et, selon les Nations unies, le conflit pourrait gravement sous-alimenter 13 millions de personnes supplémentaires cette année.

Au Sud-Soudan, un enfant de 6 mois souffrant de malnutrition reçoit du lait par une sonde d’alimentation.

Un autre grand perdant c’est l’Europe et sa population. Selon Willy Claes, ancien secrétaire général de l’OTAN, il s’agit essentiellement d’une guerre entre les États-Unis et la Russie, où l’Europe est mise hors-jeu. (6) Bien que la guerre se déroule sur le continent européen, ce n’est pas l’Union européenne mais l’OTAN, contrôlée par les États-Unis, qui donne le ton. Les Européens se contentent de regarder.

Mais c’est encore plus grave : avec les sanctions contre la Russie, l’Europe se tire tout simplement une balle dans le pied. Il existe une menace de pénurie de gaz importante avant l’hiver. Cela ne causera pas seulement beaucoup de misère, mais augmentera également les risques d’une récession économique.

La pénurie n’est pas le seul problème. Le prix du gaz a presque décuplé par rapport à l’année dernière. Outre la montée en flèche de l’inflation, cette situation appauvrit également de larges pans de la population. Et pendant ce temps, la Russie voit son trésor public se remplir et son rouble se renforcer grâce aux prix phénoménaux du gaz.

Les exportations de gaz de la Russie vers l’UE représentent environ un tiers de celles de l’année dernière | Nikolay Doychinov/AFP via Getty Images

A cause de cette guerre, l’Europe a perdu beaucoup de son prestige auprès de nombreux pays non occidentaux. Ces pays ne peuvent pas comprendre comment l’Union peut renoncer presque complètement à sa souveraineté étrangère et danser sur les refrains et les menées guerrières des États-Unis et de la Grande-Bretagne.

Un autre grand perdant est la stabilité du monde. Après la chute de l’Union soviétique, nous avons eu temporairement un monde unipolaire, complètement dominé par les États-Unis. Avec l’essor de la Chine et d’autres pays émergents, nous semblions nous diriger vers un monde multipolaire.

Il s’agissait d’une évolution positive, mais sous l’impulsion de cette guerre et des menées guerrières qui l’entourent, il semble maintenant que nous nous dirigions vers une division du monde en deux camps : un bloc dominé par l’Occident contre le reste du monde (7). Il est très douteux que cela réussisse, car seul un quart des pays du monde se sont montrés disposés à soutenir les sanctions contre la Russie (8). Mais dans tous les cas, il s’agit d’une évolution négative.

Une autre victime de ce conflit armé, c’est la planète. Dans les conflits armés, les dégâts écologiques sont toujours énormes. Ce n’est pas différent avec cette guerre. Les lourds bombardements auront un impact considérable sur l’environnement urbain et rural. En conséquence, l’Ukraine et la région environnante risquent d’avoir à supporter un héritage toxique pendant plusieurs générations. C’est ce que révèle une étude préliminaire réalisée par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et des organisations partenaires.

Mais cette guerre met également en péril la lutte urgente contre le réchauffement climatique. Nous aurions pu utiliser ce conflit pour accélérer la grande transition énergétique. Ce n’est pas le cas, au contraire. De nouvelles centrales au gaz sont construites et des centrales au charbon sont même redémarrées (9). Malheureusement, au lieu de réduire les émissions de CO2, nous atteignons un nouveau record d’émissions de carbone.

Le thème commun est que “la vérité est la première victime de la guerre”, et que ses fins se décident sur le terrain, et non dans le cyberespace.

La première victime de la guerre est la vérité. Jamais cela n’a été plus visible que dans ce conflit. Les grands médias ont interprété presque à l’unisson le point de vue de l’OTAN. On n’entend pratiquement pas de voix dissidentes dans le mouvement pacifiste ou le monde universitaire. Comme d’habitude, les exceptions confirment la règle.

Les nombreux rebondissements qu’ont connus les médias grand public ces derniers mois ont parfois été douloureux. Avant la guerre, l’Ukraine était décrite comme « le pays le plus corrompu » d’Europe. Aujourd’hui, le pays est le parangon des idéaux libéraux. Avant le conflit, on évoquait un problème avec les néo-nazis. Par la suite, ces groupes ont été dépeints comme des héros. Et ainsi de suite.

En temps de paix, les médias grand public sont parfois des gâte-sauces. En temps de guerre, ils font tout cramer. Cela montre une fois de plus pourquoi les médias alternatifs sont si importants.

Un front large est requis

Plus la guerre se prolonge, plus les pertes sont importantes pour les Ukrainiens, les Russes, les populations affamées du Sud et les travailleurs de chez nous. Plus c’est dommageable pour la planète, la paix mondiale et un journalisme fiable.

Un large front entre le mouvement pour la paix, le mouvement pour le tiers-monde, le mouvement syndical et le mouvement environnemental est nécessaire de toute urgence pour arrêter cette folie guerrière.

Notes:

1) C’est surtout le cas en Asie avec le « Quad » (partenariat entre l’Australie, l’Inde, le Japon et les États-Unis), l’AUKUS (pacte de sécurité entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis) et le « Five Eyes » (FVEY), (alliance des services de renseignement entre la Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Canada, le Royaume-Uni et les États-Unis).

2) Par exemple, il est question d’une nouvelle base militaire américaine en Zambie. En dehors des frontières européennes, l’OTAN a pour partenaires les pays suivants : Colombie, Australie, Irak, Japon, Corée du Sud, Nouvelle-Zélande, Mongolie et Pakistan.

3) En Syrie, l’OTAN a fourni un soutien logistique aux combattants musulmans extrémistes pour chasser le président Assad du pouvoir. Aujourd’hui, l’OTAN soutient la Turquie, qui occupe une partie de ce pays.

4) Brzezinski Z., Le grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde, Paris1997, p. 68.

5) Par rapport à l’année précédente, le prix des céréales a augmenté de 27,6 %. Le prix moyen des denrées alimentaires a augmenté de 23,1 %. Source FAO (ONU).

6) Willy Claes dans l’émission De Afspraak (télévision Flamande) du 24 mai dernier: “Pour parler un peu brutalement, il s’agit d’une confrontation entre la Russie et l’Amérique. Avec tout le respect et la sympathie dus aux Ukrainiens, et, entre parenthèses, pour l’Europe qui ne joue pas le jeu, hein …

7) Le G7 tente de développer un pendant à la Nouvelle route de la soie. Alors que Poutine parcourt l’Afrique, Macron se précipite également sur le continent pour sécuriser ou étendre la sphère d’influence occidentale. En Amérique latine, Biden tente de contrer l’influence de la Chine avec son initiative Build Back Better World (B3W). Et ainsi de suite.

8) Selon l’Economist Intelligence Unit, deux tiers de la population mondiale vivent dans des pays neutres ou favorables à la Russie, en lien avec la guerre en Ukraine.

9) L’Allemagne, l’Autriche et les Pays-Bas remettent en service des centrales électriques au charbon mises hors service ou réduisent les restrictions de production.

Marc Vandepitte

Source orignale: De Wereld Morgen

Traduction du néerlandais : Anne Meert pour Investig’Action.

Traduction disponible: Español