« La lutte est devenue une fin en soi », une conversation avec Rafael Correa

“Les USA ne sont pas intéressés par une Amérique latine intégrée, donc Washington continuera à boycotter l’intégration régionale”, prévient Rafael Correa.

Alors qu’une nouvelle génération de dirigeants de gauche est en train de transformer en profondeur l’Amérique latine, nous avons rencontré l’ancien président équatorien Rafael Correa. Selon lui, si la séquence ne redéfinit pas les équilibres, elle change le sens de l’action politique dans la région. La prochaine étape, si Lula parvenait à être élu au Brésil, serait de faire bloc en vue de constituer une union monétaire. Quelles sont selon vous les causes des manifestations indigènes qui ont eu lieu en Équateur pendant 18 jours ?

Rafael Correa

Quelles sont selon vous les causes des manifestations indigènes qui ont eu lieu en Équateur pendant 18 jours ?

Il y a des causes immédiates et des causes plus lointaines. La cause immédiate est l’échec total de Lasso. Son gouvernement est une fraude démocratique et a été un désastre. Il a fait du pays l’un des plus dangereux de la région, alors que nous étions le deuxième pays le plus sûr lors de mes mandats. À cela s’ajoutent ses plusieurs scandales de corruption : les « Pandora Papers » auraient suffi à eux seuls pour que le président démissionne. Cela a indigné les gens.

Mais il est vrai qu’il existe aussi des causes plus profondes. Nous revenons à l’ancienne façon de faire de la politique et c’est pour cela que je ne suis pas d’accord avec la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE). La CONAIE a soutenu Lasso et son programme néolibéral lors des dernières élections présidentielles. Se battre contre le programme néolibéral un an plus tard n’est pas démocratique. Nous devons lutter contre les violations des droits, contre la corruption, contre les mensonges, contre l’échec du gouvernement. Mais si les manifestants ont eux-mêmes soutenu un programme néolibéral, ils ne peuvent pas exiger autre chose un an plus tard. La CONAIE a toujours fait cela. Cela a été le cas en 2013, quand ma proposition était de tirer profit de chaque goutte de pétrole, de chaque gramme d’or avec une responsabilité sociale et environnementale totale pour sortir le pays du sous-développement. Mon rival au sein de la CONAIE était Alberto Acosta, qui proposait exactement le contraire : non à l’exploitation minière, non au pétrole. Nous l’avons battu : j’ai obtenu presque 60 % et il a obtenu 3 %. Cependant, deux mois plus tard, la CONAIE bloquait les routes pour nous imposer son programme. Ils doivent définir s’ils vivent dans une démocratie ou non. Ils ne peuvent pas imposer leur programme par la force.

Nous devons lutter contre les violations des droits, contre la corruption, contre les mensonges, contre l’échec du gouvernement. Mais si les manifestants ont eux-mêmes soutenu un programme néolibéral, ils ne peuvent pas exiger autre chose un an plus tard. Rafael Correa

Voilà pour la partie illégitime. Cela dit, il y a une part légitime due à l’échec du gouvernement Lasso et à la répression brutale qui a eu lieu. Personne ne peut accepter cela, quelle que soit l’illégitimité des protestations, personne ne peut accepter cette répression. Mais nous devons comprendre qu’au XXIe siècle, la lutte – dont la gauche aime tant parler – apparaît désormais davantage comme une fin que comme un moyen, elle semble être la destination et non le chemin. La lutte, ce sont les votes. Il existe de nombreux mythes sur la lutte comme seul moyen de faire avancer les droits. Ce n’est pas vrai. Bien sûr, les droits sont également obtenus par la lutte, et il existe des luttes historiques telles que celles contre la ségrégation raciale ou pour les droits des femmes. Mais, pendant dix ans en Équateur – de 2007 à 2017 – les salaires minimum, les droits du travail, l’éducation, la santé, l’équité, la croissance, la prospérité, la dignité ont plus que doublé. Cela s’est fait en votant bien. Nous devons comprendre que nous sommes dans un système démocratique et que toute la question est de bien voter.

Que pensez-vous de l’accord qui a été signé pour arrêter – ou du moins suspendre un temps – les protestations ? Des ministres et des hauts fonctionnaires de l’entourage de Lasso ont démissionné. Qui sort gagnant pour le moment ?

Nous sommes tous perdants. Nous perdons toute perspective. 18 jours de grève, 7 morts ! Il y a des gens qui ont perdu leurs yeux, nous avons vu une violence extrême, la destruction de biens publics et privés pour obtenir 15 centimes de réduction de carburant. Que nous est-il arrivé ? Ces vies humaines valent bien plus que ces 15 centimes. Je pense que c’est une défaite pour tout le monde, pour le gouvernement, qui s’en est très mal sorti, mais aussi pour la CONAIE, qui ne peut pas bouleverser un pays pour obtenir une réduction de 15 centimes sur l’essence. Nous devons maintenant chercher un moyen de sortir de l’impasse qu’ils ont eux-mêmes générée parce qu’ils ont été insensés et irresponsables, parce qu’ils ont fait quelque chose sans en mesurer les conséquences. Notre candidat n’a pas gagné à cause de ce vote idéologique qu’ils ont imposé et qui a fait de Lasso le président. Ils étaient en faveur du néolibéralisme et ils sont maintenant contre le néolibéralisme. Ils doivent décider s’ils veulent vivre en démocratie ou non.

Au XXIe siècle, la lutte – dont la gauche aime tant parler – apparaît désormais davantage comme une fin que comme un moyen, elle semble être la destination et non le chemin. La lutte, ce sont les votes. Rafael Correa

Bien que la situation soit encore fragile — 90 jours ont été donnés pour vérifier si les promesses seront tenues — le gouvernement tiendra-t-il ses promesses et y aura-t-il un changement de cap ? Diriez-vous que cette crise politique est terminée ou qu’elle est le premier signe d’une séquence qui va durer ?

Je dirais que c’est un modus operandi. Il y a une caractéristique que nous devons prendre en compte bien que cela déplaise à la gauche à laquelle j’appartiens. Il existe des anti-valeurs culturelles qui ne nous ont pas permis de surmonter le sous-développement. L’une de ces anti-valeurs est que nous ne savons pas comment gérer le pouvoir. Donnez le pouvoir à un latino-américain et il en tirera profit pour lui, pas pour servir les autres. Donnez-lui une épaulette militaire et il écrasera les autres. Les indigènes ont du pouvoir, la capacité de se mobiliser, et ils ne savent pas comment l’utiliser. Ils l’utilisent souvent pour imposer des choses erronées ou illégitimes, car nous sommes dans un système démocratique. Ils sont revenus à ces pratiques qui, malheureusement, ont mis ce même pays à genoux et qui nous ont fait tant de mal. Ce n’est pas le chemin. Au XXIe siècle, le moyen est de bien voter.

Vous avez répété à plusieurs reprises qu’il faut « bien voter », qu’est-ce que cela signifie ? Qu’est-ce qui a manqué – à part le vote de la CONAIE – lors de la campagne électorale qui a donné la victoire à Lasso ?

Quelque chose de fondamental doit être pris en compte. L’ensemble des dirigeants de Revolución Ciudadana sont exilés, emprisonnés ou persécutés. Qui parle de cela ? Nous subissons un impitoyable lawfare et il semble que rien ne se passe. Nous avons un vice-président en prison, nous avons un président qui a été condamné pour « influence psychique » quelques heures avant son inscription comme candidat. C’est pourquoi ils m’ont empêché de rentrer dans le pays et ont fait de Lasso le président, car si j’avais été dans le pays, la situation aurait été totalement différente. On dirait que rien ne se passe, on dirait que tout le monde oublie qu’en 2018, ils ont pris le contrôle de toutes les institutions de l’État avec une consultation inconstitutionnelle manipulée [1.]

Le Conseil national électoral a voulu nous éliminer jusqu’au dernier moment. Nous n’avons pas pu commencer la campagne car nous ne savions même pas si nous allions pouvoir y participer. Il semblerait qu’on oublie toutes ces choses, tous ces pièges et tout ce que nous avons dû affronter avec une presse corrompue qui nous a volé la démocratie. La presse était la gardienne de la vérité et maintenant, en Amérique latine, la presse est la principale voleuse de la vérité. Et sans vérité, il n’y a pas d’élections libres, car la presse manipule et orchestre des campagnes sales. Malgré tout cela, nous sommes si forts que nous aurions dû gagner. Il y a eu des erreurs en interne, en partie à cause du lawfare, à cause de l’absence des leaders historiques. Je parle de l’ensemble des dirigeants de Revolución Ciudadana. Huit ministres au Mexique qui ont été poursuivis, des centaines d’affaires pénales et civiles, les gens se sont retirés de la politique parce qu’ils ont dû tout vendre pour subvenir aux besoins de leur famille à cause des persécutions. C’est comme cela qu’ils vous neutralisent. Et il y avait beaucoup de désunion entre les leaders historiques, beaucoup de contradictions internes, et cela a également favorisé la victoire de Lasso. Malgré tout, nous aurions dû gagner, nous avons perdu à cause de nos propres erreurs, mais il n’est pas possible d’ignorer toutes les persécutions, les tricheries, le manque de démocratie dans le pays.

Que pensez-vous qu’il faille faire ? Quelle serait la sortie de crise à privilégier ?

Ce que je veux, c’est que le lawfare cesse. Ils savent que je peux les battre. Ils m’ont empêché d’être réélu président par le biais d’un référendum tendancieux. Que dit le monde à ce sujet ? Au Nicaragua ou au Venezuela, cela aurait été un scandale mondial. Qu’ont-ils dit de l’Équateur ? Ils ont volé notre réputation, notre liberté, notre droit politique. Ils ont volé notre démocratie.

Comment résoudre le conflit ? En ramenant la démocratie dans le pays, pour que les gens puissent voter pour qui ils veulent. Que je puisse être candidat, qu’on les batte et qu’on reprenne le pays. Ils empêchent la démocratie et les gens doivent pouvoir choisir librement en Équateur. 

Au-delà des individus et en se concentrant plutôt sur les structures, sommes-nous confrontés à un changement de paradigme ou du moins à une volonté de changer le paradigme politique ?

La politique latino-américaine est viscérale, pas cérébrale. Et c’est très grave. Le développement est un processus politique. La politique est indispensable au développement. La principale cause de notre sous-développement est la mauvaise politique. Dans le cadre des décisions d’action collective, il existe un choix. Mais si nous votons et décidons d’une action collective de manière irrationnelle, ou rationnelle sur la base de quelques groupes seulement, nous n’avançons pas. C’est pourquoi il est également nécessaire de modifier le rapport de forces. 

Le président Rafael Correa Delgado a gouverné l’Équateur pendant la période 2007-2017 (œuvre picturale du maître Angeloni Tapia).

Pensez-vous que l’on puisse également parler, au-delà des protestations indigènes, de quelque chose de sous-jacent et de populaire avec une volonté d’aller ou de revenir à un néo-étatisme ? 

Oui, mais pas à cause de la pandémie. Il y a des causes plus profondes. Nous avons beaucoup de soutien populaire, mais des ennemis puissants. Le soutien populaire est celui des faibles ; les pouvoirs tactiques, économiques, militaires, religieux, sociaux et étrangers sont contre nous. Il est donc très difficile de faire avancer un pays dans ces conditions.

Je ne pense pas que ce retour de la gauche soit une conséquence du Covid, c’est plutôt une conséquence de ce qui a été semé avant. En 2014, il y a eu un assaut des conservateurs que nous appelons la restauration conservatrice. Il y a eu des processus progressistes très réussis, mon gouvernement a été le plus performant d’Amérique latine dans la lutte contre la corruption. Il suffit de regarder le classement international de la transparence, nous sommes passés de 150 à 120. Les statistiques de la Banque mondiale sont là : nous avons gagné 30 places.

Je ne pense pas que le retour de la gauche soit une conséquence du Covid, c’est plutôt une conséquence de ce qui a été semé avant. Rafael Correa

Mais l’exercice du pouvoir vous épuise. Un parti de droite en a profité, le changement de conjoncture internationale en 2015-2016, le prix des matières premières a aussi changé et c’était l’occasion de dire, avec le soutien de la presse, que les politiques de gauche étaient un échec. C’est ainsi qu’est née la restauration conservatrice, souvent par des méthodes antidémocratiques comme au Brésil, en Bolivie, avec la trahison en Équateur et la fraude démocratique. C’est pourquoi on ne peut pas parler de véritable démocratie en Amérique latine. Ce que l’on peut dire, c’est que cette aile droite était l’héritage inquiétant de la presse2. Tant que le rôle de la presse ne sera pas analysé, nous n’aurons ni démocratie ni développement. 

Mais quelque chose avait été semé auparavant et maintenant les gens ont un moyen de comparaison : après quatre ou cinq ans, ces gouvernements de droite ont été un échec total. On compare et puis les gouvernements progressistes reviennent. 

Si le Covid n’était pas la cause, quel a été son rôle ? une sorte d’accélérateur ?

Oui, je pense que le Covid a donné raison au progressisme. Si l’homo sapiens a prévalu sur des espèces plus fortes, c’est grâce à la coopération. Or on veut nous imposer la concurrence. C’est absurde. Si vous croyez à la concurrence, à l’individualisme et au libéralisme, il faut au moins que ce soit avec une condition préalable raisonnable d’égalité des chances, ce que l’Amérique latine n’a jamais eu. Le système le plus absurde pour l’Amérique latine est le libéralisme basé sur la concurrence. C’est ce qu’on veut nous imposer car cela favorise toujours les intérêts des plus forts. Les élites financières d’Amérique latine disposent de systèmes qui servent leurs intérêts, et non le bien commun.

Le Covid nous a donné raison sur la nécessité de l’État, de l’action collective, de la garantie des droits, pour des choses qui ne sont pas des marchandises, comme la santé, la nécessité de coordonner les efforts pour avoir de la recherche. L’Amérique latine a dû supplier pour avoir des vaccins. Nous sommes 600 millions, nous représentons 9 % de la population mondiale et nous devons mendier des vaccins parce que nous ne sommes pas capables de produire la technologie nécessaire pour sauver des vies, pour notre peuple. Si la crise nous a montré quelque chose, c’est que nous devons marcher avec nos propres pieds.

La pandémie nous a donné raison sur la nécessité de l’État, de l’action collective, de la garantie des droits, pour des choses qui ne sont pas des marchandises, comme la santé, la nécessité de coordonner les efforts pour avoir de la recherche.

Nous verrons ce qui se passe avec le Brésil, mais il ne fait aucun doute que nous pouvons déjà parler d’un nouveau virage à gauche dans la région. Vous avez connu la vague progressiste qui s’est structurée il y a vingt ans : quelles sont les différences avec cette nouvelle séquence de ce qu’on appelle le progressisme de deuxième génération ?

C’est une grande question. Deux choses fondamentales. D’abord, je pense qu’il s’agit maintenant d’une gauche plus light, qui parle moins clairement. Nous, nous étions appelés la gauche carnivore – la gauche végétarienne était celle de Pepe Mujica ou de Lula. Non pas que nous cherchions la confrontation pour le plaisir de la confrontation, mais une réalité aussi injuste que celle de l’Amérique latine, si vous voulez y remédier, il faudra de la confrontation. Lincoln aurait-il pu libérer les esclaves sans affronter les esclavagistes ? Cette réalité, c’est l’Amérique latine, il y a des exploités, il y a des exploiteurs, et pour changer cette exploitation, il faut s’affronter.

Je vois qu’on parle moins clairement de cela maintenant. On parle également moins clairement de l’ingérence étrangère, qui existe pourtant. Je pense que l’on évite la confrontation alors qu’elle est nécessaire pour lutter contre l’exclusion systématique de groupes tels que les peuples autochtones. Les systèmes n’ont été que des échecs fondés sur l’exclusion. Ce sont des systèmes pervers, terriblement injustes, antidémocratiques, qui n’ont profité qu’à quelques-uns. Il faut un discours plus fort pour changer cela.

Et deuxièmement, il est également vrai que ces nouveaux gouvernements progressistes sont confrontés à une droite mieux préparée. Lorsque nous, nous avons commencé ces processus de déstabilisation, la droite n’avait aucun discours ni aucune articulation, elle était abasourdie. Clairement, cela s’est terminé en 2014, et nous l’avons dit. À cette époque, elle disposait déjà d’une articulation nationale et internationale, de ressources infinies, d’une coordination avec des groupes d’extrême droite aux États-Unis. Elle prônait l’échec du socialisme et la réussite de l’impérialisme en affirmant que tout avait été détruit par les processus socialistes pour tromper les personnes qui ont la mémoire courte. Avec cette nouvelle configuration maintenant, les changements seront plus difficiles pour la gauche.

La nouvelle génération de la gauche light évite la confrontation alors qu’elle est nécessaire pour lutter contre l’exclusion systématique de groupes tels que les peuples autochtones. Rafael Correa

Pourrait-on penser que ce que vous appelez une gauche plus light est une conséquence du fait de devoir faire face à une droite mieux préparée ? 

C’est possible, mais ce qu’il faut examiner, c’est l’honnêteté intellectuelle dans l’action politique. Pourquoi se lancer en politique ? Pour obtenir un emploi ou pour changer la réalité ? Si vous n’êtes pas prêt à risquer votre vie, cela ne sert à rien. Pour la gauche, la politique doit être une mission. Quelle est cette mission ? Atteindre le « bien vivre »(“buen vivir”). 200 ans de sous-développement, c’est assez. Si vous n’avez pas cette vision, cette vocation, si vous n’êtes pas prêt à donner votre vie pour changer la réalité, pour quoi allez-vous occuper un poste ? 

Francia Márquez a parlé justement du « vivir sabroso » – expression que nous pourrions traduire avec Paul Magnette – citant Jean Jaurès – par « vie large ». Diriez-vous que la Colombie a également une « gauche light » ?

Non, Gustavo Petro n’est pas de la gauche light, c’est un guérillero. Bien sûr, il devait gagner l’élection et modérer un peu son discours. Cependant, je suis en désaccord sur certains points avec Petro. Sur l’extractivisme, par exemple. Que serait la Bolivie sans extractivisme ? Doivent-ils renoncer à leurs ressources naturelles ? Non. Ils doivent en tirer parti avec un maximum de responsabilité environnementale et sociale. C’est la grande chance de l’Amérique latine, qui peut se développer sans passer par l’énorme exploitation de la main-d’œuvre que des pays en voie de développement comme la Corée du Sud ou Singapour ont dû subir. Les ressources naturelles constituent une grande opportunité. Cela dit, ce n’est pas avec ces questions qu’on décide si une gauche est light. Et Petro n’est pas de la gauche light

Dans tous les cas, un pays sans monnaie nationale qui cherche à obtenir un accord de libre-échange est un suicide. Ce n’est même pas idéologique, c’est technique. En principe, c’est moins grave avec les États-Unis, car nous avons la même monnaie, mais avec la Chine, qui a une monnaie nationale, passer un accord de libre-échange revient à détruire notre industrie nationale. Mais cela importe peu à Lasso, dans son fanatisme et pour ses intérêts particuliers, car il ne connaît pas les petits producteurs de textile qui vont être submergés par l’industrie chinoise. En revanche, les grands importateurs en profiteront, mais seulement à court terme, car sans emploi et sans production nationale, il n’y a pas de revenu et sans revenu, il n’y a pas de consommation, ni pour les importations ni pour les importateurs eux-mêmes. Mais ils ne le comprennent pas dans leur ambition et leur maladresse, parce que ce sont des gens en fin de compte très mal préparés. L’un des problèmes des élites latino-américaines est que, en plus d’être égoïstes et cupides, elles sont ignorantes. La formule du désastre est donc la suivante : pas de monnaie nationale, un taux de change fixe et la conclusion d’un accord de libre-échange. Le talon d’Achille des pays en développement est le secteur extérieur. Il faut des mesures commerciales, des tarifs, des quotas, etc. Mais avec les accords de libre-échange, vous éliminez cela aussi. Donc il ne reste plus qu’à prier.

Les États-Unis est le pays le plus puissant de l’histoire ; la Chine est le pays le plus peuplé. Mais cela ne signifie pas que les autres vont devenir invisibles. Nous vivons dans un monde participatif et multipolaire. Rafael Correa

Dans le monde multipolaire que vous évoquez, quelle devrait être la relation avec l’Union européenne ? 

Ce qui est clair, c’est que l’avenir sera un monde de blocs. Soyons réalistes, nous pensons que tout le monde a le même droit de vote. Les États-Unis comptent 50 pays, 50 États, chacun de ces États étant plus grand et plus riche, avec plus de production que n’importe quel pays d’Amérique latine. Je ne pense pas non plus qu’il soit raisonnable de lui accorder le même niveau de droits de vote qu’à une île de 60 000 habitants dans les Caraïbes. Je crois donc que le monde de demain sera un monde de blocs et que pour parler entre blocs, il faut la CELAC. Je pense qu’il devrait y avoir une communauté d’États d’Amérique latine et une communauté des Caraïbes, notamment anglo-saxonne. Nous sommes une réalité différente, mais nous sommes des blocs plus grands et nous devons parler entre blocs pour traiter les conflits, consolider les coïncidences. L’Europe est un bloc qui, malheureusement, ces derniers temps s’est totalement aligné sur les États-Unis. L’Europe était autrefois le continent des Lumières. Aujourd’hui, elle est plus libérale que les États-Unis et ne fait que suivre la voie de ces derniers.

Sources

[1] En février 2018, le président de l’Équateur Lenín Moreno – ancien vice-président de Rafael Correa – supprime par référendum la possibilité de la réélection indéfinie qui aurait permis à Correa de se présenter aux élections présidentielles de 2021. Ce dernier reprochera à Moreno d’avoir présenté les questions de façon tendancieuse et de l’avoir empêché de pouvoir mener une campagne à armes égales.

[2] Rafael Correa a toujours eu une relation conflictuelle avec les médias, auxquels il reproche de faire partie de l’opposition en manipulant les informations à son égard. Durant son double mandat (2007-2017), des associations reconnues comme Reporters sans frontières et l’Association interaméricaine de presse ont condamné l’agressivité de son gouvernement à l’égard de la presse.

[3]L’ « Unión de Naciones Suramericanas » (UNASUR) est un organisme d’intégration d’Amérique du Sud, officiellement reconnu à partir de 2008 à l’initiative d’Hugo Chavez et de Lula, avec 12 pays membres. Plus de la moitié ont depuis quitté le forum.

Florent Zammouche

Source: Le Grand Continent, le 13 juillet 2022

Edité par María Piedad Ossaba

Traductions disponibles: Español English