À l’occasion du 40e anniversaire de la guerre des Malouines : quelques leçons à retenir

L’appartenance géographique à une région de la planète ne suffit pas à générer de véritables motifs d’intégration et de solidarité face à un ennemi extérieur.

En 1982, j’étais au Nicaragua. C’était les premières années de la révolution sandiniste et je travaillais dans l’armée. Un jour d’avril, quelqu’un dont je ne me rappelle malheureusement pas le nom m’a demandé si j’étais prêt à aller aux Malouines pour combattre aux côtés du peuple argentin dans la lutte pour récupérer les îles de la domination coloniale britannique.

J’avais un peu plus de 25 ans et je n’avais encore jamais été confronté à un dilemme éthique d’une telle ampleur. Cela signifiait apporter une contribution à la juste aspiration de l’Argentine à récupérer la souveraineté d’un territoire qui, par l’histoire et la justice, lui appartient, mais cela signifiait aussi me mettre aux ordres d’une dictature satrape, violatrice des droits humains, ce pour quoi elle était répudiée par la grande majorité de l’humanité décente de la planète.

Bien que le contingent qui avait été autorisé à combattre n’ait pas rejoint le combat, il était impossible d’éviter la polémique interne née de la nécessité de résoudre la controverse morale qui nous a tourmentés pendant plusieurs semaines.

«Les Malouines sont argentines» : banderole exposée par l’équipe nationale argentine à La Plata, avant un match face à la Slovénie, en juin 2014

La résolution de cette lutte intime a fourni de précieux outils de gestion politique pour l’avenir. L’un d’eux était de comprendre que la dimension tactique doit toujours être subordonnée à l’évaluation et au sens stratégique. Dans ce cas, l’enjeu stratégique était la responsabilité argentine et latino-américaine de récupérer les Malouines comme un impératif de notre propre condition d’hommes et de femmes de ce temps.

La contradiction éthique à laquelle a été confrontée la décision sur le comportement le plus correct à assumer dans cette situation, a mis en évidence et indique sans équivoque qu’il n’y a aucun obstacle ni aucune limite connue à la nécessité de combattre le colonialisme et l’impérialisme dans toutes leurs manifestations et avec toutes les méthodes à notre disposition. 

Nous, Latino-américains de cette époque, ne pouvons pas vivre dans le doute quant à la manière dont nous devons nous comporter face à certains faits et situations. En ce sens, une conscience critique nous oblige à réfuter l’imposition coloniale qui, en Amérique latine, exerce encore – au XXIe siècle – un contrôle sur les Malouines, Porto Rico et d’autres pays et territoires des Caraïbes.

Se réveiller chaque jour en sachant que la squame coloniale continue de s’étendre comme un cancer dans certaines régions d’un continent qui a décidé d’être libre il y a plus de 200 ans, circonscrit l’idée que la tâche n’est pas encore achevée. Aux premières heures du 2 avril 1982, Ronald Reagan et le général Leopoldo Galtieri ont eu une conversation téléphonique tendue qui a duré environ cinquante minutes. Le dictateur argentin ne s’est pas senti à l’aise ou satisfait une fois l’entretien avec le président usaméricain terminé. Galtieri avait secrètement espéré obtenir un soutien clair de Reagan, ou au moins une neutralité effective et complice qui permettrait d’éviter une réaction utilisant toute la force de ses armes. Au contraire, le président usaméricain avait essayé à plusieurs reprises de convaincre le général de s’abstenir d’une opération de guerre aux Malouines, et l’avait averti que l’ « agression », comme il l’appelait, provoquerait une réponse sûre et énergique de Margaret Thatcher. Enfin, il aurait proposé une médiation face à l’imminence d’un conflit international.

Ronald Reagan et Leopoldo Fortunato Galtieri, acteurs clés du conflit des Malouines

Le 16 juin 1982, un mois et demi après l’annonce par les USA de leur soutien inconditionnel à la Grande-Bretagne, Galtieri reconnaît publiquement dans un message au pays la défaite des troupes argentines face aux forces britanniques. Quelques jours plus tard, Galtieri lui-même, dans une interview avec la journaliste Oriana Fallaci, reconnaît avec amertume et déception, entre autres, le rôle des USA dans la défaite, qualifiant leur action de « trahison ». 

Le même jour et le même mois de juin, Nicanor Costa Méndez, , diplomate de carrière, anticommuniste invétéré, très proche des USA et ministre des Affaires étrangères du gouvernement argentin, dut reconnaître la capitulation qu’il attribuait à la supériorité militaire et technologique de la Grande-Bretagne et de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), acceptant avec amertume la participation décisive des USA, qui agissaient davantage comme membre de l’alliance militaire qui unit les deux pays que comme membre du Traité interaméricain d’assistance réciproque (TIAR). Le ministre argentin des Affaires étrangères a ensuite annoncé de manière surprenante le démantèlement du système de défense et du pacte hémisphérique face au mépris du gouvernement usaméricain pour ses résolutions.

Fresque murale rappelant la guerre des Malouines dans une rue de Buenos Aires, en Argentine. Photo Juan Mabromata/AFP

Le désarroi amer et douloureux des généraux argentins face à l’abandon yankee, qui a même conduit Galtieri à les traiter de traîtres, a montré que leur formation les empêchait de comprendre l’essence impérialiste de la politique étrangère usaméricaine, dans laquelle il existe une longue histoire de liens avec les pays au sud du Rio Bravo, invariablement basés sur leurs intérêts économiques, leur expansion et leur domination, plutôt que sur des principes et des engagements éthiques et politiques.

Pour la première fois dans l’histoire des relations interaméricaines, l’essence du « panaméricanisme » et sa conception supposée de la défense régionale contre une puissance extra-continentale, en l’occurrence la Grande-Bretagne, agissant contre l’une des nations des Amériques, était mise à l’épreuve. Dans le conflit des Malouines, les complexités des relations internationales créées après la Seconde Guerre mondiale et les intentions des militaires de résoudre la grave situation interne sur la base de la juste revendication nationale des Malouines ont déconstruit un scénario international longtemps construit par les USA contre le communisme et les pays du camp socialiste. Au grand regret de l’Amérique, lors de la guerre des Malouines, ce n’est pas précisément la flotte soviétique qui a agi avec art sur le continent américain.

Le conflit des Malouines a non seulement sonné le glas du TIAR, mais a également remis en question les fondements sur lesquels le modèle d’intégration de notre continent a été construit. La contradiction entre les idées de la doctrine Monroe et panaméricaines se heurte une fois de plus et de manière ostensible à l’idée bolivarienne qui propose l’intégration des peuples des territoires que José Martí a regroupés sous le nom de « Notre Amérique ».

L’appartenance géographique à une région de la planète ne suffit pas à générer de véritables motifs d’intégration et de solidarité face à un ennemi extérieur. D’autres composantes – complémentarité culturelle, identitaire et économique – contribuent à la construction d’un processus d’intégration qui a dans la constitution d’un mécanisme de sécurité régionale entre égaux, l’un des piliers fondamentaux pour maintenir la paix et garantir la coexistence harmonieuse entre les peuples. 

Le TIAR devrait disparaître, tout comme l’OEA, car ils ne représentent pas les intérêts de la région dans la mesure où une puissance peut imposer une hégémonie qui n’est pas formellement acceptée dans les documents constitutifs de ces organisations. La nécessité de faire place à   de nouveaux mécanismes d’intégration entre les peuples de la région située au sud du Rio Bravo a connu dans le conflit des Malouines un tournant dans la voie à suivre. Les gouvernements et les peuples d’Amérique latine, surmontant les différences évidentes avec un gouvernement satrape et violeur des droits humains, se sont portés à la défense des intérêts de l’Argentine, expression des principes de droit latino-américains, piliers de la construction des États-nations de la région, en utilisant tous les instruments politiques, diplomatiques et même militaires à leur disposition. À la seule exception des actions astucieuses du gouvernement dictatorial d’Augusto Pinochet, le reste des pays de la région ont montré leur esprit de solidarité et leur vocation latino-américaniste. Le cri : « Les Malouines sont argentines » a été un slogan qui a traversé vallées et montagnes, rivières et mers, enveloppant un sentiment qui dépasse et surpasse les Argentins comme un cri de solidarité de nous tous qui sommes nés et vivons entre le Mexique et la Patagonie. 

Seul un rapprochement entre nos pays et la réalisation de l’intégration dans des instruments qui sauvegardent la souveraineté et l’autodétermination des peuples et qui ont une capacité de réponse politique, diplomatique et militaire sans avoir besoin de recourir à des puissances extra-régionales peuvent augurer une nouvelle ère qui ne répétera jamais l’ignominie que l’invasion impériale des Malouines a signifié pour notre région. 

Lorsque nous y serons parvenus, nous serons plus proches de la véritable indépendance et, dans la justice, nous devrons nous souvenir de ces jeunes Argentins qui, en ces jours fatidiques de 1982, ont donné leur vie pour la dignité et l’honneur de tous les Latino-américains et Caribéens et ont hissé haut un drapeau qui flottera à jamais sur tout le territoire de notre Patria Grande.

Sergio Rodríguez Gelfenstein

Edité par María Piedad Ossaba

Original: En el 40 aniversario de la guerra por Malvinas : algunas enseñanzas para recordar

Traduit par Fausto Giudice

Source: Tlaxcala, le 31 mars 2022