Versailles 1789, Santiago du Chili 2021 : d’un deux tiers à l’autre

Quoiqu’il en soit, les deux tiers de Versailles n’ont pas réussi à arrêter l’Histoire.

La Convention constitutionnelle chilienne vient de ratifier à la majorité une règle stipulant que des nouvelles normes constitutionnelles ne pourraient être adoptées que si elles obtenaient les deux tiers des votes. Luis Casado revient sur un précédent historique dans la douce France de 1789.-FG

On a usé et abusé de l’’aphorisme de Karl Marx, selon lequel l’histoire se répète, la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. Pour Luis Casado, il convient de souligner qu’une fois de plus, « nous n’avons rien inventé ». Les Chilien·nes ne font que vivre qu’une mauvaise copie du passé…

Inauguration des États généraux à Versailles, le 4 mai 1789

Ma série “Nous n’avons rien inventé” s’enrichit chaque jour.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il n’y a rien de nouveau dans le bazar des deux tiers. Ceux qui tiennent le manche et ne veulent renoncer à aucun de leurs privilèges cherchent des moyens d’éviter le changement. Souvent en changeant les règles du jeu, en les détournant ou en perpétuant le statu quo au-delà de ce qui convient.

Lorsque Louis XVI, dûment guidé par son conseil royal, décide de convoquer les États généraux – une assemblée réunissant les trois ordres du système monarchique – il cherche juste assez de soutien pour lever les impôts qui rétabliront l’équilibre de ses finances.

Justement. La couronne a toujours dépensé plus qu’elle n’a collecté. Les impôts sont payés exclusivement par le Tiers État, qui comprend la quasi-totalité des 24 millions de Français. La noblesse et le clergé – quelque 600 000 âmes – se répartissent allègrement les privilèges, immunités, avantages et droits accordés par le roi.

En gros, 24 millions de paysans, de fermiers, d’ouvriers, d’industriels, de commerçants, de professions libérales de toutes sortes, et d’artisans ont généré la richesse qui a ensuite été distribuée à parts égales : 50 % à ceux qui l’ont créée, et 50 % au roi, à la noblesse et au clergé, dont l’inutilité et le parasitisme devenaient chaque jour plus évidents.

Pour les États généraux, la noblesse avait droit à 285 députés, le clergé à 291 et le Tiers État à 289. Pour aggraver les choses, ils devaient voter par “ordre”, c’est-à-dire chaque ordre séparément, ce qui donnait finalement trois votes…

Mais le 18 Octobre, pardon, la mobilisation massive des enfoirés réussit à obtenir de Sa Majesté que le nombre de députés du Troisième État double, passant 578. Théoriquement, ils sont à égalité avec la somme du Clergé et de la Noblesse.

Théoriquement. Dès le départ, le roi a souhaité que chaque ordre se réunisse séparément et que le vote se fasse uniquement par ordre. Ergo… deux tiers devaient soutenir la monarchie, et un tiers devait soutenir autre chose : il y avait deux stratégies dans l’air …

Les États généraux se réunissent dans l’Hôtel des menus plaisirs de Versailles (ça ne s’invente pas…) le 4 mai 1789, et le maître de cérémonie prend bien soin de séparer le bon grain de l’ivraie. Le clergé et la noblesse disposent de tribunes latérales d’où ils dominent la scène, et sont séparés du Tiers État – installé au centre de la salle sur de simples chaises – par des barrières infranchissables. Le roi s’est réservé une tribune couverte par un luxueux pavillon à l’extrémité de la salle.

Dès lors, comme lors de la Convention constitutionnelle chilienne, rien ne se passe. Rien ne concernait l’objectif pour lequel les États généraux avaient été convoqués. La noblesse tente d’imposer les usages “traditionnels”, le vote par ordre (c’est-à-dire aux deux tiers) et le maintien du système de privilèges dont elle bénéficie. Le 28 mai 1789, réunie séparément, la Noblesse adopte une résolution déclarant que le vote par ordre est inhérent à l’ancienne constitution du royaume et d’autant plus nécessaire au maintien de la monarchie. Toute ressemblance avec des événements contemporains dans une longue et étroite bande de terre n’est pas purement fortuite.

Le Clergé… le Clergé se déplaçait entre Charybde et Sylla, essayant de jouer le rôle de conciliateur des conciliabules.

Les deux stratégies discutées par le Tiers État n’étaient pas non plus nouvelles. D’un côté, il y avait les robinets d’eau tiède qui se satisfaisaient du fait que la noblesse et le clergé payaient quelques impôts et des “bontés” du roi, grâce auxquelles des réformes modérées seraient menées avec modération et en voiture, chacun pour soi et dieu pour tous.

De l’autre côté se trouvaient les partisans d’un changement un peu plus profond, dont les partisans se radicaliseront grâce à l’opposition obstinée de la Noblesse. Le marquis de Bombelles parle des “folies inconcevables des fous du Tiers État” (je précise qu’El Mercurio [quotidien réactionnaire chilien, NdT] n’existait pas encore et que [Jacqueline] Van Rhysselbergue [sénatrice de l’Union Démocratique Indépendante, pinochétiste, NdT] était encore un enfant).

Conscients de l’importance de “l’opinion publique”, les députés “énergiques” ont imposé des délibérations ouvertes avec l’aide de nombreux observateurs qui rapportaient ensuite urbi et orbi ce qui y était discuté. En un mois, des centaines de journaux libres ont été créés pour rendre compte des débats. Ce que nous appelons aujourd’hui “la rue” a joué un rôle irremplaçable.

Entre-temps, l’universitaire Bailly avait été élu président de l’assemblée du Tiers État. Présenté au roi – dont il tenait d’ailleurs son importante fortune -, Bailly refusa de s’agenouiller comme le voulait la coutume monarchique : Louis XVI resta nu. Dépouillé de la supériorité qui vient avec le privilège de la naissance… que reste-t-il d’un monarque ?

Voyant que la Noblesse n’acceptait définitivement pas de siéger aux côtés du Clergé et du Tiers État, ni le vote par tête qui cassait les deux tiers du vote par ordre, le 17 juin 1789 les députés du Tiers État se déclarèrent… Assemblée constituante.

  • Adieu États généraux, adieu objectifs limités déterminés par le monarque la représentation nationale – les députés du Tiers État – plus les députés du Clergé et de la Noblesse qui souhaitaient se joindre à eux (ils étaient nombreux…), se fixèrent pour objectif de rédiger une Magna Carta qui consacre l’égalité civile devant la Constitution et les lois de tous les Français (ce n’était pas si simple mais… c’était le résultat).

Louis XVI tenta de rétropédaler. Il chargea le marquis de Dreux-Brézé d’ordonner au Tiers État de dissoudre l’Assemblée constituante et de revenir aux délibérations séparées par ordre. Le pathétique marquis fit ce qu’il peut, et ne reçut que la fameuse réponse de Mirabeau devant toute l’assemblée :

« Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple et qu’on ne nous en arrachera que par la puissance des baïonnettes ».

Louis XVI n’a pas osé. En bref… il ne pouvait pas. Ses armées étaient déjà passées du côté de la nation, et il n’y avait pas un général qui voulait se suicider en ouvrant le feu sur le peuple français. Enfin, il y en avait un… un certain Napoléon Buonaparte. Mais – opportuniste et astucieux- , Napoléon choisit de réprimer les monarchistes. Pour la première fois, une certaine noblesse se fit mitrailler dans la rue. Ce qui suivit est une autre histoire.

Quoiqu’il en soit, les deux tiers de Versailles n’ont pas réussi à arrêter l’Histoire.

Luis Casado

Original: Los dos tercios de Versalles

Traduit par Fausto Giudice

Edité par María Piedad Ossaba

Source: Tlaxcala, le 18 octobre 2021