Lettre aux « Gens de bien »

Mais l’idée des « gens de bien » n’est pas celle d’une chemise blanche (et je me souviens des chemises noires du fascisme) sinon que c’est une vieille histoire ; ce dont vous ne vous êtes pas rendu compte, c’est qu’il y a différentes nuances de blanc…

Je suis un parvenu et un rancunier. Ce n’est ni bon ni mauvais, c’est comme ça. Parfois, pendant quelques secondes, je me suis senti honteux d’avoir grandi à Bosa, en Palestine, mais cela m’a vite passé. En vivant en Europe, j’ai appris à être fier d’être latinoaméricain, et bien avant cela, j’avais appris la dignité d’être issu d’un quartier pauvre. Maintenant, avec une impudence totale, j’écris cette lettre pour les « gens de bien ».

Ce que vous appelez haine, moi je l’appelle indignation, pourtant je continuerai à l’appeler haine dans cette lettre pour que vous me compreniez. J’ai connu la haine entre les classes quand j’étais enfant, je me souviens que ma mère faisait le ménage dans la cuisine d’une maison de riches, cette cuisine était très grande, certaines choses étaient accrochées aux murs (plus que des objets pour cuisiner, des démonstrations de luxe). À la demande de la propriétaire de la maison, je devais rester immobile, et je suis resté sur une chaise pendant que ma mère nettoyait.

Cela peut vous sembler idiot, mais pas pour moi, car votre message est que nous, nous devons toujours rester calmes, immobiles, résignés à vos ordres.Ce n’est pas que nous vivons dans des pays différents, c’est que nous avons des budgets différents.

Pour vous, la pandémie a été une contrariété et la grève un obstacle pour aller au golf. Pour d’autres, la pandémie a été une plus grande épreuve et la grève la possibilité de crier ensemble que vous êtes en train de nous tuer.

Maintenant vous sortez habillés en blanc.Vous étiez déjà sortis à Cali, habillés en blanc et armés pour tirer sur la minga. Vous étiez déjà sortis auparavant pour nous avertir que le plomb est ce qu’il y a et que le plomb est ce qui vient. Vous l’aviez déjà dit à Pereira et à Cúcuta et vous êtes dispersés partout dans le pays.

Vous vous sentez fiers d’avoir élu le même pendant si longtemps. Parfois je vous regarde, plus qu’avec mépris, avec un peu de pitié car certains d’entre vous ont des économies si précaires et des vies si pauvres que je ne comprends pas votre vote pour le bourreau. Non seulement vous votez pour lui, mais vous l’idéalisez, vous faites de lui le messie.

Mais l’idée des « gens de bien » n’est pas celle d’une chemise blanche (et je me souviens des chemises noires du fascisme) sinon que c’est une vieille histoire ; ce dont vous ne vous êtes pas rendu compte, c’est qu’il y a différentes nuances de blanc : les vrais blancs, les propriétaires du pays, comme Luis Carlos, Julio Mario ; d’autres comme Álvaro et Iván, simples contremaîtres d’une ferme ; et il y a les patrons des péons, qui gagnent comme des péons, vivent comme des péons, mais se prennent pour des contremaîtres. C’est ainsi que le paramilitarisme est né, que l’extrême droite s’est consolidée et que, comme El Condor, ils prient le jour et ordonnent des massacres la nuit.

Je connais déjà toutes vos litanies, que vous payez des impôts, et que vous supposez que ceux qui sont de Siloé ou de Ciudad Bolívar ne paient pas d’impôts chaque fois qu’ils consomment en Colombie.

Je connais déjà toutes vos litanies au sujet des institutions, les mêmes que j’ai vu comment elles abandonnent les populations ou qui ne viennent sur les territoires qu’au nom de l’État pour massacrer et déplacer.

Je connais déjà vos histoires selon lesquelles la violence n’engendre que la violence et que le chemin est la paix, en même temps que vous lubrifiez vos armes pour tuer impunément tous ceux qui vous viennent à l’esprit.

Je sais que vous courez vous réfugier derrière les règles, celleslà mêmes avec lesquelles vous piétinez le peuple ; derrière les lois, celleslà mêmes qui ont exproprié depuis des générations ; et derrière les tribunaux, ceuxlà mêmes qui vous ont toujours déclarés innocents.

Il y a aussi quelque chose que je dois reconnaître à certains, c’est qu’ils montrent leur visage. Il y a d’autres en blanc qui, au contraire, sont planqués, les neutres, qui appellent à la tolérance, pour qui toutes les violences se valent, ceux qui ne regardent pas le contexte et veulent sourire de tous les côtés pour faire bonne figure devant le monde, mais je leur rappelle que nul n’est une pièce d’or.

Vous êtes impliqués dans la grève, pas en faveur, mais contre. Vous êtes de ceux qui obligent leurs travailleurs à arriver à l’heure malgré les embouteillages sous peine d’être sanctionnés, ceux qui ont pris 10% du salaire des travailleurs de la santé en pleine pandémie, ceux qui détournent le regard quand un jeune tombe, ceux qui ont appris à dire que la « victime ne récoltait pas le café ». Vous êtes également de ceux qui, encagoulés, incendient des choses pour accuser les manifestants, comme cela a déjà été prouvé. Vous êtes aussi de ceux en blanc qui s’habillent en vert, parce que nous savons qu’il y a certains en vert qui s’habillent en blanc.

Et bien sûr, les timorés et les tièdes me diront que je ne dois pas polariser. Dans une société polarisée économiquement, polarisée socialement, polarisée politiquement, je ne peux pas me polariser, selon eux. Quelle ironie de la vie et quelle hypocrisie !

Le problème, pour vous, c’est que le peuple s’est réveillé. Cela vous dérange qu’une réforme fiscale, pour les « gens de bien », ait été renversée ; et qu’une réforme de la santé, pour les « gens de bien », ait également été retirée. Et je sais que cela vous dérange que le Ministre des Finances, qui fait partie des « gens de bien » et qui a laissé sans eau plusieurs millions de ceux qui ne sont pas de ces « gens de bien », ait dû perdre son emploi.

Je ne sais pas si c’est une coïncidence de couleurs, mais les « gens de bien » portent du blanc et parmi les « timorés de bien », certains d’entre eux, ont invité à voter blanc.

Je sais déjà ce que mes amis vont me dire, certains d’entre eux étant très proches des « gens de bien », si proches qu’ils semblent en faire partie, que ma position appelle au vandalisme. Ils me diront aussi que je ne peux pas prendre tout si personnellement, mais j’ai le regret de les informer que le souvenir de ma mère faisant le ménage dans cette cuisine m’a appris qu’il n’y a rien de plus personnel que l’injustice et qu’il n’y a rien de plus personnel que l’indignation, surtout quand elle a son propre nom, elle s’appelle « les gens de bien ».

J’ai le regret de vous informer que j’ai déjà pris parti et qu’il est possible que nous perdions, mais comme nous avons l’habitude de perdre, pourquoi ne nous battrionsnous pas pour avoir un match dans des conditions un peu plus équitables, entre égaux ; pourquoi devrionsnous nous inquiéter que vous dormiez bien, alors que nos rêves ont été endommagés.

Nous nous croiserons dans la rue, vous me regarderez avec mépris, vous direz que je suis peu académique, qu’étant médecin je devrais être avec les « gens de bien », que le ressentiment n’aide en rien, que le passé c’est le passé et qu’ensemble nous devons nous embrasser pour construire un meilleur pays. Cette dernière phrase, je l’ai entendue pendant des décennies sans que vous ayez mis un grain de sable pour que cela s’améliore.

Je dis au revoir, je dois aller prendre des photos dans une autre marche, donner un coup de main dans une assemblée populaire. Et, en tant que bon supporter de Santa Fe, je ne m’inquiète pas de la défaite, je m’inquiète de la déloyauté. Bonne journée.

PS: Si vous ne vous considérez pas comme des « gens de bien », vous n’avez pas à vous sentir offensés

Víctor de Currea-Lugo, le 30 mai 2021

Original: Carta a la gente de Bien

Edité par María Piedad Ossaba