Contre vents et marées, vers un triomphe du correísme en Équateur

Le peuple équatorien, si éprouvé ces dernières années, quant à lui se réjouit de la renaissance annoncée du correísme.

Extravagance, le samedi 13 février 2021 apparaît une pétition titrée « Notre Soutien à Yaku Perez et Manuela Lavinas Picq », où on voit écrit notamment : « Le leader indigène Yaku Pérez, issu des luttes pour l’eau et pour la vie des communauté [sic] paysannes en Équateur, et sa compagne Manuela Lavinas Picq, sont la cible d’une campagne de diffamation sur les réseaux sociaux [1]. » Il y a vraiment de quoi mobiliser d’éminentes personnes, comme Laurence Rossignol, vice-présidente du Sénat français, PS, première de la liste. Osera-t-on encore dire que Yaku Pérez est de ce genre de personnes qui aiment se prélasser dans les bras des impérialistes ?

Yaku Perez et Manuela Lavinas Picq

Manuela Lavinas Picq peut dire tranquille : « … que ce soit Correa, de gauche, ou que ce soit le Bolsonaro de la droite évangéliste, les deux ont un discours, très ressemblant, de haine envers les étrangers ». Ça ce n’est pas de la « diffamation » ? Le mashi Rafael Correa a beau avoir étudié quatre ans aux États-Unis, avoir épousé une belge, une fois, être un supposé adorateur prosterné devant le Vénézuélien Maduro, être un supposé vendu aux Chinois, être – et c’est le plus important, et c’est vrai – un défenseur entêté de l’intégration bolivarienne de l’Amérique latine, on peut encore le présenter comme une personne qui hait les étrangers ! C’est Manuela Lavinas Picq qui divague, et qui diffame.

Le mouvement populaire indigène en Équateur a ces trente dernières années acquis une appréciable envergure politique et culturelle. La CONAIE – versant social – et le parti Pachakutik – versant politique – sont les plus connus, mais ne sont pas les seuls. Le mouvement social indigène est depuis longtemps capable de mobiliser en masse en Équateur, au point de provoquer le départ de présidents, ainsi Bucaram en février 1997 ou Mahuad en janvier 2000. Le mouvement indigène est alors très à gauche, hostile au néo-libéralisme, en lutte contre l’imposition de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA/ALCA), donc à l’unisson de la diversité des gauches anti-impérialistes sur le continent. Inutile de dire que cette puissance, qui va croissant, ne passe pas inaperçu, aux yeux de personne !, et certainement pas de ceux qui considèrent l’Amérique latine comme leur arrière-cour.

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Le mashi Rafael Correa est capable de dire quelques phrases en langue indo-américaine

Le mashi Rafael Correa, président de 2007 à 2017, se considérait naturellement allié du mouvement populaire indigène, et même du mouvement populaire tout court, et au départ les relations sont excellentes, les bases sociales étant souvent les mêmes. Rarissime pour un président latino-américain, le mashi Rafael Correa est capable de dire quelques phrases en langue indo-américaine [2] (https://www.youtube.com/watch?v=mZiugqSFVWc). C’est le fruit de sa curiosité culturelle et intellectuelle autant que de son authentique inclination pour les humbles de la patrie – immense apport du mashi Rafael Correa à la valorisation des cultures indigènes, fût-ce en termes symboliques. Cependant l’hostilité de l’oligarchie face au correísme est fulgurante : dès 2010 le mashi Rafael Correa doit faire face à une tentative de coup d’État, quelques secteurs de la police ont prétendu passer à l’action, se mettant au service de l’oligarchie traditionnelle, et renverser le gêneur. Problème : les masses populaires indigènes ne sont pas dans les rues pour donner une tonalité populaire au renversement escompté. L’impérialisme et l’oligarchie veulent donc à tout prix mettre la main sur le levier manquant : des millions de dollars via les ineffables, inénarrables et incontournables ONG vont alors pleuvoir. Soudain l’impérialisme et l’oligarchie adorent les Indiens.

« Soudain »… pas si soudain que ça. Dans les années 1980 nous avons déjà vu ce genre de front renversé. La lumineuse Révolution sandiniste fut cruellement combattue par Ronald Reagan, par la CIA, par le dispositif culturel dominant, ainsi que par les propagandistes qui en Europe toute honte bue accablaient l’un des pays les plus pauvres des Amériques, le Nicaragua. Tout de go, le président Ronald Reagan proclamait sa forte sensibilité à la culture des Indiens miskitos, supposément malmenés par les sandinistes. Soutenus par de telles forces, certains petits chefs de quelques communautés miskitos apportèrent leur contribution à la déstabilisation du gouvernement populaire – entraver la renaissance du minuscule Nicaragua étant l’objectif de l’impérialisme, quelques guignols stipendiés çà et là se prêtait au jeu, faisant des milliers de morts au passage… C’est ainsi que la CIA peut donc, occasionnellement, « aimer » les Indiens.

Au sein du mouvement populaire indigène en Équateur, le grand renversement idéologique a lieu de façon confuse mais féroce. Certains restent attachés à la défense des droits des peuples indigènes, les droits sociaux notamment, d’autres se rallient corps et biens à la nouvelle lubie venue du nord : il faut lutter contre l’extractivisme. Le grand mot est lâché. La réelle proposition politique est difficile à saisir précisément, d’autant plus qu’elle est mouvante. La brésilienne-française Manuela Lavinas Picq, qui a beaucoup apporté à la promotion de Yaku Pérez, est tout à fait hostile à l’extractivisme – ainsi l’explique-t-elle lors d’une interview [3] . Elle considère tout de même que le pétrole pour son taxi devrait « venir du Moyen-Orient » parce que « là-bas, il n’y a pas beaucoup d’espèces ». Manuela Lavinas Picq n’a peut-être jamais entendu parler des jardins de Babylone, mais au Moyen-Orient se trouvent quelques peuples arabes qui ont aussi droit à un environnement sain, si on veut être universaliste. Accessoirement ils devraient aussi pouvoir disposer de quelques droits démocratiques, mais Manuela Lavinas Picq ne risque pas de s’exprimer sur ce point, puisqu’elle apprécie de se faire occasionnelle salariée du régime qatarien. Elle n’offensera jamais si tyrannique régime, mais apporte sa part, non négligeable, à la campagne qui fait passer le mashi Rafael Correa pour un tyran – xénophobe, de surcroît, selon elle.

Interview avec Manuela Lavinas Picq: Castigo Divino ( min: 13:02)

La brèche est faite dans le mouvement indigène populaire. Certainement pas une lumière, mais choisi faute de mieux, un certain Carlos Pérez est la tête montante du courant pro-yankee, lequel n’a qu’un argument : l’argent multiforme des ONG venues du nord. Les assemblées habituellement fraternelles sont régulièrement empoisonnées par ce débat : accepter ou refuser cette si peu mystérieuse manne financière ? Le courant anti-impérialiste, encore nettement majoritaire, y compris dans la direction du mouvement, croit encore pouvoir juguler les avances douteuses des mécènes aux dents longues. Carlos Pérez, lui, pousse ses pions, et clarifie les choses. Il fait auprès de l’état civil équatorien une demande officielle de changement de prénom : il veut s’appeler Yaku Pérez. Rupture avec la latinité, certes, mais son horizon reste le même, ne pas heurter les généreuses ONG, lesquelles ne font d’ailleurs que convoyer l’argent du contribuable états-unien. En 2017 Yaku Pérez prétendait déjà être le candidat présidentiel du mouvement indigène, mais il avait été écarté par les plus prestigieuses voix du mouvement, non non non, tu es trop marqué à droite, oublie. Yaku Pérez, juste un peu contrarié, appelle donc à voter pour Guillermo Lasso, banquier de la droite la plus traditionnelle, membre de l’Opus Dei, qui se fout de la Pachamama comme d’une guigne. Yaku Pérez peut dès lors s’enorgueillir d’être plus apprécié hors du mouvement populaire indigène qu’à l’intérieur de celui-ci. Authentique, c’est lui qui le dit.

Rafael Correa en 2017 avait mélangé ses tartines et apporté son soutien la canule de Lenin Moreno, lequel a donc remporté l’élection présidentielle. Dès ses premiers jours au pouvoir c’est l’orgie des renoncements : Lenin Moreno nomme le président du Comité des entreprises d’Équateur (CEE) [soit le MEDEF] Richard Martínez Alvarado ministre de l’économie et des finances. Alors que Correa est constamment accusé de préférer la confrontation, Lenin Moreno est sans tarder encensé par la presse dominante, présenté comme un homme de « dialogue », moderne, à l’écoute du pays réel… Donner les clés de l’économie au patronat, c’est le prix de la concorde avec l’oligarchie ; cet état d’esprit qui frôle le pétainisme trouve toujours l’agrément des puissants et de leur presse. Pour que les choses soient tout à fait claires il choisit comme vice-président Otto Sonnenholzner, homme des médias privés furieusement attachés à l’inique système oligarchique et résistant farouchement à toute évolution sociale. À ce niveau-là ce n’est plus du « dialogue », on a même largement dépassé le stade des préliminaires, et d’ailleurs le roi est nu. Le mashi Rafael Correa, impitoyable, statue : Lenin Moreno est « l’une des pires ordures qu’on ait vues en Notre Amérique », la compétition étant pourtant de très haut niveau.[4]

Lenin Moreno est « l’une des pires ordures qu’on ait vues en Notre Amérique ». Radio La Calle 31/01/2021

En octobre 2019, le mouvement populaire, à nouveau dans la rue, fait chanceler le régime Moreno-Sonnenholzner. Les militaires se portent à sa rescousse, imposent l’état d’urgence – une dizaine de morts, des milliers de blessés, des milliers de détenus. La presse équatorienne se porte aussi à la rescousse du régime, impose un récit d’une fabuleuse simplicité : c’est, encore lui, Correa qui de Bruxelles manipule des foules d’Indiens enivrés – à la Chimay Bleue. Les journalistes indépendants posent la question pour avoir la confirmation : « Beaucoup de gens se demandent, donc je vous demande aussi… ». Peut-être que Correa toujours hostile à la presse refusera de répondre à cette question, sorte de demi-aveu implicite, conclut la voix stridente du journaliste indépendant ; d’ailleurs dans le garage de Rafael Correa on a trouvé une caisse de Chimay Bleue, enfin, en tout cas une photo a circulé sur les réseaux sociaux, « Ex-président, confirmez-vous son existence ? cette fameuse caisse de bières dont tout le monde parle, confirmez-vous son existence ? ou refusez-vous d’informer nos auditeurs qui ont le droit de savoir ? Combien de caisses de bières avez-vous envoyées aux émeutiers ? Économiste, nous ne sommes pas vos ennemis, mais nos auditeurs ont le droit de savoir, j’insiste. Peu importe ! Je me permets juste de noter, si vous me le permettez encore, que vous refusez de répondre. Passons à un autre sujet : on a retrouvé une caméra de marque iranienne dans le bermuda d’un paysan … » Trop forts les journalistes ! Le mashi Rafael Correa se marre, lance un « à tantôt ! » à sa belge aimée, se met un masque sur le visage, puis se rend en marchant à la maison natale de Julio Cortázar, dans le quartier d’Ixelles. Il s’adresse à l’âme du gaucho international qu’il sent si présente : « Vieux frère, je te dois la vérité, tu es dépassé en imagination. »

Parallèlement, les dollars ayant plu, et les dollars ayant plu à certains, pour l’élection présidentielle de février 2021, Yaku Pérez parvient à arracher la candidature du mouvement Pachakutik. Les anciens combattants aux mille cicatrices, aux pieds meurtris d’avoir tant manifesté, sont sidérés, mais impuissants, face à la pluie que faire ? Plus que de la « diffamation » sur les réseaux sociaux, ce sont en fait les leaders indigènes historiques qui s’expriment nettement, sur la place publique, contre la candidature de Yaku Pérez : Leonidas Iza par exemple, figure légendaire, dit que Yaku Pérez a acheté des voix [5]. Tout aussi remontée la CONAIE : « La CONAIE demande l’annulation de la candidature de Yaku Pérez et soutient les candidatures de Jaime Vargas et Leonidas Iza [6]» . La même si fiable source, El Comercio, fait enfin savoir, lorsque tout le monde le savait déjà, le 16 décembre 2020, moins de deux mois avant l’élection présidentielle, que le président de la CONAIE Jaime Vargas « prend ses distances avec la candidature de Pachakutik [7]», donc de Yaku Pérez . La droitisation de Yaku Pérez est patente, et Jaime Vargas constate que « ni Yaku Pérez ni les parlementaires [de Pachakutik] ne se sont montrés solidaires avec nous les dirigeants aujourd’hui persécutés par la justice [8]». Ángel Tipantuña offre un résumé de ce qui s’est passé l’intérieur du mouvement indigéniste – devenu mouvement anti-extractiviste.

Jaime Vargas « prend ses distances avec la candidature de Pachakutik »

Yaku Pérez [9] considère pour sa part que ce ne sont que quelques petits secteurs correístes, minoritaires dans le mouvement populaire indigène, qui s’opposent à lui . En fait c’est lui, Yaku Pérez, qui s’est éloigné des mouvements indigènes, quoi qu’en disent ses lointains soutiens occidentaux. Sa campagne électorale n’est qu’un bavardage confus contre l’extractivisme, pour l’environnement, mais en toute incohérence. Yaku Pérez clame par exemple que, lui président, il fera construire un aéroport international à Cuenca. Pourquoi un aéroport international dans cette modeste capitale provinciale, qui a déjà un aéroport ? Est-ce que les militants écologistes débandés de Notre-Dame-des-Landes viendront-ils l’aider à le construire ?

Finalement le 7 février 2021 le premier tour de l’élection a bien lieu. Le mouvement correíste, qui a pu après mille entraves présenter un candidat, arrive nettement en tête, grâce à un illustre inconnu : Andrés Arauz [10] (voir le documentaire de 15 mn) emporte presque un tiers des suffrages. Les résultats sont les suivants : Andrés Arauz : 32,5% environ, le représentant de la droite pure et dure Guillermo Lasso : 20% environ et Yaku Pérez : 20% environ. La candidate soutenue par Lenin Moreno, Ximena del Rocío Peña Pacheco, obtient moins de 3% des voix. Un exploit ! dans son genre.

Lasso et Pérez ne sont séparés que par quelques dixièmes de points. Au lendemain de l’élection le CNE avait placé Yaku Pérez en deuxième position, celui-ci se voyait déjà au deuxième tour. Aujourd’hui, 20 février 2021, c’est Guillermo Lasso qui est en deuxième position depuis plus d’une semaine, et il semble bien qu’il soit le candidat qualifié pour le deuxième tour. Maintenant écarté du deuxième tour, Yaku Pérez crie à la fraude. Ses puissants soutiens internationaux pèsent de tout leur poids, comme nous voyions plus haut.

Lasso et Pérez ont pourtant d’abord vécu une lune de miel, tout à leur haine envers le correísme, puis se sont querellés, se déchirés. Ils se présentés ensemble au siège du Conseil national électoral (CNE), invités par la présidente, qui n’est autre que l’ancienne parlementaire de Pachakutik Diana Atamaint. En ce lieu en principe sacré ils ont offert une scène de ménage où alternaient les déclarations d’amour et les reproches rancis. Le comportement du CNE, offrant bizarrement son siège au vaudevillesque spectacle, est de ce point de vue pour le moins… maladroit.

Cette situation provoque un chaos dont les correístes se seraient bien passé. La sérénité nécessaire doit revenir, et c’est cela que devraient encourager les démocrates sincères. Le peuple équatorien, si éprouvé ces dernières années, quant à lui se réjouit de la renaissance annoncée du correísme.

Notes:

[1]https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/130221/notre-soutien-yaku-perez-et-manuela-lavinas-picq.

[2]https://www.youtube.com/watch?v=mZiugqSFVWchttps://www.youtube.com/watch?v=mZiugqSFVWc

[3] https://www.youtube.com/watch?v=j59zdSbEEuE 13:02

[4] Rafael Correa: “Lenín Moreno es de las peores basuras que ha parido nuestra América”: https://radiolacalle.com/rafael-correa-lenin-moreno-es-la-peor-basura-que-ha-parido-nuestra-america/ Radio

[5] https://www.youtube.com/watch?v=Dcako6uT2mc

[6] La CONAIE demande l’annulation de la candidature de Yaku Pérez et soutient les candidatures de Jaime Vargas et Leonidas Iza: (https://www.elcomercio.com/actualidad/conaie-anulacion-precandidatura-yaku-perez.html ).

[7] Jaime Vargas « prend ses distances avec la candidature de Pachakutik:  https://www.elcomercio.com/actualidad/vargas-pachakutik-elecciones-conaie-organizaciones.html)

[8] Ángel Tipantuña offre un résumé de ce qui s’est passé l’intérieur du mouvement indigéniste – devenu mouvement anti-extractiviste: (https://www.youtube.com/watch?v=KJ9nzNjG3OM

[9] https://www.eluniverso.com/noticias/2021/01/14/nota/9528838/yaku-perez-no-es-descabellado-acuerdo-comercial-estados-unidos

[10] Documentaire d’Andrés Arauz  https://www.youtube.com/watch?v=vsGPquxPeRU

Mila Desmers , le 21 février 2021

Edité par María Piedad Ossaba

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