Les « banlieues africanisées » de Buenos Aires et autres perles racistes dans les médias argentins

Tout cela est inacceptable aujourd’hui. Les expressions de ce genre ont cessé d’avoir leur place dans les médias d’autres pays depuis des décennies. Il n’y a aucune raison pour que nous continuions à le tolérer.

Pablo Sirvén, dans une chronique publiée dans le quotidien La Nación, a suscité une large indignation avec un article qui révèle une chaîne d’associations très commune dans nos débats publics. Il évoque le danger que les banlieues de Buenos Aires, « territoire non viable » et « africanisé », décident une fois de plus avec le poids de leurs voix « le destin de la patrie ». Et il exhorte Cambiemos (le parti de Macri) à éviter cela. Le lien est clair : le péronisme, associé à l’africanité et au vote populaire, est la menace. La patrie qui est en danger et qui a besoin de Cambiemos, serait  implicitement blanche et européenne.

Un des nombreux mêmes ayant fleuri sur la toile pour commenter les propos de Sirvén : ici les pays du continent africain ont été rebaptisés avec les noms des banlieues de la capitale fédérale

Ce n’est pas la première fois que Sirvén pose cette dichotomie : il avait récemment comparé les opposants de Macri – et par extension, toute l’Argentine, qui s’acharne à ne pas voter comme il voudrait – à une tribu d’origine africaine. Dans d’autres chroniques et dans ses  pages sur les réseaux sociaux, l’association « Argentine = Afrique » est une procédure standard d’autodénigrement.

Il ne faut pas beaucoup d’efforts pour identifier ici, à peine voilé, le même argument qui s’étale explicitement dans les égouts des forums de lecteurs : le problème ce sont « les noirs » qui votent. L’Argentine n’est pas viable à cause des « noirs » qui votent pour le péronisme. Et le corollaire implicite : pour que l’Argentine soit un pays normal, il faudrait qu’ils soient éliminés d’une manière ou d’une autre. Tuez-les tous. Ou peut-être avec un coup de chance, comme dans le récent fantasme de ce leader radical de Cordoba : que la pandémie « purifie ethniquement » « les noirs de La Matanza » [ville de la province de Buenos Aires]. Voilà, c’est comme ça que nous pourrions être l’Argentine que nous voulons. Tous des petits blancs et votant dans le bon sens.

Face aux remarques sur le caractère problématique de l’argument, arrivent toujours les excuses. « Je me référais à l’Afrique à cause de la pauvreté, je ne faisais pas allusion à la couleur », « Je ne dis pas noir de peau noire, je dis noir d’âme » [sic]. Mais à ce stade, il n’y a plus de place pour la discussion ou la fausse naïveté. Associer des comportements ou des qualités négatives à une couleur ou à une ethnie est discriminatoire. Ici et dans le monde entier. Point barre.

Notre culture est issue d’une longue tradition en ce sens qu’il est temps de remiser. Depuis le XIXème siècle, il est de coutume de discréditer la participation populaire à la politique en l’associant à une prétendue « race inférieure », qu’il s’agisse d’indigènes, d’afro-descendants ou d’un « noir » générique qui fait allusion à un mélange des deux. Pour les unitaires et certains de leurs héritiers, le fédéralisme était « barbare » et était animé par des gauchos, des Indiens et des métis. Pour certains conservateurs, Yrigoyen était le chef des « negritos ». Pour les antipéronistes, le problème était (et est) la gravitation des « cabecitas negras (petites têtes noires) ». Et donc jusqu’à ce jour, dans cette matrice narrative qui imagine qu’en Argentine il y a toujours une certaine barbarie que les habitants européens, blancs, corrects, cultivés, soignés, sont appelés à éradiquer.

Les médias argentins continuent aujourd’hui à reproduire ces formes voilées de racisme de plusieurs manières, certaines plus subtiles que d’autres. On les retrouve, bien sûr, dans les inquiétudes sur l’ « africanisation » du pays – qui ne sont pas seulement celles de Sirvén – qui sont la continuation d’autres inquiétudes plus habituelles sur sa « latino-américanisation ». Comme si l’appartenance à l’Amérique latine était quelque chose d’intrinsèquement indésirable et nous éloignait de quelque destin européen. Nous les voyons aussi à l’œuvre dans l’application sélective de la dignité de « cacique » qui est donnée aux dirigeants politiques qui, de cette façon, sont liés aux indigènes. Il y a des « caciques » dans le conurbano (banlieue de Buenos Aires) ou à Formosa, mais pas dans la CABA [Ville autonome de Buenos Aires] ou à Rosario, et il est rare qu’un dirigeant radical, libéral ou de droite soit affublé de cette épithète.  La même sélectivité se retrouve généralement dans la dignité de « gens » que méritent, par exemple, des habitants de quartiers d’origine européenne mais pas d’autres d’origine mapuche. On le sait, tous les gens ne sont pas des « gens » égaux.

La discrimination ethno-raciale apparaît également dans les médias de manière implicite, dans ces évocations trop fréquentes de l’histoire du progrès argentin, dans laquelle tout le bien nous est venu « par héritage des immigrants espagnols, italiens, anglais, allemands », qui nous auraient apporté « la vocation pour le travail dur », l’honnêteté, et qui sait quels autres attributs moraux impossibles à prouver que, implicitement, les habitants qui étaient ici avant leur arrivée ne possédaient évidemment pas. Et ceux qui vivent aujourd’hui en dehors de la pampa gringa [zone de colonisation rurale par des immigrants européens] occupée par ces grands-parents européens qui avaient la vertu de ne rien demander à l’État et qui travaillaient, contrairement à cette autre population qui arrive « du nord » et à qui il faudrait apprendre à tenir des poulaillers, à cultiver la terre, ou autre chose.

Le problème, en vérité, est que les médias en Argentine ne se limitent même pas aux formes voilées de racisme, mais permettent aussi les formes les plus manifestes et les plus agressives. Depuis des années, Baby Etchecopar lance des insultes à la radio contre les « putains de nègres », sans tenir compte des recommandations répétées de l’INADI [Institut National contre la Discrimination, la Xénophobie et le Racisme]  les déconseillant. Ni les propriétaires des stations de radio où il travaille, ni les annonceurs, et encore moins ses auditeurs, ne voilent là une source de préoccupation.

Tout cela est inacceptable aujourd’hui. Les expressions de ce genre ont cessé d’avoir leur place dans les médias d’autres pays depuis des décennies. Il n’y a aucune raison pour que nous continuions à le tolérer. Et ce n’est pas une question de politiquement correct ou de culture du bannissement : les médias nous doivent une politique éditoriale exempte de discrimination ethniciste et raciste et plus conforme au XXIème siècle.

Ezequiel Adamovsky

Original: Sirvén, África y los usos del racismo en la prensa argentina

Traduit par   Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Traductions disponibles : Deutsch  Italiano

Source: Tlaxcala le 2 février 2021

http://tlaxcala-int.org/upload/gal_21691.jpg

 

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