Philosophie du contact

Aristote a réfléchi sur la nature particulière du toucher, qui le différencie des autres sens.

Deux corps sont en contact lorsqu’ils se touchent. Mais que signifie toucher ? Qu’est-ce qu’un contact ? Giorgio Colli en a donné une définition précise, en indiquant que deux points sont en contact lorsqu’ils ne sont séparés que par un vide de représentation. Le contact n’est pas un point de contact, qui en soi ne peut pas exister, car toute quantité continue peut être divisée. On dit que deux entités sont en contact lors qu’aucun support ne peut être inséré entre elles, c’est-à-dire lorsqu’elles sont immédiates. Si entre deux choses il y a une relation de représentation (par exemple : sujet-objet ; mari-femme ; maître-esclave ; distance-voisinage), on ne dira pas qu’elles sont en contact ; mais si toute représentation est absente, s’il n’y a rien entre elles, alors et seulement alors on pourra dire qu’elles sont en contact. Cela peut également s’exprimer en disant que le contact n’est pas représentable, qu’il n’est pas possible de faire une représentation de la relation en question – ou, comme l’écrit Colli, que « le contact est donc l’indication d’un néant représentatif, d’un interstice métaphysique ».

Fernand Khnopff, Des caresses, 1896. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

Le défaut de cette définition est qu’elle risque, dans la mesure où elle doit recourir à des expressions purement négatives, telles que « rien » et « non représentable », de sombrer dans le mysticisme. Colli lui-même précise que le contact ne peut être dit immédiat qu’approximativement, que la représentation ne peut jamais être entièrement éliminée. Contre tout risque d’abstraction, il sera donc utile de revenir au point de départ et de se demander à nouveau ce que signifie « toucher », c’est-à-dire interroger le plus humble et le plus terrestre des sens, le toucher.

Aristote a réfléchi sur la nature particulière du toucher, qui le différencie des autres sens. Pour chaque sens, il existe un entre-deux, un intervalle (metaxy), qui remplit une fonction décisive : pour la vue, le médium est le diaphane, qui, éclairé par la couleur, agit sur les yeux ; pour l’ouïe, c’est l’air, qui, mû par un corps sonore, frappe l’oreille. Ce qui distingue le toucher des autres sens est que nous percevons le tangible non pas « parce que le metaxy exerce une action sur nous, mais car en même temps (il aime) le metaxy ». Ce metaxy, qui n’est pas extérieur à nous, mais en nous, est la chair (sarx). Mais cela signifie que ce n’est pas seulement l’objet extérieur qui est touché, mais aussi la chair qui est déplacée ou mue par lui – que, en d’autres termes, dans le contact, nous touchons notre propre sensibilité, nous sommes affectés par notre propre réceptivité. Alors que dans la vision nous ne pouvons pas voir nos propres yeux et dans l’ouïe nous ne pouvons pas percevoir notre propre faculté d’audition, dans le toucher nous touchons notre propre capacité à toucher et à être touché. Le contact avec un autre corps est donc , à la fois et avant tout, un contact avec soi-même. Le toucher, qui semble inférieur aux autres sens, est donc, dans un certain sens, le premier, car c’est en lui que se génère quelque chose comme un sujet, qui, dans la vision et dans les autres sens, est en quelque sorte présupposé de manière abstraite. Nous faisons pour la première fois une expérience de nous-mêmes lorsque, en touchant un autre corps, nous touchons en même temps notre chair.

Si, comme on tente aujourd’hui de le faire de façon perverse, on supprimait tout contact, si tout et tous étaient tenus à distance, nous perdrions alors non seulement l’expérience des autres corps, mais surtout toute expérience immédiate de nous-mêmes, c’est-à-dire que nous perdrions purement et simplement notre chair.

Giorgio Agamben Τζόρτζιο Αγκάμπεν

Original: Filosofia del contatto

Traduit: Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Traductions disponibles : English  Español  Deutsch 

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