Maradona si, Maradona non !
Apothéose, passion et mort d’un démon hors pair

L’astre du maillot n° 10 unit dans sa personnalité le ciel et l’enfer. Il n’était pas fait pour des moralistes. Et ce n’était pas un modèle d’homme exemplaire.

La mort de Diego Armando Maradona, un prodigieux joueur de football, un illuminé, une espèce de daimôn mystérieux, indéchiffrable, une divinité insolente et vulgaire, a provoqué, outre un choc dans les médias, chez les supporters, et même ceux qui sont indifférents à ce sport, une émotion indéniable. Radicale. L’être haï et aimé, insulté et porté aux nues, prodigieux et caillera. Le footballeur charismatique et le pitoyable plouc. Celui que personne n’ignore et que des millions d’hommes admirent. Et celui que je ne sais combien de gens (peut-être même pas si nombreux) méprisent et condamnent à la commune condition de simple mortel : ce plébéien charismatique s’en est allé pour rester.

   Mythe de la modernité, d’un sport de masses, du football

De son vivant déjà, c’était une légende. Et il est possible – c’est le plus probable – que la légende grandisse après son décès. Après sa veillée funèbre avec ses démonstrations extrêmes. Après son enterrement. Sa putréfaction. C’est ce qui se passe avec les dieux et les héros. Le footballeur injurié et idolâtré né dans un bidonville, une créature des marges, qui aurait pu rester dans l’oubli s’il n’avait pas été marqué par la grâce divine, ou l’intelligence diabolique qui pouvait créer avec un ballon des  actions qui s’élevèrent au statut d’art, oui, cette sorte d’actions que Panzeri appela la dynamique de l’imprévu, s’il n’avait pas été la démonstration de ce que dit, dans un discours académique, l’écrivain français André Maurois, à savoir que le football est l’intelligence en mouvement – Maradona serait un mort de plus qu’on mène au cimetière.

El cebollita [le petit Oignon] qui, tout enfant déjà, éblouit les autres par la magie incorporée à sa jambe gauche – car la droite ne lui servait même pas à monter dans l’autobus – était destiné à la célébrité, si l’on admet que le sort, le destin, ce concept si aimé et  illustré  par les Tragiques grecs, est un attribut réel de l’existence, qui marqua Maradona pour toujours. Une créature de la fatalité.  « Cabecita negra » [« le petit Noiraud »], ce mélange entre immigrants et natifs plus ou moins indiens, à qui sa maman, doňa Tota, souhaita, lors de son baptême, « qu’il soit quelqu’un de bien et qu’il grandisse en bonne santé », désir qui est celui de toute mère, s’initia au professionnalisme à seize ans, dans l’Argentinos Juniors. Lors de ses débuts, dans les premières minutes d’une deuxième mi-temps, la première chose qu’il fit à un défenseur de Talleres de Córdoba, ce fut un petit pont, un « caňo », une « ordeňada »[une passe entre les jambes], comme nous disons, nous, dans nos régions montagneuses, tel que le vaincu, l’humilié, aurait mieux fait de jouer en soutane. Diego perdit son premier match comme professionnel. Les triomphes et la gloire – et aussi la boue- viendraient après.

Ce petit gars, de petite taille (il arriva à peine à 1,62m), grandit au milieu de démonstrations de talent, se spécialisa dans l’émerveillement des spectateurs, et l’éblouissement de ses camarades et même de ses adversaires grâce à ses pieds virtuoses. Quand il était gamin, comme on l’a souvent dit, on ne lui raconta pas de contes de fées : il recevait des ovations, d’abord dans les terrains vagues, puis dans les stades. Depuis sa cité, il avala le monde. Et tout particulièrement quand, en 1986, il fut couronné champion du monde à Mexico, le monde se prosterna à ses pieds, ou, pour être plus exact, devant sa prodigieuse jambe gauche (ah ! et puis aussi, pourquoi pas, devant sa main gauche !).

Maradona, dieu et démon

Le génie précoce du ballon, qui pourrait figurer dans un conte des Mille et une nuits, connut les pleurs douloureux lorsque l’entraîneur César Luis Menotti l’exclut de la sélection qui devait disputer le Championnat du monde de 1978, organisé en Argentine, qui fut utilisé par la dictature dirigée par Videla pour camoufler les innombrables exactions et violations des droits humains.

Pour ce Mondial, où Maradona avait 18 ans, le joueur était « affûté ». Je dirais qu’il était mieux que jamais. Et quand il apprit qu’on l’excluait de la liste de la sélection, il pleura toutes les larmes de son corps. Plus qu’il ne devait brailler du fait du dopage de 94. « Moi, je n’ai pas pardonné à Menotti, et je ne lui pardonnerai jamais ça, mais je ne l’ai jamais haï. Haïr, c’est autre chose que ne pas pardonner. C’est ce que je crois, en tout cas. C’est pourquoi je dis que, malgré tout, l’image que j’ai du Flaco [le grand Maigre] ne s’efface pas de ma mémoire, ni sa sagesse, pour ce qui est de savoir me conduire », dit Maradona dans son livre « Moi, Diego ».

Maradona qui, dans ses débuts, fit des étincelles dans l’équipe du quartier de La Paternal, l’Argentinos Juniors, était appelé à faire de grandes choses, et d’autres bien moins plaisantes et qui ne s’accordaient pas avec l’attitude normale de discipline d’un sportif. Il devint une étoile (étoile filante ? supernova ?) qui illumina la route du mythe, le chemin qui le mena à s’installer non seulement dans l’histoire comme un des meilleurs footballeurs de tous les temps, mais dans le côté obscur de l’idole qui, même en étant Maradona, peut avoir des pieds d’argile. Au cours de sa trajectoire professionnelle, Maradona marqua des buts incroyables. Impossibles, même, comme celui qu’il réalisa, sur un coup franc, en jouant dans l’équipe de Naples contre la Juventus, le 3 novembre 1985. Mais il y eut deux buts hors série, qui allaient catapulter le déjà très célèbre joueur argentin jusqu’aux hauteurs célestes : il les marqua à Mexico, lors du Mondial 1986, dans le cadre de la confrontation à haute tension avec l’Angleterre. Les préliminaires de la rencontre furent marqués par le souvenir tendu de la raclée infligée par les troupes anglaises aux Argentins, dans la guerre  pour l’archipel des Malouines ou Falkland, quatre ans auparavant.

Le premier but, sur les deux marqués par Maradona ce 22 juin 1986, fut une action polémique, mais qui, en même temps, révéla non seulement la malice, l’astuce, la ruse, mais aussi la rapidité mentale d’un joueur qui avait connu le baptême du feu, en fait d’habiletés et de stratagèmes, quelques-uns illicites, dans les terrains vagues. Valdano s’empara du ballon sur la gauche, et fit une passe qu’un défenseur anglais repoussa vers l’arrière. Le 10 argentin se glissa au milieu de ses adversaires et, au moment où Peter Shilton, le gardien de but de l’Angleterre, qui faisait 20 centimètres de plus que Maradona, sautait pour prendre la balle, el Pelusa [la Tignasse] s’éleva dans les airs et, de la main gauche, mit le ballon dans les filets. Il jeta un coup d’œil de côté vers le juge de ligne, puis vers l’arbitre, qui validèrent le but de la Main de Dieu. Célébration planétaire.

Selon Maradona, ce but avait eu un précédent du temps des cebollitas [surnom donné à l’équipe des Argentinos Juniors du fait de la petite taille de ses joueurs]. Voici comment el Pelusa le raconte dans son livre Moi, Diego : « Dans le stade du Parc Saavedra, j’ai marqué un but de la main, les adversaires m’ont vu, et ils ont sauté sur l’arbitre.À la fin, il accorda le but et ce fut un bordel monstre… Je sais que ce n’est pas bien, mais une chose est de le dire à froid, et une autre, bien différente, de prendre la décision à chaud, en plein milieu du match : tu veux attraper la balle, et ta main part toute seule ». Oui, il en est bien ainsi. Ceux qui ont joué au foot le savent. C’est un sport qui offre une sacrée collection de pièges et de ruses, sans parler des improvisations et des idées brillantes du moment.

Après ce but discuté, arriva le but le plus esthétique et athlétique de tous les Mondiaux de Football. Cinq minutes après le divin coup de la main, survient la création la plus inspirée du football moderne. Le 10 commença son exploit depuis son camp et, en dix secondes et un tout petit peu plus, il laissa derrière lui un sillage d’Anglais stupéfaits devant la divinité qui manipulait le ballon avec un raffinement, un dribble endiablé, l’ingéniosité d’un génie. Et, au fond, cette exécution magistrale fut une sorte de vengeance géopolitique.

 La Main de Dieu

Maradona, érigé en dieu du football, avant tout par ses compatriotes, mais aussi par les supporters du Napoli, une équipe sans histoire que le 10 transporta jusqu’à des béatitudes jamais vécues par les compatriotes d’Enrico Caruso, parvint au Paradis de son vivant. C’était, sur la pelouse, un illuminé, doué de l’énergie subtile des Muses et autres divinités. L’Enfer devait venir plus tard, même s’il se dessinait déjà dans ses addictions, dans ses comportements extra-sportifs, dans ses connexions de bas étage avec les membres de la Camorra, la mafia napolitaine.

Le favori des dieux évoluait sur la corde raide de la cocaïne, avec des comportements de racaille, au milieu des scandales. Et tout cela ensemble, ses qualités de footballeur extraordinaire et ses déviations, confectionna le ragoût de sa gloire et de sa chute, dans sa thaumaturgie avec la balle au pied, et ses débordements hors des stades. Maradona réunit les étranges attributs du « saint », comme purent être « saints », dans d’autres domaines, des hommes de talent comme François Villon et Jean Genet, ce dernier canonisé par Jean-Paul Sartre, et il se colla à son tour une étiquette de grossier personnage, quelqu’un qui n’était pas à sa place, et s’enivra de son intelligence footballistique ; son ascension, depuis une cité d’indigents, oubliés par la fortune, jusqu’aux lumières des sunlights, les chœurs démentiels des foules dans les stades, l’extase du succès, s’ils le projetèrent comme une fusée sur la lune, firent aussi sa catastrophe sismique.

Utilisé par des dirigeants politiques de droite et de gauche, Maradona était condamné à être un dieu-démon, un ange déchu, un prêtre blasphémateur. C’était (et c’est) un être parfait pour être littératurisé, pour faire de ses performances et ivresses un thème romanesque. Il baigna dans l’excès. Dans l’hyperbole. Ce n’était pas quelqu’un de bien. Ou bien si, cela dépend de celui qui profitait de sa résonance universelle pour l’utiliser, de son aide et ses faveurs. On pouvait tirer parti de ses origines dans un taudis, de sa formation dans une cité, de son adresse unique à garder le ballon collé à son pied gauche, de sa dimension grandiose comme footballeur. Dans le lexique du cirque, c’était le grand trapéziste, celui qui prenait tous les risques dans les hauteurs, sans filet protecteur – sensation unique pour les spectateurs. Parfois, c’était le clown. D’autres fois, le jongleur.

 
Messi et Maradona

Dans tous les cas, il traversa, sans approfondir, les terres de l’irrévérence et catapulta ses insultes et crachats contre le pouvoir de la FIFA et autres pouvoirs. Maradona avait et a, non seulement des fans, mais des dévots. Il ne rendait pas seulement fous les supporters, il créait une communauté de croyants. Certains virent en lui un homme crucifié par la société, le résultat du calcul de financiers et stratèges de marque. Une sorte de victime du succès, de son irruption dans des mondes où seuls peuvent évoluer les hommes élus moins par leur talent, que par ceux qui manipulent, dominent, trompent, et modèlent le monde, le divisent en exploiteurs et exploités, en oppresseurs et opprimés.

« Maradona fut condamné à se prendre pour Maradona, et forcé à être la star de toute fête, le bébé de chaque baptême, le mort de chaque veillée funèbre. La « succéine » est plus dévastatrice que la cocaïne. Les analyses, d’urine ou de sang, ne décèlent pas cette drogue », a dit Eduardo Galeano. L’astre du maillot n° 10 unit dans sa personnalité le ciel et l’enfer. Il n’était pas fait pour des moralistes. Et ce n’était pas un modèle d’homme exemplaire. Humain, oui, trop humain, quand la drogue et autres dérèglements le mirent à nu. Par contre, dieu trop divin, quand il arrivait à faire d’un ballon conduit par son pied gauche la symphonie avec chœurs de Beethoven.

Comment expliquer qu’un footballeur, évidemment exceptionnel comme il l’était, ait fait l’objet d’invraisemblables comparaisons avec des personnages aussi opposés et divers que le Christ, Ulysse, San Gennaro, la Vierge Marie, Napoléon, Mick Jagger et le Chevalier à la Triste Figure (Don Quichotte) ; quels mécanismes inconscients, quel ensemble de frustrations collectives, de manque de proportions dans l’analyse menèrent à ces analogies d’un excellent joueur avec des poètes comme Baudelaire, par exemple ?

Quels signes apocalyptiques avaient dû voir les fondateurs d’une église consacrée à la vénération de Maradona, celui qui, à Naples, fut très saintement travesti en Sainte Maradona, en un jeu de mots qui réunissait le nom de la divinité du football et la donna, la Vierge, ces mêmes images si souvent représentées pendant la Renaissance.

 Avec la mort de Maradona, le football aussi est mort. Une belle hyperbole

Dans son livre Comédiens et martyrs, Essai contre les mythes, Juan José Sebreli, un sociologue argentin, dit qu’existent, « entremêlés », divers mythes qui donnent sa forme au mythe unique de Diego Armando Maradona. « Pour le nationalisme populiste, il incarne le mythe de l’identité nationale ; pour les basses classes sans conscience politique, le mythe du mendiant qui se métamorphose en prince ; pour les intellectuels de gauche, le mythe du rebelle social ; pour la jeunesse contre-culturelle, le mythe du transgresseur ».

Maradona, qu’on a aussi pu entendre mettre en question l’Église, le pape (pas le pape actuel, son compatriote, mais Jean-Paul II, un pontife hautement réactionnaire), les curés et, tout particulièrement le pouvoir qui fait la pluie et le beau temps dans le football, la multinationale appelée FIFA – ce fabuleux Dix du foot se mit aussi autour du cou des scapulaires de gauchiste, ou plutôt d’une espèce de gauchisme infantile, mis en avant, à diverses reprises, par Fidel Castro, Hugo Chávez ; même si, auparavant, il avait aussi été utilisé par des individus aussi droitiers et criminels que Jorge Rafael Videla, quand l’Argentine, qui alignait dans son équipe le jeune Maradona, remporta en 1979 le Mondial Juvénile de football, qui se tint au Japon, et ensuite par le néo-libéral, populiste et pilleur de l’État argentin, Carlos Menem.

Le footballeur, qui, de toute façon, était plus important en Argentine que n’importe quel chef d’État  – et ceux qui le voyaient ainsi avaient raison, et ils étaient nombreux – fut assimilé à un mauvais garçon, un bad boy, rebelle sans cause, capable de se livrer, à côté de brillantes actions, à des crises de colère retentissantes. Et pour ceux qui sont le plus introduits dans la philosophie, il représentait l’élément dionysiaque, carnavalesque, ce qui, du côté du tropique, est étiqueté comme de l’« angélisme gauchiste ».

Sebreli raconte que quand Maradona « arrivait au tribunal pour être jugé, les fonctionnaires et les policiers l’applaudissaient, lui demandaient des autographes et se faisaient photographier avec lui. Ses adorateurs de la jeunesse underground et contre-culturelle ne percevaient pas ou alors dissimulaient ces contradictions. Les marginaux qui s’identifiaient à lui se voyaient traiter de façon très différente quand ils se faisaient arrêter ». D’autre part, le mythe du rebelle social et du transgresseur permit à Diego d’entrer dans les pages d’écrivains argentins et d’autres nationalités.

Pour Mario Benedetti, par exemple, « ce but que Maradona marqua contre les Anglais avec l’aide de la main divine est, jusqu’à maintenant, la seule preuve crédible de l’existence de Dieu ». Et il écrivit en son honneur un poème, Aujourd’hui, ton temps est réel. Maradona, transfiguré en icône de la culture populaire, a inspiré des dizaines de chansons, et s’est introduit dans les textes littéraires de Juan Villoro, Osvaldo Soriano, Roberto Fontanarossa (celui même qui a dit : « Ce que Diego a fait de sa vie ne m’intéresse pas, ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il a fait de la mienne »), Eduardo Galeano, Hernán Casciari, Martín Caparrós, parmi beaucoup d’autres.

La légende Maradona a atteint, du vivant du footballeur et citoyen du monde contesté, des lumières et une atmosphère d’aura, tout comme des clairs-obscurs et des zones grises. À présent que celui qu’on appelait aussi el Barrilete cósmico [le cerf-volant cosmique] est mort, la légende semble grossir, elle se nourrit même de la haine de ses détracteurs et s’installe dans les hauts et les bas d’une planète pandémique, où il y a des famines et de vastes zones sans eau potable, au milieu des agressions permanentes des multinationales contre la terre et contre des millions d’habitants vulnérables, dont beaucoup subissent l’influence abrutissante des mass media, des réseaux sociaux, des fake news, et aussi le personnage adoré et vilipendé d’un footballeur à qui, lors de son baptême, sa mère souhaita qu’il soit un homme de bien et qu’il grandisse en bonne santé.

 Reynaldo Spitaletta,  (Ecrit à Medellín, le 29 novembre 2020).

Original: ¡Maradona sí, Maradona no!
Endiosamiento, pasión y muerte de un demonio fuera de serie

Traduit par Rosa Llorens Ρόζα Λιώρενς

Edité par   Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Source Tlaxcala, le 6 décembre 2020

 

http://tlaxcala-int.org/upload/gal_21691.jpg

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