Marquetalia, les FARC et Gómez Hurtado

Ce que nous avons vu en Colombie, un pays dont les classes dirigeantes ne peuvent être qualifiées de civilisées, c’est la défense officielle des privilèges des minorités alors que, sur la majorité, on déverse parfois du napalm et, parfois toutes les misères économiques et sociales.

Les FARC viennent de revendiquer l’assassinat du leader politique Alvaro Gómez Hurtado en 1995. L’événement de l’actualité a réveillé la mémoire. Ce fait d’actualité a réveillé la mémoire. Les guérilleros des FARC avaient-ils une raison particulière de tuer le leader conservateur ? La Violencia en Colombie, de 1948 à 1964, a été marquée par la haine. Et par des milliers de crimes épouvantables. Les campagnes du pays, où au début des années soixante, trois pour cent des propriétaires possédaient plus de soixante pour cent des terres, ont été saignées à blanc. 

Álvaro Gómez Hurtado [1919 – 1995], fils de Laureano Gómez. Dessin de Betto publié par El Espectador, le 1er novembre 2015 

La réaction des paysans depuis les années 1950 a conduit à la formation de mouvements de résistance. Des guérillas libérales sont apparues et, après l’échec des amnisties sous la dictature de Rojas Pinilla, ces factions, qualifiées de bandits par les autorités, se sont constituées en milices d’autodéfense, non seulement en raison de l’abandon auquel était soumise la paysannerie, mais aussi à cause des persécutions et des assauts constants.

Le Front national, un pacte entre les élites libérales et conservatrices, qui a tenté de pacifier le pays, s’est avéré être un accord exclusif. La propriété foncière et l’absence de réforme agraire ont aggravé les problèmes. Et cela a entraîné les luttes de milliers de paysans, dans un environnement qui avait pour boussole extérieure la guerre froide, la révolution cubaine, les mouvements de libération d’autres peuples du monde et, chez nous, la violence débridée entre libéraux et conservateurs.

En 1961, le sénateur Álvaro Gómez Hurtado a qualifié de « républiques indépendantes » les zones où les paysans avaient manifesté leur rejet d’ un État qui les ignorait et les maintenait dans des conditions d’oppression et de précarité. Et il a alors appelé à soumettre ces régions, situées dans le Tolima, le Cauca, le Huila et le Guaviare. L’idée a gagné du terrain dans les cercles du pouvoir et le gouvernement de Guillermo León Valencia, « un aristocrate provincial sans programme social », comme l’appelle Jorge Orlando Melo dans son livre Histoire minimale de la Colombie, a engagé la récupération de ces territoires.

L’Opération Marquetalia, également appelée Opération Souveraineté, sous les auspices du gouvernement des USA, dans le cadre du Plan Laso et de la doctrine de sécurité du Pentagone, a débuté en 1964. Seize mille soldats, appuyés par des bombardiers, aspergeant de bactéries et lançant des bombes au napalm (c’est ainsi que l’écrivain Walter Broderick le raconte), expulsèrent des personnes âgées, des femmes, des enfants et quelques guérilleros, parmi lesquels celui qui sera connu sous le pseudonyme de Tirofijo [En plein dans le mille] ou Manuel Marulanda Vélez. Cependant, à Marquetalia, El Pato, Guayabero et dans d’autres territoires, l’État ne put pas mettre fin aux groupes d’autodéfense paysans, qui deviendront plus tard, en juin 1964, les FARC.

Le documentaire Rio Chiquito de 1965, réalisé par Jean-Pierre Sergent, montre certains aspects de la transition de groupes d’autodéfense paysans à la  guérilla. Il montre l’exode de milliers de paysans à travers les jungles et prévient qu’en Colombie « il n’y a pas de paix pour les pauvres ». L’opération Marquetalia, menée par le président Valencia et son ministre de la Guerre Alberto Ruiz Novoa, n’a pas pu mettre fin à ce que le sénateur Gómez Hurtado appelait « les républiques indépendantes » et a au contraire conduit à la création d’un groupe de guérilla qui a été pendant plus de cinquante ans le protagoniste du conflit armé interne de la Colombie, prolongement de cette violence atroce qui s’est déchaînée avec plus d’horreur après l’assassinat de Jorge Eliecer Gaitán le 9 avril 1948.

L’accord de paix de La Havane entre le gouvernement et les FARC, tant vilipendé, remis en cause et malmené par des secteurs d’extrême-droite et d’extrême-gauche [sic], a essentiellement mis fin à l’essentiel de l’activité de guérilla des FARC (sauf, bien sûr, celle des dissidents) qui, maintenant, ont avoué devant la Juridiction Spéciale pour la Paix (JEP) être les auteurs de l’assassinat de Gómez Hurtado.

La soi-disant « pacification » de Marquetalia n’avait pas mis fin aux origines et aux causes d’un conflit sanglant. L’État et le gouvernement n’ont pas encouragé les réformes agraires ni développé une politique sociale au profit des plus pauvres. Ils n’ont pas suivi les slogans des paysans qui disaient « la terre pour qui la travaille » et que la terre devait appartenir à ceux qui la gagnent par leur travail, que lançaient es milices d’autodéfense de Tirofijo, Ciro Trujillo, Jacobo Arenas et d’autres, comme on peut le voir dans le documentaire mentionné, mais ils ont répondu par une opération militaire. Et sans une véritable réforme agraire.

Et pour en revenir à l’histoire de Gómez Hurtado, quelle que soit la motivation présumée, rien ne justifie un meurtre. Il est possible que, vu d’une position irrationnelle, Gómez Hurtado ait été « un bon mort » (expression prononcée par Uribe dans d’autres circonstances et à propos d’un autre mort). La politique doit exiger une rationalité dans la lutte, une hauteur de débats, une controverse civilisée. Au moins comme un « must ».

Ce que nous avons vu en Colombie, un pays dont les classes dirigeantes ne peuvent être qualifiées de civilisées, c’est la défense officielle des privilèges des minorités alors que, sur la majorité, on déverse parfois du napalm et, parfois toutes les misères économiques et sociales. Une vérité est restée inchangée : dans ce pays, « il n’y a pas de paix pour les pauvres ».

Reinaldo Spitaletta 

Original: Marquetalia, las Farc y Gómez Hurtado

Traduit par   Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Source: Tlaxcala, le 15 octobre 2020http://tlaxcala-int.org/upload/gal_21691.jpg