La ville en temps du peste

Eh bien, l’histoire nous apprend en fait que les épidémies sont plus des moments de révélation que des transformateurs sociaux.

http://tlaxcala-int.org/upload/aut_1128.jpg« La ville pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de surveillance, de regard, d’écriture, la ville immobilisée dans le fonctionnement d’un pouvoir extensif qui porte de façon distincte sur tous les corps individuels, c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée ».

– Michel Foucault, Surveiller et Punir

Entrevoyant le déclin et la chute de l’Empire Américain, un débat académique sérieux fait rage autour de l’hypothèse de travail de l’historien Kyle Harper, selon laquelle les virus et les pandémies – en particulier la peste de Justinien au 6ème siècle – ont conduit à la fin de l’Empire Romain.

Eh bien, l’histoire nous apprend en fait que les épidémies sont plus des moments de révélation que des transformateurs sociaux.

Patrick Boucheron, éminent historien et professeur au prestigieux Collège de France, nous offre une perspective très intéressante. Soit dit en passant, avant le début du Covid-19, il était sur le point de démarrer un séminaire sur la Peste Noire du Moyen Âge.

Le point de vue de Boucheron sur le Décaméron de Boccace, écrit en 1350 et sur les jeunes aristocrates florentins qui se sont enfuis dans la campagne toscane pour raconter des histoires, met l’accent sur le caractère de la peste comme un « horrible début » qui déchire les liens sociaux, provoque une panique funéraire et fait que tout le monde se complaît dans l’anomie.

Il établit ensuite un parallèle historique avec les écrits de Thucydide sur la peste d’Athènes durant l’été 430 avant J.-C. En poussant le raisonnement jusqu’à ses limites, on peut s’aventurer à penser que la littérature occidentale commence en fait avec une peste – décrite dans le livre 1 de l’Iliade d’Homère.

La description de la Grande Peste par Thucydide – la fièvre typhoïde – est également un tour de force littéraire. Dans notre contexte actuel, elle est plus pertinente que la controverse du « piège de Thucydide » – car on ne peut pas comparer le contexte de l’Athènes antique avec la guerre hybride actuelle entre les États-Unis et la Chine.

Au demeurant, Socrate et Thucydide ont tous deux survécu à la peste. Ils étaient robustes et ont acquis une immunité grâce à leur exposition antérieure à la typhoïde. Périclès, le citoyen leader d’Athènes, n’a pas eu cette chance : il est mort à 66 ans, victime de la peste.

La ville dans la peur

Boucheron a écrit un livre extrêmement intéressant, « Conjurer la Peur », qui raconte l’histoire de Sienne quelques années avant la Peste Noire, en 1338. Il s’agit de la Sienne représentée par Ambrogio Lorenzetti dans les murs du Palazzo Pubblico – une des fresques allégoriques les plus spectaculaires de l’histoire.



Allégorie du Mauvais Gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti (1338), fresque de l’hôtel de ville de Sienne, Italie

Dans son livre, Boucheron écrit sur la peur politique avant qu’elle ne soit engloutie par la peur biologique. Rien ne pourrait être plus contemporain.

Dans l’allégorie de Lorenzetti du Mauvais Gouvernement, la cour de la mauvaise justice est gouvernée par un diable tenant un calice empoisonné (aujourd’hui ce serait le « poison couronné » – ou coronavirus). Les yeux du diable sont croisés et l’un de ses pieds est sur des cornes de chèvre. Au-dessus de sa tête flottent l’Avarice, l’Orgueil et la Vanité (qui correspondent aux « leaders » politiques contemporains). La Guerre, la Trahison et la Fureur se trouvent à sa gauche (l’État Profond des États-Unis ?) et la Discorde, la Fraude et la Cruauté à sa droite (la financiarisation capitaliste des casinos ?). La justice est liée, et sa balance est tombée. C’est une allégorie de la « communauté internationale ».

Boucheron accorde une attention particulière à la ville telle que représentée par Lorenzetti. C’est la ville en guerre – par opposition à la ville harmonieuse dans l’Allégorie du Bon Gouvernement. Le point crucial est qu’il s’agit d’une ville dépeuplée – un peu comme nos villes en quarantaine actuellement. Seuls des hommes en armes y circulent et, comme le dit Boucheron : « On suppose que derrière les murs, des gens meurent ». Cette image n’a donc pas changé aujourd’hui : des rues désertes, un grand nombre de personnes âgées qui meurent en silence dans leur maison.

Boucheron établit ensuite un lien surprenant avec le frontispice du Léviathan de Hobbes, publié en 1651 : « Ici encore, il y a une ville dépeuplée par une épidémie. Nous le savons car au bord de l’image, nous identifions deux silhouettes avec des becs d’oiseaux, qui représentent les médecins de la peste », tandis que les habitants de la ville ont été aspirés vers le haut, gonflant la figure du monstre de l’État le Léviathan très confiant de la peur qu’il inspire.

La conclusion de Boucheron est que l’État est toujours capable d’obtenir une résignation et une obéissance de la population absolument sans précédent. « Ce qui est compliqué, c’est que même si tout ce que nous disons sur la société de surveillance est effrayant et vrai, l’État obtient cette obéissance au nom de sa fonction la plus incontestée, qui est de protéger la population contre la mort rampante. C’est ce que de nombreuses études sérieuses définissent comme la « biolégitimité ».

Et j’ajouterais, aujourd’hui, une biolégitimité renforcée par une servitude volontaire généralisée.

L’Ère de l’Haptophobie

Michel Foucault était sans doute le premier cartographe moderne de la société de surveillance dérivée du Panopticon.

Et puis il y a Gilles Deleuze. En 1978, Foucault faisait la célèbre déclaration : « peut-être qu’un jour, ce siècle s’appellera le siècle Deleuzien ».

Eh bien, Deleuze est en fait plus 21e siècle que 20e. Il est allé plus loin que quiconque dans l’étude des sociétés de contrôle – où le contrôle ne vient pas du centre ou du sommet mais passe par la micro-vigilance, activant même le désir sur chacun d’être discipliné et surveillé : encore une fois, la servitude volontaire.

Judith Butler, parlant de l’extraordinaire « Nécropolitique » d’Achille Mbembe, théoricien critique basé en Afrique du Sud, a noté comment il « continue là où Foucault s’est arrêté, dépistant la vie d’après meurtrière du pouvoir souverain qui soumet des populations entières à ce que Fanon appelait « la zone de non-être ».

Une grande partie du débat intellectuel qui nous attend, empruntant à Fanon, Foucault, Deleuze, Mbembe et d’autres, devra donc nécessairement se concentrer sur la biopolitique et l’état d’exception généralisé – qui, comme l’a démontré Giorgio Agamben en parlant du Verrouillage de la Planète, est maintenant complètement normalisé.

On ne peut même pas commencer à imaginer les conséquences de la rupture anthropologique provoquée par le Covid-19. Les sociologues, pour leur part, discutent déjà de la façon dont la « distanciation sociale » est une abstraction, définie et vécue en termes très inégaux. Ils discutent des raisons pour lesquelles les pouvoirs en place ont choisi un vocabulaire martial (« verrouillage ») plutôt que des formes de mobilisation guidées par un projet collectif.

Et cela nous mènera à des études plus approfondies sur l’Ère de l’Haptophobie : notre état actuel de peur généralisée du contact physique. Les historiens tenteront de l’analyser en conjonction avec l’évolution des phobies sociales à travers les siècles.

Il ne fait aucun doute que la cartographie exhaustive de Foucault doit être comprise comme une analyse historique des différentes techniques utilisées par les pouvoirs en place pour gérer la vie et la mort des populations. Entre les années cruciales 1975 et 1976, lorsqu’il a publié « Surveiller et Punir » et le premier volume de l’Histoire de la Sexualité, Foucault, en s’appuyant sur la notion de « biopolitique », a décrit la transition d’une « société souveraine » à une « société disciplinaire ».

Sa principale conclusion est que les techniques de gouvernement biopolitique se sont étendues bien au-delà des sphères légales et punitives, et sont maintenant partout dans le spectre, même logées dans nos corps individuels.

Le Covid-19 nous présente un énorme paradoxe biopolitique. Lorsque les pouvoirs en place agissent comme s’ils nous protégeaient d’une maladie dangereuse, ils impriment leur propre définition de la communauté, fondée sur l’immunité. En même temps, ils ont le pouvoir de décider de sacrifier une partie de la communauté (les personnes âgées laissées pour mortes ; les victimes de la crise économique) au profit de leur propre idée de la souveraineté.

L’état d’exception auquel sont soumises de nombreuses régions du monde représente aujourd’hui la normalisation de ce paradoxe insupportable.

http://tlaxcala-int.org/upload/gal_21977.jpg

Zone rouge, par Marco de Angelis

L’assignation à résidence

Alors comment Foucault verrait-il le Covid-19 ? Il dirait que cette épidémie radicalise les techniques biopolitiques appliquées à un territoire national, et les inscrit dans une anatomie politique appliquée à chaque corps individuel. C’est ainsi qu’une épidémie étend à l’ensemble de la population des mesures politiques « d’immunisation » qui ne s’appliquaient auparavant – violemment – qu’à ceux qui étaient considérés comme des « étrangers », à l’intérieur et à l’extérieur du territoire national souverain.

Peu importe que le Sars-Covid-2 soit organique, une arme biologique ou, une théorie de conspiration de la CIA faisant partie d’un plan de domination mondiale. Ce qui se passe dans la vie réelle, c’est que le virus reproduit, matérialise, étend et intensifie – pour des centaines de millions de personnes – les formes dominantes de gestion biopolitique et nécropolitique qui étaient déjà en place. Le virus est notre miroir. Nous sommes ce que l’épidémie dit que nous sommes, et comment nous décidons d’y faire face.

Et sous une telle turbulence extrême, comme l’a noté le philosophe Paul Preciado, nous finissons par atteindre une nouvelle frontière nécropolitique – surtout en Occident.

Le nouveau terrain de la politique frontalière que l’Occident teste depuis des années sur « l’Autre » – les noirs, les musulmans, les pauvres – commence maintenant chez lui. C’est comme si Lesbos, la principale île d’entrée des réfugiés de la Méditerranée orientale en provenance de Turquie, commençait désormais à l’entrée de chaque appartement occidental.

Avec la mise en place d’une distanciation sociale omniprésente, la nouvelle frontière est la peau de chacun. Les migrants et les réfugiés étaient auparavant considérés comme des virus, et ne méritaient que d’être confinés et immobilisés. Mais aujourd’hui, ces politiques s’appliquent à des populations entières. Les centres de détention – des salles d’attente perpétuelles qui abolissent les droits de l’homme et la citoyenneté – sont désormais des centres de détention à l’intérieur de chaque domicile.

Pas étonnant que l’Occident libéral ait été plongé dans un état de choc et d’effroi.

http://tlaxcala-int.org/upload/graphistes/g_3560.jpg

Jorge Alaminos, Tlaxcala

Pepe Escobar

Original: The city in a time of plague

Traduit par Réseau international

Traductions disponibles : Italiano  Español 

Source:Tlaxcala, le 1 mai 2020

What do you want to do ?

New mail