L’approche contre-insurrectionnelle qu’a pris tout de suite et partout ce qu’on appelle bien improprement la “guerre contre le virus”, confirme l’intention que sous-tendent les opérations “humanitaires” de cette “guerre”…
La conversion des démocraties représentatives de l’Occident à un despotisme tout à fait nouveau a pris, à cause du virus, la figure juridique de la “force majeure” (en jurisprudence la force majeure est, comme on sait, un cas d’exonération de la responsabilité). Et donc le nouveau virus est, en même temps, le catalyseur de l’événement et l’élément de distraction des masses par la peur [1].
Réinitialisation, par Angel Boligan, Cuba/Mexique
Pour autant d’hypothèses que j’avais émises depuis mon livre Du Terrorisme et de l’Etat (1979) sur la manière dont cette conversion, à mes yeux inéluctable, de la démocratie formelle au despotisme réel se serait faite, j’avoue que je n’avais pas imaginé qu’elle puisse advenir sous prétexte d’un virus. Et pourtant les voies du Seigneur sont vraiment infinies. Et aussi celles de l’astuce de la raison hégélienne.
La seule référence, on peut le dire, aussi prophétique qu’inquiétante, est celle que j’ai trouvé dans un article que Jacques Attali, ancien patron de la banque BERD, avait écrit dans L’Express pendant l’épidémie de 2009 :
“Si l’épidémie est un peu plus grave, ce qui est possible, puisqu’elle est transmissible par l’homme, elle aura des conséquences véritablement planétaires : économiques (les modèles laissent à penser que cela pourrait entraîner une perte de 3 trillions de dollars, soit une baisse de 5 % du PIB mondial) et politiques (en raison des risques de contagion…) On devra, pour cela, mettre en place une police mondiale, un stockage mondial et donc une fiscalité mondiale. On en viendra alors, beaucoup plus vite que ne l’aurait permis la seule raison économique, à mettre en place les bases d’un véritable gouvernement mondial.” [2]
La pandémie était donc envisagée : combien de simulations avaient été faites par les grandes compagnies d’assurances! Et par les services de protection des Etats. Encore il y a quelques jours, l’ancien premier ministre britannique Gordon Brown retournait sur la nécessité d’un gouvernement mondial : “Gordon Brown a exhorté les dirigeants mondiaux à créer une forme temporaire de gouvernement mondial pour faire face aux deux crises médicales et économiques causées par la pandémie de Covid-19.” [3]
Il faut à peine ajouter qu’une telle occasion puisse être saisie ou créée, ne change pas grande chose à l’affaire. Une fois que l’intention est là, et la stratégie dessinée, il suffit d’avoir le prétexte, et puis d’agir en conséquence. Personne, parmi les chefs d’Etat, n’a été pris à la dépourvue, sinon au tout début, par la sottise de tel ou tel autre. Après, de Giuseppe Conte à Orban, de Johnson à Trump, etc., tous ces politiciens, aussi rustres qu’ils soient, ont vite compris ce que le virus les autorisait à faire des vieilles constitutions, règles et lois. L’état de nécessité pardonne toute illégalité.
Une fois que le terrorisme, dont on conviendra qu’on en a un peu trop abusé, avait épuisé la plupart de ses potentialités, si bien expérimentées partout dans les quinze premières années du nouveau siècle, le moment est venu de passer à l’étape suivante, ainsi que je l’annonçais depuis 2011, dans mon texte Du Terrorisme au Despotisme.
D’ailleurs l’approche contre-insurrectionnelle qu’a pris tout de suite et partout ce qu’on appelle bien improprement la “guerre contre le virus”, confirme l’intention que sous-tend les opérations “humanitaires” de cette guerre, qui n’est pas contre le virus, mais bien contre toutes les règles, les droits, les garanties, les institutions et les peuples du vieux monde : je parle du monde et des institutions qui ont été mis en place depuis la Révolution française, et qui disparaissent maintenant sous nos yeux en quelques mois, aussi vite qu’avait disparu l’Union Soviétique. L’épidémie finira, mais pas toutes les mesures, possibilités et conséquences qu’elle a déclenché et qu’on est en train d’expérimenter. Nous accouchons d’un nouveau monde dans la douleur.
Nous assistons donc à la décomposition et à la fin d’un monde et d’une civilisation, celle de la démocratie bourgeoise avec ses Parlements, ses droits, ses pouvoirs et contre-pouvoirs désormais parfaitement inutiles, car les lois et les mesures coercitives sont dictées par l’exécutif, sans être ratifiés par les Parlements immédiatement, et où le pouvoir judiciaire, ainsi que celui de la libre opinion perd même toute apparence d’indépendance, donc leur fonction de contrepoids.
On habitue ainsi brusquement et traumatiquement les peuples (comme établi par Machiavel, “le mal doit se faire tout à la fois, afin que ceux à qui on le fait n’aient pas le temps de le savourer”) : le citoyen ayant déjà disparu depuis longtemps au profit du consommateur, ce dernier se voit maintenant réduit au rôle de simple patient, sur lequel on a le droit de vie et de mort, auquel on peut administrer n’importe quel traitement, ou même décider de le supprimer, d’après son âge (productif ou improductif), ou d’après n’importe quel autre critère décidé arbitrairement et sans appel, à la discrétion du soignant, ou d’autres. Une fois emprisonné chez lui, ou à l’hôpital, que peut-il faire contre la coercition, les abus, l’arbitraire?
La charte constitutionnelle étant suspendue, par exemple en Italie, sans soulever la moindre objection, pas même par le “garant” des institutions, le président Mattarella. Les sujets, devenus des simples monades anonymes et isolées, n’ont plus aucune “égalité” à faire valoir ni de droits à revendiquer. Le droit lui-même ne sera plus normatif, mais devient déjà discrétionnaire, comme la vie et la mort. On a vu que, sous prétexte de coronavirus, en Italie on peut tuer de suite et impunément 13 ou 14 prisonniers désarmés, dont on ne se soucie même pas de donner les noms, ni les crimes, ni les circonstances, et personne ne s’en émeut. On fait mieux encore que les allemands dans la prison de Stammheim. Au moins pour nos crimes, ils devraient nous admirer!
On ne discute plus de rien, sauf que d’argent. Et un Etat comme l’italien en est réduit à mendier au sinistre et illégitime Eurogroupe les capitaux nécessaires à la transformation de la forme démocratique à la forme despotique. Ce même Eurogroupe qu’en 2015 voulut férocement exproprier tout le patrimoine public grec, y compris le Parthénon, et le conférer à un fond placé au Luxembourg, sous contrôle allemand : même Der Spiegel définit alors les diktats de l’Eurogroupe comme “un catalogue des atrocités” pour mortifier la Grèce, et Ambrose Evans-Pritchard, dans le Telegraph, a écrit que si on voulait dater la fin du projet européen, c’était bien à cette date là. Voilà que maintenant la chose est faite. Il ne reste plus que l’Euro, et bien provisoirement encore.
Le néo-libéralisme n’a pas eu à faire aux anciennes luttes des classes, il n’en a même pas la mémoire, il croit les avoir effacées même du dictionnaire. Il se croit encore tout-puissant ; ce qui ne signifie pas qu’il ne les craigne pas : puisqu’il sait bien tout ce qu’il se prépare à infliger aux peuples. Il est évident que les gens vont bientôt avoir faim; il est évident que les chômeurs seront foule; il est évident que les gens qui travaillent au noir (4 millions en Italie) n’auront aucun soutien. Et ceux qui ont un travail précaire, et n’ont rien à perdre, commenceront des luttes et des sabotages. Cela explique pourquoi la stratégie de réponse à la pandémie est avant tout une stratégie de contre-insurrection préventive. On va en voir de belles en Amérique. Les camps de la FEMA se rempliront bientôt.
Le nouveau despotisme a donc au moins deux raisons fortes pour s’imposer en Occident : l’une est pour faire face à la subversion intérieure qu’il provoque et attend; et l’autre pour se préparer à la guerre extérieure contre l’ennemi désigné, qui est aussi le plus ancien despotisme de l’histoire, auquel on n’a rien à apprendre depuis Le livre du Prince Shang (IV siècle av. J.-C.) — livre que tous les stratèges occidentaux devront se dépêcher de lire, avec la plus haute attention. Si on a décidé d’attaquer le despotisme chinois, il faut commencer par lui démontrer qu’on est meilleur que lui sur son terrain même: c’est à dire plus efficace, moins coûteux et plus performant. Bref, un despotisme supérieur. Mais cela reste à prouver.
Grâce au virus, la fragilité de notre monde apparaît au grand jour. Le jeu qui se joue actuellement est infiniment plus dangereux que le virus, et fera bien plus de morts. Pourtant les contemporains ne paraissent avoir peur que du virus…
Il semblerait que l’époque actuelle se soit donnée pour tâche de contredire ce que disait Hegel, à propos de la philosophie de l’histoire : “L’histoire du monde est le progrès de la conscience de la liberté”. Mais la liberté elle même n’existe que pour autant qu’elle est en lutte avec son contraire — ajoutait-il. Où est-elle aujourd’hui? Lorsqu’en France et en Italie les gens dénoncent ceux qui n’obéissent pas?
S’il a suffi d’un simple microbe pour précipiter notre monde dans l’obéissance au plus répugnant des despotismes, cela signifie que notre monde était déjà si prêt à ce despotisme qu’un simple microbe lui a suffi.
Les historiens appelleront le temps qui commence maintenant l’époque du Despotisme Occidental.
Notes
[1] Je vois qu’Edward Snowden arrive à la même conclusion dans l’interview, parue le 10 avril 2020 ici : https://www.youtube.com/watch?v=k5OAjnveyJo
[2] https://www.lexpress.fr/actualite/societe/sante/avancer-par-peur_758721.html
Gianfranco Sanguinetti
Source: Tlaxcala, le 22 avril 2020