L’Uberisation macronienne des retraites annonce celle des emplois et des services publics

« Nous avons conçu ce système pour les jeunes générations. Pour celles qui vont être confrontées, plus encore que les nôtres, à ces mobilités professionnelles qui sont parfois des opportunités professionnelles, à ces carrières heurtées, à ces mobilités géographiques. »

Edouard Philippe, Premier ministre français, à l’occasion del’inauguration de ce qui devrait être le premier système de retraite universel au monde, 11 décembre 2019.

« Comme tous les agriculteurs pauvres partout en Chine, ils devaient constamment chercher un emploi supplémentaire, et leur travail irrégulier pendant les saisons chargées se faisait au détriment de leurs propres récoltes. L’équipe d’enquête de 1942 a donné l’exemple d’un village du comté de Suide dans lequel, 31% de tous les agriculteurs pauvres louaient leurs bras à d’autres agriculteurs chaque année à un moment ou à un autre, et 31% de plus le faisaient à plein temps. »

Extrait du livre Génocides tropicaux, de Mike Davis, décrivant la situation de la Chine pré-révolutionnaire.

Macron et les 1% de l’élite mondialiste qui piétinent les 99% de la population seraient ravis s’ils pouvaient atteindre de tels chiffres astronomiques de travailleurs exerçant plusieurs emplois pour subvenir à leurs besoins !

La France ne tiendrait pas plus d’une semaine dans une énorme grève générale si ses travailleurs « arrogants » (car aux yeux du pouvoir, il faut être sacrément suffisant pour se rebeller, surtout en cessant de travailler : il ne faut pas toucher le portefeuille des puissants !) étaient réduits à mendier du travail à temps partiel pour survivre – comme dans le monde anglo-saxon – au lieu de travailler principalement dans le cadre de contrats à durée indéterminée.

L’Uberisation de la force de travail est une concoction occidentale atroce, mais elle n’est pas historiquement nouvelle. Cependant, établir le montant des retraites sur la base d’une vie de petits boulots est clairement sans précédent.

L’énorme différence entre la France et la Chine pré-révolutionnaire est que personne n’occupe la France militairement, contrôlant son commerce extérieur, faisant de ses dirigeants des marionnettes qui ne peuvent pas administrer correctement un pays, et que personne n’impose l’entrée de tonnes de drogues (les fameuses « guerres de l’opium » ). La France est en train d’Uberiser (ou d’américaniser) son économie du berceau à la tombe (en supprimant progressivement la transition entre la fin de la vie active et le cimetière), au moment où les profits des entreprises sont plus grands que jamais, et sans être soumis à la moindre sanction imposée de l’étranger.

Les petits boulots comme mode de vie n’ont fonctionné que temporairement en Chine – une révolution populaire a réussi à restaurer la souveraineté en 1949, et aujourd’hui, la Chine fait l’envie économique du monde entier – mais ce n’est malheureusement pas le cas pour de nombreux pays occidentaux.

Macron veut transformer la France en USA, mais les Français préfèrent la gouvernance morale de l’Asie

La France est-elle la Chine ? Non, la France ressemble plus aux USA Une évaluation sévère, mais ce sera certainement encore plus vrai si la grève générale ne parvient pas à arrêter la « réforme » radicale des retraites de Macron.

Tout simplement : tous les travailleurs ne peuvent pas être unis… dans le cadre d’un système de retraite unique. Quelqu’un qui commence à travailler à 18 ans et qui travaille dans le froid et la chaleur ne peut pas être comparé à un diplômé de doctorat qui n’a commencé son travail de bureau confortable qu’à 30 ans. Donc seuls les naïfs et les cyniques soutiennent encore cette idée saugrenue.

Mais les naïfs – et surtout les cyniques – dirigent le pouvoir exécutif semi-dictatorial de la France et son pouvoir législatif totalement aristocratique & bourgeois !

Il y aurait beaucoup à écrire sur le système de retraite « radical » de la France (au sens réactionnaire du terme, et pas dans son acception socialiste & progressiste) dévoilé récemment, mais ce que nous ne devons pas faire, c’est croire qu’il est réellement nouveau.

Revenez aux deux citations liminaires, mais mettez de côté la propagande occidentale moderne qui fomente les préjugés contre les populations rurales, et leur idée inspirée par la politique identitaire selon laquelle tous les travailleurs ne sont pas fondamentalement similaires : l’Uberisation complète du marché de l’emploi implique une vie de métiers précaires, multiples,  instables et sans retraite. Ce que la Chine pré-progressiste avait, c’était une économie « Uberisée », et… c’était horrible.

Il ne faut pas s’étonner que le PDG d’Uber, Dara Khosrowshahi, soit un Iranien contre-révolutionnaire. Les exilés réactionnaires – des révolutions en Russie, à Cuba, etc. – sont les gens que l’Occident aime élever parce qu’ils sont souvent encore plus réactionnaires que ce que l’on peut trouver à l’intérieur de l’Occident : ils sont violemment, personnellement en guerre avec la politique progressiste de leur pays d’origine qui est commune à toutes les révolutions depuis 1917.

La réalité inexprimée dans la couverture adulatrice d’Uber par les médias occidentaux est la suivante : personne ne veut vraiment être un chauffeur Uber. Ils ne le font que parce que leurs gouvernements ne leur fournissent pas de travail à temps plein suffisamment rémunéré.

Cette réalité reste inexprimée parce que l’Occident, le capitalisme, et en particulier les partisans de la forme du capitalisme néolibérale de marché libre haïssent viscéralement l’aide gouvernementale pour les classes pauvres / moyennes, y compris des choses comme des retraites décentes, même dans les pays riches.

Beaucoup de gens qui lisent ceci ressentent peut-être la même chose : ils croient que beaucoup de gens ne veulent que vivre d’allocations, et que moralement, une telle vision du monde ne mérite qu’un châtiment. Leur point de vue est exactement le même que celui de l’Occident quand ils ont imposé l’ère du « grand bond en arrière » aux pays en développement qu’il colonisaient, durant l’époque victorienne tardive.

Le livre de Davis est tellement nécessaire parce qu’il montre la vérité des premières années dévastatrices du marché libre & du capitalisme néolibéral : une pauvreté et une famine forcées, organisées, et même génocidaires (Davis utilise le terme d’ « holocauste », comme pour le massacre des Juifs par les Nazis ; on parle tout de même de 50 millions de morts !) parce que le libre marché le veut. Cette période de l’histoire occidentale n’est absolument jamais discutée ; à l’inverse, les premières années cahoteuses des pays qui ont connu des révolutions populaires au XXe siècle sont sans cesse mentionnées et critiquées, même si ces nations avaient des objectifs bien plus nobles et des obstacles autrement plus énormes à surmonter, notamment imposés par l’étranger.

Contrairement au Grand bond en avant de la Chine, qui a produit des infrastructures et des systèmes d’irrigation qui sont encore en usage aujourd’hui, la « Belle Époque » ou « l’âge doré » du colonialisme occidental (1865-1914) a délibérément négligé les infrastructures paysannes et les systèmes d’irrigation (quelque chose qui n’a jamais été fait par aucun gouvernement dans l’histoire précoloniale de l’Inde ou de la Chine, par exemple) pour créer cette force de travail « Uberisée », désespérément instable et à la merci du patron, de l’usurier, du capitaliste étranger, en somme, de ce « libre marché » impie.

Le démantèlement des retraites en France doit être considéré comme s’inscrivant dans un schéma historique, et non comme un événement isolé.

La grève générale actuelle est une réponse au projet d’austérité de cet « Empire néolibéral », qu’est l’Union européenne. L’UE fait enfin à l’Europe ce que les Européens ont fait au reste du monde pendant deux siècles : ruiner et démanteler volontairement et impitoyablement ce qui a pris tant de temps à être construit.

Un gouvernement capitaliste, en particulier un gouvernement occidental individualiste, ne veut PAS de la stabilité des travailleurs, parce que leur bonheur vient nécessairement aux dépens des profits et du contrôle de la société par les 1%. C’est aussi vrai à l’époque d’Uber qu’à l’époque victorienne.

Pas de services publics, pas de fonctionnaires, pas de retraites : seulement la domination privée

Qui mène la grève générale en France ? Les travailleurs du secteur public.

Pourquoi pas des travailleurs du secteur privé ? Ils ont tout autant à perdre de la réforme de Macron. Mais les travailleurs privés peuvent être beaucoup plus facilement licenciés, bien sûr, et notamment pour des choses comme avoir fait grève pendant un mois. Il devrait être facile de comprendre pourquoi les dogmes occidentaux, de marché libre & de néolibéralisme, axés sur les intérêts des 1%, exigent la fin du secteur public.

Mais nous devons réaliser que les partisans du libre marché ont toujours considéré toutes les dépenses publiques – emplois, services, pensions – comme un gaspillage inefficace, incompétent et même moralement répugnant, même lorsque la seule alternative était la mort.

Ce qu’ils ne réalisent pas, c’est qu’il n’y a que deux choix : donner aux citoyens un emploi dans la fonction publique et obtenir des avantages pour la société, ou leur donner des indemnités de chômage et n’obtenir aucun avantage pour la société, sauf celui d’éviter la famine.

Les partisans du néolibéralisme, cependant, exigent une troisième option : ne percevoir aucun impôt et ne rien donner au peuple, pour que les riches puissent conserver chaque centime. C’était exactement la même vision lors des débuts génocidaires du capitalisme occidental. Voilà ce que dit Davis sur la réponse du gouvernement colonial à l’une des nombreuses famines en Inde britannique (notons bien que durant 120 ans de domination britannique, il y a eu 31 famines, tandis que durant les 2 000 années précédentes de domination locale, il n’y a eu que 17 famines) :

« Le comte de Lytton, vice-roi des Indes (1876-1880) a rapidement ordonné à ses officiers et ingénieurs de district de ‘décourager les aides et secours de toutes les manières possibles… La simple détresse n’est pas une raison suffisante pour venir en aide à la population.’ Il s’agissait de forcer les paysans à donner de l’argent au gouvernement, et non l’inverse. »

La zone euro n’est pas confrontée à la famine, mais sa décennie perdue de croissance économique a créé une pauvreté sans précédent depuis l’immédiat après-guerre. Le nouveau régime de retraites de Macron est la même réponse morale que celle de Lytton : il s’agit de donner de l’argent aux 1%, et non pas de laisser les 1% « gaspiller » leur argent pour des personnes âgées.

Les Français veulent des ajustements mineurs à leur modèle de retraite actuel ; Macron veut le démanteler complètement. Nous pouvons facilement l’imaginer dire : « Le fait d’être dans la détresse n’est pas une raison suffisante pour que les personnes âgées reçoivent des retraites décentes. »

Les choses n’ont fondamentalement pas changé dans la culture économique occidentale depuis 1865. Lytton était si populaire qu’il est l’un des rares Britanniques à avoir jamais eu des funérailles d’État en France ; Macron est célébré comme un dieu conquérant dans le monde anglophone. Le système de colonisation de l’Indonésie par les Pays-Bas, dit cultuurstelsel, a été calqué sur l’Inde britannique, et ils sont aujourd’hui le « partenaire silencieux » de l’Allemagne pour ce qui est d’imposer l’austérité aux pays les plus faibles de la zone euro.

Les liens à tisser entre le passé et le présent sont infinis, et ils sont tous basés sur l’exploitation de la personne moyenne, jeune ou âgée, car la culture occidentale est opposée à tout sauf à la démocratie libérale aristocratique. Ce n’est pas un modèle accepté par l’Iran, la Chine et peut-être la « majorité silencieuse » des nations du monde.

Quiconque ne peut pas voir le lien entre la Chine dominée par l’impérialisme, à la merci des plus grands trafiquants de drogue au monde (les marchands d’opium britanniques), et le modèle Uber, manque de flexibilité intellectuelle en raison du soutien dogmatique à l’idéologie de marché libre faussement moraliste, ou croit à tort que les êtres humains ont énormément changé au cours des 150+ dernières années.

Le slogan de la grève générale de la France est devenu : « Quelques semaines de chaos ou toute une vie de misère ? ». Il n’est pas très imprégné d’esprit révolutionnaire – l’économie est une affaire sombre et sans émotion en Occident – mais c’est du bon sens.

Cependant, le bon sens et l’humanité ont souvent été au-delà de ce que l’oligarchie des 1% en Occident, adorateurs de l’individualisme, a pu rassembler depuis plusieurs siècles.

 

Lord Lytton, poète et vice-roi de l’Inde

Ramin Mazaheri رامین مظاهری

Original: Macron’s ‘Uberization’ pension model odd: jobbing can’t provide a salary, how can it provide a pension?

Traduit par Sayed Hasan سيد حسن

Source: Tlaxcala le 2 janvier 2020

Publié par Le Cri des Peuples/Tlaxcala