Darwin et les noix toxiques

le capitalisme, “s’adaptera” de telle manière aux conditions apocalyptiques qu’il a lui-même créées qu’il mourra, en pleine accélération, en même temps que ses bénéficiaires et ses victimes.

C’est “l’intelligence” de l’homme qui met en danger la continuité de l’espèce.

Il y a quelques jours, je lisais une information dans El País qui commençait ainsi : « Le réchauffement de la planète, qui ne cesse de s’aggraver et qui ne peut plus être stoppé, constitue une menace écologique ». Il n’y aurait rien à objecter à cet avertissement s’il n’y avait pas l’ajout immédiat du journaliste : « Mais (c’est) aussi une opportunité d’affaires ». La course à l’apocalypse, un business ? C’est exact : « de nombreuses entreprises », poursuite le texte, « mutent pour essayer de faire face à la hausse des températures. Les entreprises pharmaceutiques font des recherches sur les maladies tropicales ; les entreprises de mode changent leurs collections et les couleurs de leurs robes ; les entreprises viticoles cherchent des terrains plus élevés pour planter des vignes ; et les compagnies d’assurance vont augmenter leurs tarifs devant le flot prévisible de catastrophes et d’incendies ». Le titre dit : « Les entreprises mutent à cause du changement climatique ». Et le chapeau aventure une formule de cette teneur : « Les compagnies pharmaceutiques, de mode et d’assurance s’adaptent aux nouvelles températures ».

LUIS TINOCO/EL PAíS

Il est difficile d’ignorer la légèreté nihiliste de cet article qui, en réalité, décrit très bien la réalité. Le capitalisme, responsable de l’érosion radicale de nos conditions de vie, cherche et trouve dans le tremblement de l’air des “niches de marché” à partir desquelles il peut sauver ses profits à court terme tout en minant davantage les conditions de notre survie comme espèce. Le journaliste, comme on le voit, applique à l’activité économique la terminologie évolutive (“adaptation”, “mutation”), dans une expression obscène de “darwinisme social” : calcul, intelligence, richesse, force, pouvoir – on le comprend – trouvent toujours le moyen de survivre dans les situations les plus difficiles. Le problème est que le “darwinisme social” a toujours été faux et injuste, d’autant plus que sa défense est incompatible, au-delà de l’égalité et de la démocratie, avec les limites mêmes de la planète et la survie de l’humanité. “S’adapter” au changement climatique pour produire du vin en Islande, c’est comme “s’adapter”, dans une position confortable, au siège de l’avion qui se précipite, le moteur en panne, dans le vide.

L’arbre des débuts était interdit, l’arbre de la fin nous est offert, au contraire, obligatoire et appétissant dans la lueur éblouissante de la publicité. Nous continuerons, gaiement et habilement, à ouvrir les noix, jusqu’au black-out final.

Le “darwinisme d’entreprise” non seulement ne prouve pas, mais contredit radicalement le darwinisme biologique. Il n’y a pas de passage possible de l’un à l’autre. Darwin n’a jamais soutenu que la sélection naturelle sélectionne les plus intelligents ou les plus salauds ; la sélection naturelle se limite, en effet, à sélectionner “les plus aptes”. Qu’est-ce que ça veut dire ? Permettez-moi de vous donner un exemple presque “tendancieux”. Le neuropsychologue anglais Nicholas Humphrey, spécialiste de nos cousins primates, nous parle d’une race de singes dont seuls quelques membres, les plus intelligents, sont capables d’ouvrir des noix particulièrement dures et résistantes. Ces singes privilégiés utilisent leurs mains – le siège physique des avantages neuronaux – avec une habileté inégalée que leurs congénères, en les regardant manœuvrer avec succès, leur envient de loin. Mais seulement pendant cette minute de gloire. Parce qu’il y a un problème : il s’avère que ces noix sont toxiques ; et précisément les plus intelligents et les plus habiles, à cause de leur capacité même, périssent sans espoir tandis que les plus “paresseux” et “idiots” survivent.

Telle a été l’histoire de la vie sur notre planète. La taille et la force des dinosaures, qui les rendaient propriétaires absolus de la Terre dans le Jurassique, les rendirent mortellement fragiles pendant l’extinction du Crétacé. D’ailleurs, aucune créature vivante ne démontre une plus grande capacité d’adaptation et de mutation que les bactéries, les seules qui survivront à l'”intelligence” supérieure des humains. J’aime l’histoire de cette bactérie -citée par Christopher Potter- qui vit à mille mètres sous terre, digérant lentement, sans l’aide d’oxygène, la matière organique et se divisant une fois tous les mille ans : « C’est », dit Potter, « l’existence la plus détendue de la planète ».

Le cas des singes d’Humphrey est exemplaire et peut être transféré, dans le sens contraire, au “darwinisme entrepreneurial” de la survie capitaliste nihiliste, car c’est l'”intelligence” des humains – plus des uns que des autres, bien sûr – qui est en train de mettre en danger la continuité de l’espèce. Pour paraphraser le lucide prophète de malheur Jorge Riechmann, le capitalisme, expression colossale de la richesse, de la force, du pouvoir et du calcul maximaux, “s’adaptera” de telle manière aux conditions apocalyptiques qu’il a lui-même créées qu’il mourra, en pleine accélération, en même temps que ses bénéficiaires et ses victimes.

Même les plus idiots d’entre nous ne survivront pas. Car nous ne sommes pas assez idiots pour ne pas mordre -Adam de la fin du monde que nous sommes – dans les noix vénéneuses de “l’intelligence”. L’arbre des débuts était interdit, l’arbre de la fin nous est offert, au contraire, obligatoire et appétissant dans la lueur éblouissante de la publicité. Nous continuerons, gaiement et habilement, à ouvrir les noix, jusqu’au black-out final.

Santiago Alba Rico

Original: Darwin y las nueces venenosas

Traduit par Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Traductions disponibles : Català 

Source: Tlaxcala, le 30 juin 2019