Notre-Dame-des-Ruines

Ne reconstruisons pas Notre-Dame. Honorons la forêt brûlée et la pierre noircie. Faisons de ses ruines un monument punk, le dernier d’un monde qui se termine et le premier d’un autre monde qui commence.

“C’est un vaisseau spatial. Une technologie astronomique conçue pour mesurer la puissance de la lumière et de l’ombre. Une machine architecturale faite pour voler et transporter nos âmes et nos rêves au-delà de la Terre”, m’avait dit un jour l’artiste Alejandro Jodorowsky, en parlant de Notre-Dame. Regardant la cathédrale de derrière, Jodorowsky avait comparé les contreforts aux bras d’une navette qu’il faudrait ouvrir un jour pour que le navire s’élève vers le ciel. J’avais alors eu du mal à comprendre sa théorie. Mais, soudain, nous étions là, avec des centaines d’autres personnes perchées sans voix sur le pont de l’Archevêché, comme si l’île de Saint Louis était devenue Cap Canaveral, regardant le navire Notre-Dame soulevé avec ses propres poutres en bois comme combustible et sa flèche dématérialisée pour devenir un tube de propulsion par lequel les derniers vestiges de l’âme humaine étaient projetés dans l’atmosphère extérieure. Peu après le lancement, la flèche s’est effondrée comme un Challenger qui serait à nouveau retombé sur terre 73 secondes après le décollage.

Rapidement, sur tous les écrans, mille et unes images différentes se sont succédées, comme si la cathédrale était en mutation sous l’effet de la fusion du plomb et du bois. Les deux tours de Notre Dame se métamorphosèrent en versions médiévales des tours jumelles et la cathédrale elle-même apparut comme un nouveau World Trade Center marial. On disait que c’était la civilisation européenne qui était dévorée par le feu. La croisade avait atteint le cœur du royaume. Les masses chrétiennes se sont agenouillées dans les rues de Paris en regardant le rayonnement rouge grandir devant elles comme une transfiguration du corps de la Vierge. La mère du Christ brûla comme les buissons avaient brûlé devant Moïse dans le désert pour restaurer la foi perdue de l’Europe. Les béats twittaient d’une main et égrenaient le chapelet de l’autre. Facebook explosait de likes.

L’étincelle qui a allumé le feu, disaient-ils, est venue de mai 1968. Certains s’agenouillent et chantent : “Je vous salue, Marie, comblée de grâce”. D’autres ont dit, au contraire, que le feu était le châtiment divin qui est tombé sur l’Église pour avoir couvert des centaines de milliers d’agressions sexuelles au fil des ans. On disait que Satan lui-même, sous la forme d’une flamme était, était en train de se faire la mère Église et qu’elle aimait ça. On disait que c’était la Vierge elle-même, chaude comme une mèche et fatiguée d’être violée par l’Église, qui brûlait du désir d’en finir avec ses oppresseurs. D’autres voyaient la chute de la flèche comme un signe de critique du phallocentrisme ecclésiastique. Ils ont affirmé que la flèche était un godemiché brûlant qui se plantait dans l’anus même de l’Église. Il y avait même ceux qui voyaient la Vierge en flammes et les pompiers éjaculer sur son corps. Les béats se se signaient et faisaient des selfies avec la cathédrale à l’arrière-plan. Certains, en photographiant l’image de la cathédrale en feu, y ont vu une lueur dense identique à celle d’un trou noir. D’autres ont dit que c’était l’œil de Sauron [personnage de Tolkien, NdT]. Les plus utopiques prétendaient que Notre Dame avait voulu s’habiller face au monde d’un gilet jaune incandescent. 

L’incendie n’était pas encore éteint que, au milieu d’une nuée ardente de tweets, les pouvoirs ecclésiastiques et politiques sont apparus pourcommenter le barbecue en direct. L’archevêque de Paris a affirmé que ce qui brûlait était la maison de tous. Nous ne savions pas que c’était la maison de tout le monde, vu que chaque nuit il y a des milliers de sans-abri qui dorment dans la rue et les réfugiés sont constamment expulsés de la ville. Nous pensions que c’était la maison de l’Opus Dei et du tourisme. Les représentants politiques se sont accordés à dire que la cathédrale est l’endroit le plus visité de Paris. Le joyau de l’industrie touristique parisienne était en train de se transforme en scorie. Et puis, comme dans une scène d’opéra avec un décor à l’échelle réelle, la figure du chef de l’Etat est apparue, soulagé de l’inquiétude d’avoir à parler des petits résultats du Grand Débat. Il est dommage que le président ne sache pas chanter aussi bien que les fidèles, car ses paroles semblaient être un hymne national-catholique. Là, devant une cathédrale encore en flammes, il a affirmé, nous l’avons tous entendu : « Nous allons la reconstruire ». Le feu était encore si intense au-dessus de sa tête que quelques cheveux auraient pu être brûlés. Avant l’extinction de l’incendie, le chef de l’Etat avait déjà décrété la reconstruction, annoncé un appel national aux dons et une exonération fiscale pour les riches donateurs.

L’incendie et la reconstruction de Notre-Dame furent les meilleures mesures politiques jamais annoncées par le jeune roi. Sa première mesure véritablement convergente et nationale. Il ne fallut pas longtemps avant que les euros affluent comme esclaves du Christ et soldats patriotes pour refaire le corps de la mère :  le dernier feu n’était pas encore éteint que les caisses de l’Etat comptabilisiaent déjà près de 850 millions d’euros. Un seul de ces dons aurait suffi pour construire un toit sûr pour les sans-abri de Paris ou pour construire une ville dans la Jungle de Calais pour accueillir des réfugiés. Un seul de ces dons permettrait d’arrêter l’hécatombe en Méditerranée ou de mettre un terme à la saignée des classes populaires. Mais non, il vaut mieux, dit le président, reconstruire Notre Dame, si possible dans 5 ans, comme les Jeux Olympiques, et que les artisans locaux ne le fassent pas, qu’un appel international soit lancé, que les corporations d’architectes viennent et qu’elles fassent avec les euros un beau feu de joie financier.

Le lendemain, la cathédrale, encore fumante, s’est réveillée plus belle que jamais. La nef ouverte, remplie de cendres, était un monument iconoclaste de l’histoire culturelle de l’Occident. Une œuvre d’art n’est pas une œuvre d’art si elle ne peut être détruite et donc désirée, imaginée, fantasmée. Ceux qui parlent de reconstruction avant d’éteindre le feu ne peuvent-ils pas attendre une seconde pour se lamenter ? Destructeurs de la planète et annihilateurs de vie, nous construisons sur nos propres ruines écologiques. C’est pourquoi nous avons peur de voir Notre Dame en ruines. Il faut, contre le front des restaurateurs, créer un front pour défendre Notre Dame des Ruines.

Ne reconstruisons pas Notre-Dame. Honorons la forêt brûlée et la pierre noircie. Faisons de ses ruines un monument punk, le dernier d’un monde qui se termine et le premier d’un autre monde qui commence.

Notre-Dame-des-Riches, priez pour nous. Notre-Dame-du-Viol, priez pour nous. Notre-Dame-de-l’Anthropocène, priez pour nous. Notre-Dame-du-Capitalisme, priez pour nous. Notre-Dame-du-Patriarcat, priez pour nous. Notre-Dame-du-Tourisme, priez pour nous. Notre-Dame-de-la-Fraude-Fiscale, priez pour nous. Notre-Dame-de-la-Corruption-politique, priez pour nous. Notre-Dame-de-l’Extinction-Ecologique, priez pour nous…

Paul B. Preciado

Original: Notre Dame de las Ruinas

Traduit par Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Source: Tlaxcala, le 26 avril 2019

Traductions disponibles: Italiano