Le putsch de 2016 traduit le dépassement de la situation semi-coloniale du Brésil et son remplacement par un ordre « néocolonial mondialisé ». Dans ce processus, les classes dirigeantes ont renoncé à toute idée d’autonomie et à tout projet de nation et ont bradé la direction politique du pays au grand capital et à l’impérialisme. Nous assistons à un délitement général de la nation et à la soumission du monde du travail et de population en général à la condition d’esclavage salarié. C’est là une des thèses centrales du nouveau livre de l’historien Mário Maestri, “Revolução e Contra-Revolução no Brasil: 1530-2018” (Collection Coyoacan), qui sera lancé le 5 avril au Clube de Cultura de Porto Alegre.
Mário Maestri: “Nous assistons à une désagrégation des institutions nationales”. (Photo: Guilherme Santos/Sul21)
Dans un entretien accordé à Sul21, Maestri définit son nouveau livre comme le projet de toute une vie, peut-être une synthèse théorique de sa vie d’historien et de militant. Une des inspirations initiales de l’ouvrage a été la perception d’une profonde faiblesse de la pensée et de la réflexion sur le Brésil, “surtout de la part de notre gauche qui se prétendait marxiste”. “Il y a à cela des racines très profondes que j’essaie d’identifier et d’analyser dans ce livre. Pendant toutes mes années de militantisme, j’ai toujours essayé d’attirer l’attention de mes camarades sur ce problème. Nous savions tout sur la révolution cubaine, la révolution chinoise ou la révolution russe, mais nous ne savions rien sur le Brésil. Si on avait demandé à un militant, même instruit, ce qu’était la Régence[1], il n’aurait pas eu grand chose à raconter », remarque-t-il.
Le fil conducteur de l’analyse de Maestri est l’idée d’autonomie nationale. Par ce biais, il tente d’éclairer les contradictions et les impacts sociaux que nous avons vécus tout au long de notre histoire (et que nous continuons de vivre). L’esclavage prolongé est la structure sur laquelle s’est formée et consolidée la société brésilienne et qui a des répercussions jusqu’à ce jour. « Jusqu’en 1822, nous avons été essentiellement un pays colonial. Nous sommes ensuite devenus un pays semi-colonial, qui avait son indépendance politique, mais était économiquement dépendant. » Après les tentatives de construction d’un projet national par Getúlio Vargas (1930-1945 et 1951-1954) et celles, partielles, de mise en œuvre de mesures national-développementalistes au cours des décennies suivantes, le Brésil s’est trouvé dans une situation où, en plus de toute prétention d’indépendance économique, il doit aussi renoncer à sa propre indépendance politique.
“C’est peut-être la synthèse théorique de ma vie ”. (Photo: Guilherme Santos/Sul21)
Sul21: Le titre de ton nouveau livre, « Révolution et contre-révolution au Brésil (1530-2018)”, semble annoncer un projet ambitieux. Quelle est la genèse de cet ouvrage et quelle interprétation propose-t-il de presque cinq siècles d’histoire brésilienne?
Mário Maestri : C’est le projet de toute une vie. C’est peut- être la synthèse théorique de ma vie. Je suis un enfant de la dictature. J’étais encore presque adolescent quand le régime militaire s’est installé au Brésil. J’ai commencé ma vie universitaire en suivant des cours pour devenir ingénieur. Mais en cours, je lisais des textes historiques. J’étais passionné par l’Histoire, et j’ai fini par changer d’orientation. J’ai participé à la lutte contre la dictature ici à Porto Alegre, où j’étais déjà inscrit à la Fac d’Histoire de l’UFRGS (Universidade Federal do Rio Grande do Sul). J’ai été pris à écrire un graffiti sur un mur. J’ai été jugé au Palacete Alto da Bronze. Ils voulaient me condamner à trois ans de prison pour avoir écrit un graffiti sur un mur. Finalement j’ai été relaxé pour absence de preuves.
Sul21 : Tu te souviens du contenu du graffiti?
Mário Maestri : On avait écrit deux choses. L’une était « Rockefeller go home !» L’autre demandait la «nationalisation de la PUC [Pontifícia Universidade Católica]. L’histoire de la « nationalisation de la PUC » n’était pas considérée comme un crime, mais « Rockefeller go home !», si. Comme on ne savait pas qui avait écrit quoi, j’ai été relaxé. Quand la situation s’est mise à tourner au vinaigre, je me suis réfugié au Chili, où j’ai continué mes études. J’ai participé activement à la révolution chilienne. Ce fut un véritable privilège, qui a marqué profondément ma vie. J’ai passé trois ans dans le Chili d’Allende. J’avais l’intention d’y rester, mais il y a eu le putsch. J’ai participé à la tentative de résistance au coup d’État, mais j’ai fini par me réfugier à l’ambassade du Mexique. À cette étape, on ne nous a pas laissés nous installer au Mexique. Avec ma compagne, nous avons obtenu un passeport pour aller en Yougoslavie. Lors d’une escale en Belgique, nous sommes descendus et nous avons demandé l’asile. C’est là que j’ai terminé mes études universitaires en Histoire.
Je suis revenu au Brésil pendant la dernière période de la dictature. À cette époque je militais à Convergence Socialiste [groupe trotskyste]. Dans ce contexte, j’ai entamé ce processus de réflexion sur la formation de la société brésilienne. Ce que j’ai ressenti dès le premier instant, c’est la profonde fragilité de notre pensée et de notre réflexion sur le Brésil, surtout de la part de notre gauche, qui se prétendait marxiste. Il y a à cela des raisons profondes que je tente d’examiner dans ce travail. Durant tout le temps où j’ai milité, j’ai toujours essayé d’attirer l’attention de mes camarades sur ce point. Nous savions tout sur la révolution cubaine, la révolution chinoise ou la révolution russe, mais nous ne savions rien sur le Brésil. Si on avait demandé à un militant instruit ce qu’était la Régence[1], il n’aurait pas trouvé grand-chose à répondre.
“L’esclavage est la structure qui a permis au Brésil de se consolider. (Photo: Guilherme Santos/Sul21)
Non qu’il soit nécessaire de le savoir. L’important est qu’il y a des éléments dans notre formation sociale qui déterminent encore aujourd’hui certaines de nos pratiques. Ces éléments disent ce que nous sommes. Nous sommes une fédération d’États que se sont unifiés malgré de profondes contradictions qui existent toujours, qui se radicalisent et se manifestent quotidiennement. J’ai longtemps travaillé, surtout comme historien de l’esclavage, non du point vue de la division raciale, mais de la division en classes.
L’esclavage est la structure sur laquelle s’est bâti le Brésil. Dans des pays comme la France ou l’Italie le capitalisme plonge ses racines dans la féodalité, les paysans. Nos racines à nous sont dans l’esclavage. C’est un processus complètement différent. On n’a pratiquement pas tenu compte de tout cela. Chez nous la gauche, de manière générale, a commencé à analyser le Brésil à partir de 1930, quand ont commencé à se constituer nos propres secteurs capitalistes et notre propre idée d’État-nation. Jusque-là, ce que nous avions, c’était une fédération. Nous étions des habitants du Rio Grande, de Rio de Janeiro, de Pará, de Minas, de Pernambouc, etc., mais nous n’étions pas des Brésiliens à proprement parler.
Ma préoccupation a toujours été d’aller vers une réflexion plus structurée. Je milite depuis un peu plus d’un demi-siècle, et j’ai composé ce livre tout au long de ces années. Je l’ai présenté plusieurs fois, de manière partielle. J’ai déjà exposé beaucoup de ces réflexions, par exemple dans des cours de formation pour le mouvement MST [Mouvement des sans-terre] au tournant du millénaire. D’autres ont formé le noyau de mes cours de troisième cycle au cours des cinq ou six dernières années.
Sul21 : Quel est le fil conducteur de cette réflexion sur la formation de la société brésilienne ?
Mário Maestri: J’ai tenté de structurer cette analyse autour d’un axe central : le problème de l’autonomie nationale. Il ne s’agit pas pour moi de proposer une vision nationale de l’histoire de notre pays. Par le biais de l’autonomie nationale, j’essaie de montrer les contradictions de la société et l’impact qu’elles ont sur notre vie sociale. Jusqu’en 1822, nous étions essentiellement un pays colonial. Par la suite, nous sommes devenus un pays semi-colonial, politiquement indépendant mais sans indépendance économique. La République elle-même n’a pas modifié fondamentalement cette réalité, malgré le mouvement abolitionniste. La structure du pays est restée semi-coloniale. La première tentative pour rompre avec cette structure s’est produite lors de la période d’industrialisation sous Getúlio Vargas [président du Brésil 1930-1945 et 1951-1954]. Cette situation semi-coloniale a connu un recul, et un mouvement vers l’autonomie nationale s’est amorcé sous l’égide et la botte de la bourgeoisie nationale.
Ceci ne veut pas dire, comme le prétendent certains, que ce processus ait eu un quelconque effet bénéfique sur l’émancipation des classes opprimées. Mais il a constitué une avancée et un renforcement de l’autonomie nationale et de la classe des industriels elle-même, ce qui aura une influence dans les années suivantes jusqu’à 1964. C’est l’époque de la lutte entre ce qu’on appelle le national-développementalisme, tourné vers le marché intérieur et soutenu par les capitaux domestiques, contre les secteurs impérialistes tournés vers l’extérieur, vers les exportations. C’est un moment extrêmement important. J’évoque dans mon livre les raisons pour lesquelles les travailleurs n’ont pas réussi à atteindre leur autonomie à ce moment-là, je fais référence à la dépendance au populisme et à la vision collaborationniste du PCB [Parti Communiste Brésilien].
Ces éléments ne sont pas les principaux responsables de ce qui s’est passé, mais ils ont rendu difficile pour la classe ouvrière de se poser comme alternative, à un moment où les classes dominantes brésiliennes renoncent totalement à devenir les défenseurs de la nation, même dans le cadre d’une révolution bourgeoise autonome.
Sul21: Ils abandonnent toute idée de projet national…
Mário Maestri : Exactement. Ce projet a été totalement abandonné. Le putsch a été une des nombreuses tentatives infructueuses pour imposer une politique libérale après le suicide de Getúlio Vargas. La vision libérale a d’abord pris le dessus avec Castelo Branco [premier président (1964-1967) issu du putsch militaire de 1964], mais en 1967 a eu lieu un putsch dans le putsch. À ce moment-là on s’est retourné vers une forme de national-développementalisme, qui n’était plus tourné désormais vers le marché intérieur, ce qui permettait d’exploiter les travailleurs au maximum. À partir de là nous avons eu une dictature développementaliste, ce que nous n’avons pas compris à l’époque. Non seulement nous ne l’avons pas compris, cela ne nous préoccupait pas non plus. Mais ce processus a été un échec du point de vue économique. Et après cet échec, on a totalement perdu de vue l’autonomie nationale.
Le processus d’internationalisation et de dénationalisation de l’économie s’est aggravé dans le pays. Ici, dans le Rio Grande do Sul, ça a été terrible. Par exemple, nous avions une petite industrie de matériel agricole qui a été vendue ou absorbée en totalité par des capitaux étrangers.
Sul21 : Jusqu’à quelle date porte ton analyse, dans le livre ?
Mário Maestri : Jusqu’à 2018. L’impérialisme, le grand capital hégémonique, crée les conditions de la destruction de toute trace d’autonomie de l’État-nation. Ce n’est plus un régime semi-colonial. C’est un ordre que je définis comme colonial mondialisé, dans lequel les classes dirigeantes nationales ne disposent même plus de la souveraineté politique. Cette souveraineté s’effondre. Ce processus n’est pas limité au Brésil, il affecte aussi des pays comme la Grèce et l’Italie. En Italie, le gouvernement n’a plus le droit d’établir son propre budget. C’est la Banque centrale européenne qui établit le budget. Peut-être qu’ici, au Brésil, cela se manifeste de façon plus violente.
Nous assistons à un délitement des institutions nationales. C’est ce qui se passe au niveau des médias, qui sont complètement mondialisés, des établissements d’enseignement, des finances du pays sur lesquelles nous n’avons plus d’emprise, et du STF [Supremo Tribunal Federal] lui-même. Bien qu’il s’agisse déjà d’une institution très compromise, nous allons assister à une attaque contre le STF au cours de la période qui vient, comme cela a été le cas en Colombie. Il en va de même pour le Parlement, qui ne réagit plus en tant qu’institution nationale. Il s’agit d’un organisme découpé en niches d’intérêts peu concernées par la question nationale.
Sul21 : Et quelle est la position des militaires dans ce processus d’abandon de tout projet national ?
Mário Maestri : Les militaires qui ont mené à bien le putsch dans le putsch, en 1967, exprimaient les intérêts du secteur capitaliste de São Paulo et ont réagi contre Castelo Branco, l’homme des USAméricains et défenseur d’une ouverture du marché national. Le capital de São Paulo voulait un développement national où les travailleurs seraient totalement bâillonnés. Ce secteur du capital a fini par être démantelé et totalement détruit au fil des ans. L’un des facteurs qui ont influé sur ce processus a été l’absence totale de résistance à la destruction du capital monopolistique brésilien. Les USA ont détruit l’Irak pour s’emparer de son pétrole. Cela n’a pas été nécessaire ici. Les grandes entreprises qui ont fait leur apparition en 1930, avec le développement gétuliste et plus tard pendant le mandat de Juscelino Kubitschek [président du Brésil de 1956 à 1961], se sont affirmées et ont commencé à gêner l’hégémonie du capital USaméricain. Résultat : elles ont été démantelées et détruites sans coup férir. La même chose est en train d’arriver à la Banque du Brésil et à Petrobras [compagnie pétrolière d’État]. Le rachat d’Embraer [Entreprise brésilienne d’aéronautique] par Boeing en est un autre exemple.
« Certains secteurs du capital ont peur. Imagine ce que cela représente de réduire les exportations de soja vers la Chine. » (Photo : Guilherme Santos/Sul21)
Ce qui restait de capital monopolistique au Brésil a été détruit. Ce qui nous attend, c’est une industrie sous-développée. Ce processus de destruction est nécessaire pour l’impérialisme USaméricain dans sa lutte à mort contre l’impérialisme chinois. Il n’y a pas de place dans le monde pour deux impérialismes hégémoniques. Pour vaincre la Chine, les USA devront éliminer la Russie et isoler la Chine économiquement. Au Brésil, nous assistons actuellement à une reconfiguration. Certains secteurs du capital ont peur. Imaginez ce que cela représente de réduire les exportations de soja vers la Chine. Les producteurs de soja, pratiquement tous d’extrême droite, commencent à ouvrir les yeux. Une certaine réaction commence à se faire sentir, mais ce n’est pas une réaction nationale. Ce sont des intérêts particuliers qui sont touchés. Je définis la période où nous vivons comme un ordre néocolonial mondialisé.
Sul21 : Devant ce scénario, quelle perspective existe-t-il, selon ton analyse, pour ‘une résistance à ce processus de destruction de toute idée ou projet d’autonomie nationale ?
Mário Maestri : Nous n’avons plus d’économie nationale, mais je pense que nous avons encore un certain respect pour nos espaces nationaux. La défense de ces territoires ne peut être assurée que par les salariés et la classe ouvrière organisée. Le paradoxe est que le Brésil a l’espace, la richesse et la technologie nécessaires pour résister de manière autonome à cette mondialisation néocoloniale. La Russie, qui est un pays comparable au Brésil, y parvient. L’idéal serait que la résistance soit renforcée par une coordination au niveau international, en commençant par l’Amérique latine. Chávez a même fait quelques propositions dans ce sens, comme celle de la banque latino-américaine. La seule solution d’avenir est que les travailleurs renouent avec cette coordination. Les classes dominantes brésiliennes ne sont plus porteuses d’aucune perspective de défense d’un projet d’autonomie nationale.
NdE
[1] Le fils du roi du Portugal Jean VI, proclamé Empereur du Brésil sous le nom de Pedro Ier en 1822, abdique en 1831 en faveur de son fils, qui n’a alors que 5 ans. S’ouvre alors une période de régence assurée par divers parlementaires et jalonnée de crises et de troubles, jusqu’en 1840, lorsqu’il est proclamé empereur sous le nom de Pedro II par le Parlement qui le déclare majeur à l’âge de 14 ans. Il règnera jusqu’à son renversement par un coup d’État mené par des militaires positivistes qui instaureront la République en 1889. Il meurt dans la misère à Paris en 1891 et est enterré au Portugal après une cérémonie en l’église de la Madeleine à Paris, à laquelle assistent de nombreuses anciennes têtes couronnées d’Europe.
Mário Maestri
Revolução e Contra-Revolução no Brasil (1530-2018)
Editora FCM, Porto Alegre/RS, 2019
412 páginas
Versão impressa R$ 46,82
Versão ebook R$ 13,99
Marco Weissheimer
Original:
Traduit par Jacques Boutard
Edité par Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي
Source: Tlaxcala, le 3 avril 2019
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