La guerre au cochon et la politique tribale

L’idée humaniste de l’égalité-dans-la-diversité, le paradigme qui a récemment défini l’ère moderne (en dehors de la raison et de la laïcité) et qui était une nouveauté absurde jusqu’au XVIIIe siècle, a soudainement perdu beaucoup de son prestige.

Pour détourner l’attention de l’assaut mondial du 0,1 % de la population mondiale, nous avons une guerre au cochon croissante (Journal de la guerre au cochon , roman de Bioy Casares de 1969) mais étendue aux extrêmes les plus divers que le romancier argentin ait jamais imaginé : les jeunes contre les vieux, les blancs contre les noirs, les Latinos contre les Anglos, les gros contre les maigres, les camionneurs et les mineurs contre les étudiants, les buveurs de bière contre les abstinents, les vegans contre les végétariens et les végétariens contre les carnivores, les féministes de première vague contre les féministes Instagram contre les hommes, les machinistes contre les féministes, les hommes contre les femmes, les lesbiennes contre les hétérosexuels et les hétérosexuels contre les gays, les conducteurs de Ford contre les conducteurs de Chevrolet, les barbus Harley-Davidson contre les professeurs imberbes, les immigrés de la troisième génération contre les ceux de la première génération, les amoureux des armes et les adeptes de Saturne contre les adeptes d’ Uranus. Les bons haïsseurs contre les mauvais haïsseurs (« haïsseurs », haters en anglais, un autre mot intraduisible déféqué dans le centre du monde pour consommation dans la périphérie).

 Haters, par Olivier Ploux

Au début de ce siècle (avec encore une certaine foi optimiste en une nouvelle forme de démocratie radicale, directe, d’une « société désobéissante » libérée de ses grands dirigeants et des manipulations de l’aristocratie financière), nous avons commencé à publier sur le retour des « Frontières mentales du tribalisme » (2004, tribal, au sens européen du terme, parce que les « tribus sauvages » que j’ai rencontrées en Afrique étaient la chose ce que j’ai connu de plus civilisé et de plus pacifique dans ma vie), sur la nouvelle « Culture de la haine » (2006) et sur le retour possible des monstres occidentaux (« Le lent suicide de l’Occident », 2002) comme le fascisme, l’arrogance et l’intolérance envers « l’autre ». L’article le plus récent « L’opinion propre et autres banalités » (2015), lu alors comme une satire, est désormais une réalité : les machines peuvent facilement se faire une opinion sur chaque individu en fonction de ses habitudes de consommation ou de sa position sociale, raciale, etc.

Mais on peut encore spéculer sur le fait que toute cette mentalité médiévale qui s’est installée dans le monde n’est peut-être qu’une réaction à un grand mouvement historique, approfondi dans les années soixante ou, dans le pire des cas, à un cycle historique en soi qui est venu pour rester pendant de nombreuses années (je ne crois pas beaucoup à cette dernière hypothèse. Il est fort probable que dans quelques décennies, nous parlerons d’une réaction de ceux d’en bas. Nous n’avons pas encore franchi la ligne de fracture inévitable et ce ne sera agréable pour personne).

Les nouveaux médias interactifs n’ont pas beaucoup aidé à mieux connaître l’autre (l’autre individu, l’autre culture) mais, probablement, le contraire.

Pourquoi ? Que s’est-il passé ?

Il y a de nombreuses années, avec un point de vue extérieur de l’intérieur de la grande puissance, nous avons été surpris qu’aux USA, on puisse deviner l’affiliation politique d’une personne simplement en regardant son visage, en la voyant marcher, sans qu’elle ait besoin de dire un mot. Cette absurdité apparente est actuellement la tendance à la mode dans le monde.

Nous n’avions pas prévu que l’un des monstres refoulés auxquels nous avions fait référence auparavant et qui nous définissent comme des êtres humains, opposés à l’altruisme, à la recherche de la justice et de la coexistence, serait renforcé par les mêmes médias interactifs. Je fais référence à l’ego aveugle, au besoin de se sentir à tout prix supérieur aux autres, au « syndrome de Trump » chez chaque individu comme une source illusoire de plaisir (et non de bonheur) qui ne fait que provoquer plus d’anxiété et de frustration.

En d’autres termes, c’est la politique des tribus susmentionnées (les nationalismes) et des microtribus (les bulles sociales). Souvent, des bulles préfabriquées par la culture de la consommation.

De cette atomisation de la politique et de la société en tribus, en microbulles, notre culture globale est devenue de plus en plus toxique, et la haine mutuelle est devenue un des facteurs communs qui l’organisent. La haine et l’inévitable frustration exacerbée par la lutte pour la reconnaissance sociale, pour la gloire de cinq minutes, pour le désir de devenir viral grâce à une quelconque frivolité, pour le besoin de « visibilité », un vieux mot et une vieille obsession de la culture yankee avant d’être adoptés comme siens et naturel par le reste du monde. (Il y a quelques mois, une députée uruguayenne du nom de Graciela Bianchi, pas une née avec le siècle mais déjà âgée, s’est défendue contre les questionnements d’un journaliste argentin sur le fondement de ses propos en affirmant qu’elle avait « beaucoup de visibilité » dans son pays.)

Mme Facebook et ses Sept Bâtards, par Peter Kreiner

Mais comme tous les individus ne peuvent pas être célèbres, des « influenceurs » (encore moins lorsque l’individu n’existe plus, lorsqu’il s’agit d’une entité plate, standard, répétée avec des variations minimales que chacun considère comme fondamentales), le besoin de reconnaissance individuelle se projette dans un groupe plus large, dans la tribu, dans les sentiments nationalistes ou raciaux irrationnels où la furie pour un drapeau de pays ou pour un drapeau de club de foot ne varie guère sinon en ampleur. Ainsi, si même un individu nommé Donald Trump, un millionnaire qui est devenu président du pays le plus puissant du monde, a besoin d’humilier et de dégrader les autres pour se sentir supérieur, il n’est pas difficile d’imaginer ce qui passe par le muscle gris de millions d’autres personnes moins fortunées qui ne boivent pas.

L’idée humaniste de l’égalité-dans-la-diversité, le paradigme qui a récemment défini l’ère moderne (en dehors de la raison et de la laïcité) et qui était une nouveauté absurde jusqu’au XVIIIe siècle, a soudainement perdu beaucoup de son prestige.

Même si cela peut paraître absurde, les gens en ont assez de la paix, de la justice, de la solidarité. C’est pourquoi ils ont besoin, de temps en temps, d’un grand conflit, d’une catastrophe, pour mettre de côté « la rage et l’orgueil » fallaciens [d’Oriana Fallaci, NdT], cette toxine de l’individu, de la race, de la tribu, du groupe en fonction d’un ennemi et se soucier à nouveau des valeurs de justice et de survie collective.

Pour cette raison, certaines périodes de paix et de solidarité mondiales sont possibles, mais l’humanité elle-même est condamnée à l’autodestruction, tôt ou tard. La nature humaine ne se contente pas de déployer ses énergies les plus primitives dans les stades de football, lors des élections présidentielles, mais doit humilier, violer et tuer. Si d’autres le font en son nom et avec un beau drapeau, tant mieux.

L’histoire continuera à s’écrire dans l’éternelle lutte du pouvoir contre la justice, mais l’arrogance morale, l’égoïsme, individuel ou collectif, auront toujours l’épée de Damoclès dans leurs mains. Le roman La Cité de la Lune, publié tardivement en 2009, était une métaphore claire du monde qui a suivi ce nouveau médiévisme dans lequel nous sombrons lentement comme Calataid sombre dans les sables du désert tandis que ses membres se haïssent mutuellement dans des sectes qui se considèrent la réserve morale du monde.

Non, rien de ce que nous voyons maintenant n’était une surprise dans l’histoire.

Jorge Majfud

Original: La guerra de los cerdos y la política tribal

Traduit par Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Source: Tlaxcala, le 5 janvier 2019

Traductions disponibles: English