Adam Smith et les Gilets jaunes

Adam Smith affirme que le travail réalisé par l’ouvrier crée le profit du maître. Ici on est à cent lieues ou même à des années lumières du conte de fée capitaliste que raconte Macron, en particulier, et les défenseurs du système capitaliste, en général. Selon eux les capitalistes créent autant de valeur que l’ouvrier, si pas plus.

Adam Smith (1723-1790) est en réalité très mal connu. Les néolibéraux et les défenseurs de l’ordre établi l’encensent en falsifiant systématiquement sa vision du monde. En fait, ils ne se préoccupent même pas de prendre sérieusement connaissance du contenu de son œuvre.

Quelques citations tirées de l’œuvre principale d’Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations [1], publiée en 1776 montrent à quel point son analyse de la société se réfère à la lutte des classes et permet de mettre en perspective ce que nous vivons aujourd’hui à l’heure du mouvement des Gilets jaunes. Bien sûr, citer Karl Marx permettrait de montrer à quel point l’analyse de ce révolutionnaire donne les clés essentielles pour comprendre ce qui se déroule sous nos yeux. Mais qui cela étonnerait-il ? Par contre, se référer à Adam Smith relève de la provocation. Il s’agit qu’on ouvre encore plus grand les yeux sur ce qui est en train de se passer et qu’on renforce nos arguments contre ceux qui considèrent l’injustice comme l’ordre naturel des choses. Un retour sur l’analyse des classes sociales réalisée par Adam Smith permet également de comprendre les éléments de continuité dans le système d’exploitation et de domination capitaliste. Bien sûr, la société a changé mais il y a de toute évidence des constantes qui méritent d’être soulignées.

Manifestation des Gilets Jaunes autour du rond-point de la Vaugine à Vesoul (Haute-Saône – France)

Adam Smith, cette icône des Macroniens et de l’écrasante majorité de ceux/celles qui soutiennent que le système capitaliste est l’horizon indépassable de la société, a mis sous une lumière tout à fait crue l’action de la classe capitaliste et le soutien dont elle bénéficie au niveau des lois et du parlement. Cela mérite vraiment d’être lancé à la figure de prétendus experts et des journalistes main stream qui en réalité mettent leur énergie au service de l’injustice et qui d’Adam Smith ne connaissent vaguement que la « main invisible » [2].

Adam Smith réalise une analyse très fine des classes sociales de son époque et en particulier de la classe capitaliste et de la classe ouvrière. Il décrit la mécanique de la lutte de classes.

Dans ce passage, il explique ce qui fait consensus dans la « bonne » société de son époque (et cela reste valable aujourd’hui) :

« On n’entend guère parler, dit-on, de Coalitions entre les maîtres, et tous les jours on parle de celles des ouvriers. Mais il faudrait ne connaître ni le monde, ni la matière dont il s’agit, pour s’imaginer que les maîtres se liguent rarement entre eux. Les maîtres sont en tout temps et partout dans une sorte de ligue tacite, mais constante et uniforme, pour ne pas élever les salaires au-dessus du taux actuel. Violer cette règle est partout une action de faux frère et un sujet de reproche pour un maître parmi ses voisins et pareils. À la vérité, nous n’entendons jamais parler de cette ligue, parce qu’elle est l’état habituel, et on peut dire l’état naturel de la chose, et que personne n’y fait attention. » [3].

Remettons cela dans l’air du temps de ce premier quart du 21e siècle, le patronat se concerte pour éviter qu’on augmente le salaire minimum légal ou les revenus de la majorité des salariés. Les patrons qui voudraient lâcher une augmentation de salaire seraient perçus comme de faux frères, comme des traîtres à leur classe. Les médias dominants ne parlent pas de l’action du patronat pour empêcher l’augmentation des salaires car cela fait partie de l’ordre normal.

Poursuivons l’exposé d’Adam Smith : « Quelquefois, les maîtres font entre eux des complots particuliers pour faire baisser au-dessous du taux habituel les salaires du travail. Ces complots sont toujours conduits dans le plus grand silence et dans le plus grand secret jusqu’au moment de l’exécution ; et quand les ouvriers cèdent comme ils font quelquefois, sans résistance, quoiqu’ils sentent bien le coup et le sentent fort durement, personne n’en entend parler. »

Vous avez bien lu, Adam Smith parle de complots entre patrons pour baisser les salaires. C’est bien ce qui se passe aujourd’hui dans le prolongement de la grande offensive du Capital contre le Travail, entamée il y a maintenant près de 30 ans par Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Effectivement, les médias dominants et les gouvernants ne soufflent mot de cette action concertée des capitalistes pour baisser les salaires.

Portrait d’Adam Smith (1723-1790)

Continuons la lecture d’Adam Smith dont les mots pourraient s’appliquer au mouvement des Gilets jaunes : « Souvent, cependant, les ouvriers opposent à ces coalitions particulières une ligue défensive ; quelquefois aussi, sans aucune provocation de cette espèce, ils se coalisent de leur propre mouvement, pour élever le prix de leur travail. Les prétextes ordinaires sont tantôt le haut prix des denrées, tantôt le gros profit que font les maîtres sur leur travail. Mais que leurs ligues soient offensives ou défensives, elles sont toujours accompagnées d’une grande rumeur. »

Certains diront que cette description n’a rien à voir avec les Gilets jaunes parce que ceux-ci agissent contre l’augmentation des taxes. Ceux qui diront cela n’ont pas écouté ce qui ressort des propos tenus par une très grande majorité de Gilets jaunes. Ils rejettent les augmentations de taxes prévues par Macron parce que leurs salaires ou leurs retraites (c’est-à-dire un salaire différé) sont insuffisants et ils souhaitent une augmentation du salaire minimum légal et, en général, des salaires et revenus de substitution pour ceux et celles d’en bas. Macron essaye d’ailleurs de désamorcer le mouvement en annonçant le 10 décembre l’augmentation de 100 euros du salaire d’un travailleur au Smic à partir de janvier 2019 mais sans augmenter d’autant le Salaire minimum légal et sans que cela coûte quoique ce soit aux patrons. Par ailleurs, les gilets jaunes s’opposent aussi à l’injustice fiscale et donc aux cadeaux faits aux riches. Ils souhaitent une baisse des taxes qui pèsent sur la majorité sociale et ils ont raison. Par exemple, il faut baisser la TVA sur les produits de première nécessité, sur l’électricité, le gaz, l’eau, en tout cas en dessous d’un certain niveau de consommation en tenant compte de la composition du ménage et d’autres critères pertinents. A ce niveau Macron tente de convaincre le mouvement en confirmant l’annulation de l’augmentation de la taxe sur les combustibles mais il affirme qu’il ne rétablira pas l’impôt sur la fortune. Personne de sérieux ne peut être dupe.

Más gasto social, menos impuestos, intervención bancaria y Frexit: así son las peticiones de los Chalecos Amarillos franceses

Poursuivons la lecture d’Adam Smith qui se réfère à l’action des prolétaires de son époque : « Dans le dessein d’amener l’affaire à une prompte décision, ils ont toujours recours aux clameurs les plus emportées et, quelquefois, ils se portent à la violence et aux derniers excès. Ils sont désespérés et, agissant avec l’extravagance et la fureur de gens au désespoir, réduits à l’alternative de mourir de faim ou d’arracher à leurs maîtres par la terreur la plus prompte condescendance à leurs demandes. »

Adam Smith a l’air de nous parler des Gilets Jaunes qui agissent « avec l’extravagance et la fureur de gens au désespoir ».

Poursuivons : « Dans ces occasions, les maîtres ne crient pas moins haut de leur côté ; ils ne cessent de réclamer de toutes leurs forces l’autorité des magistrats civils, et l’exécution la plus rigoureuse de ces lois si sévères portées contre les ligues des ouvriers, domestiques et journaliers. »

Ne dirait-on pas une description de ce qui se passe en France depuis le début du mouvement, et surtout depuis l’acte 2 qui s’est déroulé le 1er décembre 2018. Les porte-parole des patrons et, surtout, le chef de l’État ainsi que le premier ministre n’ont eu cesse de « réclamer de toutes leurs forces l’autorité des magistrats civils, et l’exécution la plus rigoureuse de ces lois si sévères portées contre les ligues des ouvriers, domestiques et journaliers. »

Cette énumération est intéressante : « ouvriers, domestiques et journaliers », cela fait penser aux différentes catégories du peuple qui se mobilisent dans le cadre des gilets jaunes. Il serait intéressant d’actualiser cette énumération aujourd’hui car il est clair que différentes catégories agissent ensemble, notamment ceux et celles qui ont un emploi salarié, des sans-emplois, des retraités, des travailleurs indépendants, des petits boulots dans le secteur informel… Cela crée une alliance extrêmement importante.

La ministre de la Justice, le ministre de l’Intérieur, le président de la république, le premier ministre « porte-parole » des riches et des patrons, les chefs des corps de police et d’autres corps de répression ainsi que la haute magistrature ont répondu au mouvement par une répression croissante et ont affirmé qu’on allait appliquer les lois les plus sévères à l’égard des protestataires. Et ils sont passés aux actes.

J’ai affirmé au début de cet article qu’Adam Smith parlait clairement de luttes de classes, il me reste à démontrer qu’il le faisait avec précision car il analysait la société comme étant divisée en classes sociales dont deux étaient antagoniques :

« C’est par la convention qui se fait entre ces deux personnes (l’ouvrier et le capitaliste) dont l’intérêt n’est nullement le même, que se détermine le taux commun des salaires. Les ouvriers désirent gagner le plus possible ; les maîtres, donner le moins qu’ils peuvent ; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser.

Il n’est pas difficile de prévoir lequel des deux partis, dans toutes les circonstances ordinaires, doit avoir l’avantage dans le débat, et imposer forcément à l’autre toutes ses conditions. Les maîtres, étant en moindre nombre, peuvent se concerter plus aisément ; et de plus, la loi les autorise à se concerter entre eux, ou au moins ne leur interdit pas, tandis qu’elle l’interdit aux ouvriers. »

Dans le passage que nous venons de lire, Adam Smith a mis en évidence le fait que la classe des salariés et la classe des capitalistes ont des intérêts contradictoires, il explique qu’en général les patrons ont des avantages dans la lutte sur les ouvriers : ils peuvent tenir plus longtemps et ils ont la loi de leur côté.

Dans le passage suivant, Smith ajoute que les patrons ont le parlement de leur côté. Il précise que grâce au capital qu’ils ont amassé ils peuvent tenir plus longtemps que les ouvriers dans un conflit.

« Nous n’avons point d’actes du parlement contre les ligues (patronales) qui tendent à abaisser le prix du travail ; mais nous en avons beaucoup contre celles qui tendent à le faire hausser. »

L’analyse de la société capitaliste faite par Adam Smith est fort proche de celle que Marx et Engels ont fait 70 ans plus tard

Dans les citations qui suivent, on découvre que ce qu’écrit Adam Smith dans les années 1770 n’est pas très éloigné de ce qu’écriront Karl Marx et Friedrich Engels 70 ans plus tard dans le fameux Manifeste communiste.

Selon Adam Smith, l’ouvrier crée donc de la valeur… sans qu’il n’en coûte au capitaliste : « Quoique le premier (l’ouvrier) reçoive des salaires que son maître lui avance, il ne lui coûte (au capitaliste), dans le fait, aucune dépense, la valeur de ces salaires se retrouvant en général avec un profit de plus dans l’augmentation de valeur du sujet auquel ce travail est appliqué. » [4].

Il ajoute : « Le travail d’un ouvrier de manufacture ajoute en général, à la valeur de la matière sur laquelle il travaille, la valeur de sa subsistance et du profit du maître. » [5]

Vous avez bien lu : Adam Smith affirme que le travail réalisé par l’ouvrier crée le profit du maître. Ici on est à cent lieues ou même à des années lumières du conte de fée capitaliste que raconte Macron, en particulier, et les défenseurs du système capitaliste, en général. Selon eux les capitalistes créent autant de valeur que l’ouvrier, si pas plus.

Or Adam Smith et Karl Marx considèrent que le patron ne produit pas de valeur. C’est l’ouvrier qui la produit.

L’ouvrier crée donc de la valeur… sans qu’il n’en coûte au capitaliste : « Quoique le premier (l’ouvrier) reçoive des salaires que son maître lui avance, il ne lui coûte (au capitaliste), dans le fait, aucune dépense, la valeur de ces salaires se retrouvant en général avec un profit de plus dans l’augmentation de valeur du sujet auquel ce travail est appliqué. » [6] C’est un peu alambiqué comme formule mais c’est clair quand même.

Ce qui motive le capitaliste selon Adam Smith

« Le seul motif qui détermine le possesseur d’un capital à l’employer plutôt dans l’agriculture ou dans les manufactures, ou dans quelque branche particulière de commerce en gros ou en détail, c’est la vue de son propre profit. »

Ici Adam Smith explique que le capitaliste ne cherche que son propre profit. Selon Smith le capitaliste se fout pas mal de savoir si son capital servira ou non à l’activité productive de son pays, l’important c’est que son pognon rapporte encore plus de pognon.

Smith va plus loin : « Il n’entre jamais dans sa pensée de calculer combien chacun de ces différents genres d’emploi mettra de travail productif en activité, ou ajoutera de valeur au produit annuel des terres et du travail de son pays. »

Si on paraphrase cette dernière phrase de Smith, il écrit noir sur blanc qu’il n’entre jamais dans la pensée du capitaliste de calculer combien ses investissements mettront de travail productif en activité dans son pays.

Adam Smith considère qu’il y a trois classes sociales fondamentales : 1. la classe des propriétaires terriens qui vit de la rente ; 2. celle qui vit des salaires et 3. la classe capitaliste qui vit des profits. Adam Smith identifie à sa manière la conscience et les intérêts de ces trois classes sociales.

« La masse totale du produit annuel de la terre et du travail d’un pays, ou, ce qui revient au même, la somme totale du prix de ce produit annuel, se divise naturellement, comme on l’a déjà observé, en trois parties : la Rente de la terre, les Salaires du travail, les Profits des capitaux, et elle constitue un revenu à trois différentes classes du peuple : à ceux qui vivent de rentes, à ceux qui vivent de salaires, à ceux qui vivent de profits. Ces trois grandes classes sont les classes primitives et constituantes de toute société civilisée, du revenu desquelles toute autre classe tire en dernier résultat le sien. » [7].

Parlant de la classe des rentiers c’est-à-dire des propriétaires terriens, Adam Smith affirme : « Des trois classes, c’est la seule à laquelle son revenu ne coûte ni travail, ni souci, mais à laquelle il vient, pour ainsi dire de lui-même, et sans qu’elle lui apporte aucun dessein ni plan quelconque. Cette insouciance, qui est l’effet naturel d’une situation aussi tranquille et aussi commode, ne laisse que trop souvent les gens de cette classe, non seulement dans l’ignorance des conséquences que peut avoir un règlement général, mais les rend même incapables de cette application d’esprit qui est nécessaire pour comprendre et pour prévoir ces conséquences. »

Ensuite il parle de la classe qui vit des salaires. Il affirme que l’intérêt de cette classe est directement lié à l’intérêt général de la société. Mais, affirme Smith, la classe salariée est tellement abrutie par le travail et tellement dénuée d’éducation qu’elle n’est pas capable de comprendre l’intérêt général ou même son propre intérêt. Ceux d’en haut ne l’écoute que quand la clameur populaire sert les intérêts d’une partie des capitalistes.

L’intérêt de la seconde classe, celle qui vit de salaires, est tout aussi étroitement lié que celui de la première à l’intérêt général de la société. (…) Cependant, quoique l’intérêt de l’ouvrier soit aussi étroitement lié avec celui de la société, il est incapable ou de connaître l’intérêt général ou d’en sentir la liaison avec le sien propre. Sa condition ne lui laisse pas le temps de prendre les informations nécessaires ; et en supposant qu’il pût se les procurer complètement, son éducation et ses habitudes sont telles qu’il n’en serait pas moins hors d’état de bien décider. Aussi, dans les délibérations publiques, ne lui demande-t-on guère son avis, bien moins encore y a-t-on égard, si ce n’est dans quelques circonstances particulières où ses clameurs sont excitées, dirigées et soutenues par les gens qui l’emploient et pour servir en cela leurs vues particulières plutôt que les siennes.

Enfin, il décrit la classe des capitalistes et il affirme sans mettre des gants que « l’intérêt particulier » des capitalistes « est toujours (…) différent et même contraire à celui du public » !!!

« Ceux qui emploient l’ouvrier constituent la troisième classe, celle des gens qui vivent de profits. C’est le capital qu’on emploie en vue d’en retirer du profit, qui met en mouvement la plus grande partie du travail d’une société. Les opérations les plus importantes du travail sont réglées et dirigées d’après les plans et les spéculations de ceux qui emploient les capitaux ; et le but qu’ils se proposent dans tous ces plans et ces spéculations, c’est le profit. (…) Les marchands et les maîtres manufacturiers sont, dans cette classe, les deux sortes de gens qui emploient communément les plus gros capitaux et qui, par leurs richesses, s’y attirent le plus de considération. Comme, dans tout le cours de leur vie, ils sont occupés de projets et de spéculations, ils ont en général plus de subtilité dans l’entendement que la majeure partie des propriétaires de la campagne. (…) Cependant, l’intérêt particulier de ceux qui exercent une branche particulière de commerce ou de manufacture est toujours, à quelques égards, différent et même contraire à celui du public. »

Ensuite Smith concentre sa description sur les capitalistes qui se spécialisent dans le commerce et qui cherchent à passer des accords entre eux pour éviter la concurrence et pour hausser les prix sur le dos des consommateurs :

« L’intérêt du marchand est toujours d’agrandir le marché et de restreindre la concurrence des vendeurs. Il peut souvent convenir assez au bien général d’agrandir le marché mais de restreindre la concurrence des vendeurs lui est toujours contraire, et ne peut servir à rien, sinon à mettre les marchands à même de hausser leur profit au-dessus de ce qu’il serait naturellement et de lever, pour leur propre compte, un tribut injuste sur leurs concitoyens. »

Smith met en garde contre les projets de lois qui proviennent des capitalistes spécialisés dans le commerce car ceux-ci ont « intérêt à tromper le public » :

« Toute proposition d’une loi nouvelle ou d’un règlement de commerce qui vient de la part de cette classe de gens doit toujours être reçue avec la plus grande défiance, et ne jamais être adoptée qu’après un long et sérieux examen, auquel il faut apporter, je ne dis pas seulement la plus scrupuleuse, mais la plus soupçonneuse attention. Cette proposition vient d’une classe de gens dont l’intérêt ne saurait jamais être exactement le même que l’intérêt de la société, qui ont, en général, intérêt à tromper le public et même à le surcharger et qui, en conséquence, ont déjà fait l’un et l’autre en beaucoup d’occasions » [8].

On trouve également chez Smith d’autres jugements qui donnent de l’urticaire aux gouvernants et aux idéologues qui revendiquent son héritage : “Les commerçants anglais se plaignent fréquemment du niveau élevé des salaires dans leur pays. Ils expliquent que ce niveau élevé est la cause de la difficulté de vendre leurs marchandises à des prix aussi compétitifs que les autres nations. Mais ils gardent le silence sur leurs bénéfices élevés. Ils se plaignent des bénéfices élevés des autres mais entourent de silence les leurs. Dans beaucoup de cas, les bénéfices élevés du capital peuvent contribuer beaucoup plus à la hausse du prix des marchandises que les salaires exorbitants” [9]. Cette déclaration est une véritable hérésie pour les patrons qui rendent les coûts salariaux – toujours trop élevés à leur goût – responsables de l’inflation et du manque de compétitivité.

Ces éléments sont bien plus essentiels dans la pensée d’Adam Smith que la fameuse main invisible (qu’il ne mentionne qu’à trois reprises dans son œuvre) et vu leur caractère éminemment dangereux pour l’ordre capitaliste, ils sont systématiquement passés sous silence par la pensée économique dominante [10].

Un des points communs entre Smith et Marx, c’est qu’ils analysent la société en termes de classes sociales. Une des différences fondamentales entre Adam Smith et Karl Marx tient au fait que le premier, bien que conscient de l’exploitation à laquelle le patron soumet l’ouvrier, soutient les patrons tandis que le second est pour l’émancipation des ouvriers.

Le préambule des statuts de l’Association internationale des travailleurs (AIT [11]) rédigé par Karl Marx exprime la substance de la position de celui-ci :

« Considérant,

Que l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ;

Que la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière n’est pas une lutte pour des privilèges et des monopoles de classe, mais pour l’établissement de droits et de devoirs égaux et pour l’abolition de tout régime de classe ;

Que l’assujettissement économique du travailleur aux détenteurs des moyens de travail, c’est-à-dire des sources de la vie est la cause première de la servitude dans toutes ses formes, misère sociale, avilissement intellectuel et dépendance politique ;

Que, par conséquent, l’émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen, que tous les efforts tendant à ce but ont jusqu’ici échoué faute de solidarité entre les travailleurs de différentes professions dans le même pays et d’une union fraternelle entres les classes ouvrières des divers pays ;

Que l’émancipation du travail, n’étant pas un problème local ou national, mais un problème social, embrasse tous les pays dans lesquels existe la société moderne et nécessite pour sa solution, le concours théorique et pratique des pays les plus avancés ;

Que le mouvement qui vient de renaître parmi les ouvriers des pays les plus industrieux de l’Europe, tout en réveillant de nouvelles espérances, donne un solennel avertissement de ne pas retomber dans les vieilles erreurs et de combiner le plus tôt possible les efforts encore isolés.

Pour ces raisons,

L’Association internationale des travailleurs a été fondée.

Elle déclare :

Que toutes les sociétés et tous les individus y adhérant reconnaîtront comme devant être la base de leur conduite envers tous les hommes sans distinction de couleur, de croyance ou de nationalité, la Vérité, la Justice et la Morale.

Pas de devoirs sans droits, pas de droits sans devoirs. »

En conclusion : cet appel est toujours d’une brûlante actualité.

Notes :

1] Adam SMITH. 1776. Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Flammarion, Paris, 1991, 2 tomes, 1060 p. (traduction en espagnol : Investigación sobre la naturaleza y causas de la riqueza de las naciones, Fondo de Cultura Económica, Mexico, 1979, 917 p.)
Cette citation provient du Livre I, p.147 de l’édition en français.

[2] Voici la fameuse citation sur l’action de la main invisible dans laquelle il se réfère à l’action du capitaliste : « À la vérité, son intention, en général, n’est pas en cela de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que (sic) son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler. » Livre IV, ch. 2, 1776 ; d’après réédition, éd. Flammarion, 1991, tome II p. 42-43. En réalité la métaphore de la main invisible occupe une place marginale dans la vision du monde d’Adam Smith telle qu’il la développe dans la Richesse des Nations. Encore faut-il prendre la peine de lire son œuvre pour s’en rendre compte !

[3] Adam Smith, Livre I, chapitre 8, p. 137 et 138. Les six citations qui suivent proviennent du même passage du livre.

[4] Adam Smith, Livre I, p. 417.

[5] Adam SMITH. 1776. Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Flammarion, Paris, 1991, 2 tomes, 1060 p. (traduction en espagnol : Investigación sobre la naturaleza y causas de la riqueza de las naciones, Fondo de Cultura Económica, Mexico, 1979, 917 p.)
Cette citation provient du Livre I, p.147 de l’édition en français. Traduits en termes marxistes, cela signifie que l’ouvrier reproduit au cours de son travail la valeur d’une partie du capital constant (c-est-à-dire les moyens de production – la quantité de matières premières, d’énergie, la fraction de la valeur de l’équipement technique utilisé… – qui rentrent dans la production d’une marchandise donnée) auquel s’ajoutent le capital variable correspondant à son salaire et le profit du patron, appelé par Karl Marx, la plus-value.

[6] Adam Smith, Livre I, p. 417.

[7] Adam Smith, Livre 1, p. 334, 335 et 336. Les citations qui suivent proviennent également de cette partie du Livre 1.

[8] Ici se termine les citations qui proviennent d’Adam Smith, Livre 1, p. 334, 335 et 336.

[9] Adam Smith, p. 534, édition en espagnol.

[10] C’est le cas, par exemple, d’Alan Greenspan qui dans son autobiographie « Le temps des turbulences » parue en 2007, consacre sept pages élogieuses à Adam Smith en expurgeant de sa pensée toute référence au travail salarié comme créateur du profit, toute référence à la théorie de la valeur travail, toute référence à la lutte des classes (Alan Greenspan, Le Temps des Turbulences, JC Lattès, 2007, p. 338 à 344).

[11L’Association internationale des travailleurs (AIT), connue comme 1e Internationale, est fondée en 1864 notamment par Karl Marx et Friedrich Engels. S’y retrouvent des collectivistes dits « anti-autoritaires » (le courant international de Michel Bakounine), des collectivistes (marxistes), des mutuellistes (partisans de Pierre-Joseph Proudhon) … Collaborent ensemble des militants politiques, syndicalistes et coopérativistes. La 1re Internationale est dissoute après l’échec de la Commune de Paris de 1871.

Eric Toussaint pour La Pluma, le 23 décembre 2018

Edité par María Piedad Ossaba

Publié par CADTM

Traductions disponibles: Español  English