Effets de la technologie sur notre cerveau: la grande inconnue

Pour l’auteure de Reader, come home : the reading brain in a digital world, nos nouvelles habitudes de lecture, en diagonale, sur écran, menacent notre entraînement à la lecture profonde, elle-même indispensable au développement de l’analyse critique et de l’empathie.

Les nouvelles technologies vont-elles affecter durablement nos fonctions cognitives, et celles des générations futures ? Nous n’avons pas fini de nous poser la question. Beaucoup d’inconnues demeurent, et le recul manque. Les chercheurs soulignent de plus en plus de corrélations (entre “multitasking” et propension à la distraction, par exemple) mais les causalités ne sont pas prouvées – nous en parlions ici, ou encore . On a donc lu avec intérêt les 11 interviews d’experts réalisées sur le sujet par le média américain Vox.

Photo par dorota dylka / Unsplash

Dans la Silicon Valley, les parents, déjà très nombreux à limiter le temps d’écran de leurs enfants, en sont maintenant à ajouter des clauses « interdiction des écrans » aux contrats de leurs baby-sitters, nous apprend Vox. « On peut alors se demander : savent-ils quelque chose que l’on ne sait pas ? », s’interroge le média, sans manquer de souligner que nous « sur-réagissons peut-être face au risque, comme nous l’avons fait dans le passé pour l’arrivée de la presse écrite ou de la radio ». Onze experts interrogés nous permettent d’y voir un peu plus clair.
« Distractibilité » et méditation
Richard Davidson, neuroscientifique à l’University of Wisconsin Madison, et fondateur du Center for Healthy Minds se dit particulièrement inquiet de l’augmentation de la « distractibilité », ce « déficit d’attention à l’échelle nationale dont nous souffrons tous », et de ses conséquences. Le neuroscientifique souligne que la capacité à réguler notre attention, qui nous distingue des autres espèces, est de plus en plus altérée.
« Nous sommes tous les cobayes d’une grande expérience scientifique à laquelle personne n’a donné son consentement explicite »
Ainsi, « nous sommes tous les cobayes d’une grande expérience scientifique dans laquelle nous sommes manipulés par des stimuli numériques, mais à laquelle personne n’a donné son consentement explicite », lance-t-il. « C’est en train de se passer de façon insidieuse, discrètement ».
A ses yeux, il y a « urgence à entraîner nos esprits à la méditation pour que nous n’ayons pas à checker nos téléphones 80 fois par jour ». D’autres, comme la start-up normande Open Mind Innovation que nous avions rencontrée, souhaitent s’inspirer de méthodes comme la méditation mais aussi « développer des neuro-thérapies digitales » pour « traiter l’impact catastrophique des technologies sur notre attention ». 
Corrélations sans causalité
Voilà pour le cri d’alarme. Mais que peut-on exactement imputer à la technologie ? C’est là que ça se complique, car la science ne cesse de souligner des corrélations, mais sans pouvoir prouver de causalité. Anthony Wagner, directeur du département de psychologie de Stanford, récapitule : « La science nous dit qu’il y a une relation négative entre l’utilisation simultanée de plus en plus de sources d’information et la capacité de notre mémoire de travail. Et nous savons que celle-ci est corrélée à la compréhension du langage, à la performance académique et à de nombreux autres variables. La science nous dit que cette relation négative existe, mais pas si ce comportement (la multiplication des sources de distraction) provoque ce changement. Il est trop tôt pour dresser des conclusions. La réponse, c’est que nous n’en avons aucune idée. Mais s’il y a causalité, et si nous sommes en train de transformer nos capacités cognitives, il pourrait y avoir des conséquences sur les performances académiques ou le succès. Et il serait bon de le savoir.» Le chercheur appelle à lancer des études « vraiment larges », avec une grande quantité de participants, bien au-delà des premières études : « Il faut que ce champ d’études prenne de l’ampleur ».
« Nous ne saurons pas avant la prochaine décennie si nous avons commis de terribles erreurs »
Le point de vue d’un spécialiste de la maladie d’Alzheimer, Paul Murphy, est de son côté précieux pour comprendre que les « maladies neurodégénératives prennent des décennies pour se développer ». En comparaison de ce temps long, l’utilisation massive de smartphones est encore très récente. Les conséquences en termes de santé publique sont « potentiellement sérieuses », mais « nous ne saurons pas avant la prochaine décennie si nous avons commis de terribles erreurs », conclut-il. Idem pour l’effet réel du temps d’écran sur les enfants : « Nous sommes encore à des années de savoir si cela est mauvais, et nous sommes incapables de savoir quel degré d’exposition est sain ou dangereux. » Sur ce dernier point, Serge Tisseron, psychiatre connu notamment pour avoir établi la règle du « 3-6-9-12 », trouverait probablement à redire. Celui-ci a d’ailleurs souligné les effets positifs des technologies numériques sur les enfants. 
Hésitations 
Tous les experts interrogés par Vox ne sont pas aussi alarmistes. Susanne Baumgartner, du Center for Research on Children, Adolescents, and the Mediade l’Université d’Amsterdam, souligne que les résultats de ses recherches dédiées au sommeil des adolescents montrent que « les réseaux sociaux en eux-mêmes ne semblent pas être en lien avec les troubles du sommeil, mais plutôt avec le stress ressenti par les adolescents qui utilisent les réseaux sociaux », elle se dit donc « hésitante quant à la conclusion voulant que l’utilisation des médias numériques nuise au développement cognitif des adolescents. »
De son côté, Heather Kirkorian, professeur à la School of Human Ecology de l’université de Wisconsin rappelle que l’impact de la technologie dépend avant tout de son usage (en accord avec ceux considérant que le temps d’écran n’est pas le bon indicateur), tandis qu’Adam Gazzaley, professeur de neurologie dont nous avions interviewé le co-auteur pour l’ouvrage The Distracted Mind, évoque le défi que pose la technologie quand elle nous éloigne « de la nature, de la communication en face-à-face, de l’activité physique et des moments calmes, avec soi-même » mais reste convaincu « que la technologie est une chance incroyable pour augmenter nos capacités cognitives et enrichir nos vies ».
Rappelons enfin les mises en garde du neuropsychologue Francis Eustache, pour lequel le réseau du mode par défaut, essentiel à notre capacité à nous projeter dans le futur, est de plus en plus malmené, « notamment chez les enfants et les adolescents, du fait de l’omniprésence des nouvelles technologies de l’information et de la communication et des écrans qui en sont le principal support », ou encore de Maryanne Wolf, neuroscientifique américaine que nous avions appelée pour comprendre nos difficultés croissantes à nous immerger dans des lectures. Pour l’auteure de Reader, come home : the reading brain in a digital worldnos nouvelles habitudes de lecture, en diagonale, sur écran, menacent notre entraînement à la lecture profonde, elle-même indispensable au développement de l’analyse critique et de l’empathie. 
Annabelle Laurent
Source: Tlaxcala, le 4 décembre 2018
Publié par Usbek & Rica