Une belle image a circulé sur les réseaux sociaux le soir du deuxième tour de l’élection présidentielle : “Personne ne lâche la main de personne.” Le grand legs des élections est un vaste réseau pour le droit à la vie, mais aussi pour la terre, le logement, l’éducation, la santé, la sexualité, les corps. Pour le droit d’expression politique et de croyance, de parole, de presse. Cela s’appelle peut-être la démocratie, celle qu’on nous a nié depuis que les peuples de la terre et ceux d’entre nous qui ont été séquestrés ici existent.
“Personne ne lâche la main de personne” : dessin de Thereza Nardelli, alias Zangadas, tatoueuse de Belo Horizonte (Minas Gerais)
Nous avons recréé les Afriques à travers des liens familiaux, politiques, économiques, artistiques, culturels, de pouvoir et d’affection. Des enlèvements, nous avons fait des nations et de l’Atlantique même, nous avons aussi fait un chemin d’aller-retour. Nous sommes nombreuses et nous sommes fortes. Nous savons d’où nous venons et quelles leçons nous avons héritées de nos ancêtres, que nous louons et vénérons, maintenant et toujours. Le chemin a été pavé de sang et de sueur, faire marche arrière n’a jamais été une option viable ni imaginée.
Certains disent que nous sommes revenus à 1964*. Ils se disent perplexes devant les résultats des élections qui font du gouvernement des justes une réalité indigeste, lorsque le nom de dieu est utilisé pour justifier la mort annoncée des droits d’aller et venir, de se promener tranquillement dans la favela où nous sommes né·es. C’est l’étonnement de ceux qui ont le privilège d’être surpris par la haine qui caractérise notre société. C’est l’illusion de ceux qui croient que les suprémacistes sont les autres, dans d’autres pays, dans d’autres calendriers.
Mais pour la grande majorité des personnes qui saignent dans les communautés, au bord des igarapés (petites rivières), des voies expresses et en marge des villes, il ne s’agit que d’un nouveau chapitre de l’histoire. Nous sommes sûres de l’avenir. Nous sommes filles, petites-filles, arrière-petites-filles, arrière-arrière-petites-filles de la lutte. Nous savons quoi faire et nous continuerons sur la voie qui nous été enseignée. Maintenant plus que jamais, car c’est précisément dans les moments de crise que l’on peut discerner des occasions d’exister et de résister.
Le territoire où les lois sont faites est un domaine crucial de ce vieux conflit connu. Qui légifère détermine qui vit et qui meurt, qui peut aller et venir et qui verra encore une fois ses privilèges reconnus et protégés. C’est ici que le bras de fer avec la blanchitude** devient encore plus cruel et sanglant. Le racisme est institutionnel !
Du point de vue de la population noire, ce que nous vivons met ce phénomène en évidence, mais ce n’est en aucun cas une nouveauté. Un exemple est la façon dont le vote a été établi dans ce pays. Jusqu’en 1889, il était nécessaire d’avoir un revenu supérieur à 200 000 réis pour voter et 400 000 réis pour être élu. La population noire a été exclue de l’exercice législatif sans qu’on ait à utiliser le mot “race” dans la loi.
En ce nouveau moment de grave insécurité démocratique, nous devons porter notre attention sur le pouvoir législatif sans jamais sous-estimer la portée de l’exécutif. C’est dans les chambres que les soi-disant “hommes de bien” se sont cantonnés pour maintenir leurs privilèges, leurs espaces de pouvoir et pour dessiner le génocide des populations noires et indigènes, afin de protéger les intérêts du capital et des bonnes mœurs patriarcales.
Notre effort a consisté à comprendre le rôle de cette dynamique dans la structuration de la régression. Qui sont les gens qui font les lois dans ce pays ? Sont-ils préoccupés par les normes posées par ceux qui défendent les droits humains ? Quel est le rôle des chambres en période d’insécurité politique et institutionnelle ? Est-ce qu’ils nous représentent? Est-il encore possible de parler d’égalité de genre et de race ? Et pendant combien de temps ?
Comment se sont passées les élections
En tant que femmes noires, et aussi de nombreux autres groupes réduits au silence, nous savons que chaque point de tension offre également une occasion d’agir. Et nous ne parlons pas au figuré, mais d’un mouvement qualifié et intentionnel qui se concentre, depuis l’époque avant l’abolition [de l’esclavage, en 1888, NdT] et gagne des contours encore plus nets avec l’organisation politique des femmes noires qui, ce n’est pas un hasard, ont également gagné en notoriété en tant que candidates cette année.
Nous ne pouvons pas croire que ce phénomène est une réponse récente à la vague conservatrice, mais c’est également le fruit du travail séculaire incessamment accompli par des générations de femmes noires anonymes dans les charbonneries, dans les ateliers des manufactures,, en lavant les vêtements de la maison du maître, entonnant des cantiques au son des tambours. Dans les universités, dans les quilombos, en s’occupant de leurs enfants. Dans les ministères et sur la scène, dans l’écriture laborieuse, dans les frontières des terres et de la pensée.
D’Antonieta de Barros à des femmes comme Leci Brandão, Luiza Bairros et Benedita da Silva, en passant par Beatriz Nascimento, Lélia González, Marielle Franco et maintenant Robeyoncé Lima, Áurea Carolina, Erica Malunguinho, Erika Hilton, Renata Souza, Dani Monteiro, Talíria Petrone, Monica Francisco, nous, femmes noires, construisons un projet de nation qui est devenu encore plus évident au cours de ce processus.
Notre combat est l’héritage de femmes comme Dandara de Palmares, Luiza Mahin, Maria Zeferina, Zacimba Gaba, Nã Agontimé. Des mères sacrées consacrant leur vie aux voduns, aux minkisis et aux orishas, aux caboclos et aux enchantés. De celles qui attendent en silence aux arrêts d’autobus quand il fait encore nuit, qui font courir leurs yeux dans les livres et se faufilent entre les gratte-ciel.
Nous méconnaissons les héros impériaux, les ducs, les dictateurs et les bandeirantes [colons et chasseurs d’hommes dans le Brésil colonial, NdT] et ceux qui nous dénient pouvoir, intelligence, stratégie, force et humanité. C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons ignorer la prise de conscience que nous avons un grand défi à relever et que sa dimension est à la mesure de la possibilité de changement. Certains disent que le Brésilien ne sait pas voter, peut-être ne sont-ils pas au courant de la résistance qui a inspiré les votes dans le Nord-Est.
Cette région à la volonté séparatiste séculaire, chantée par Gal Costa dans Revolta Olodum (1989), vécue longuement dans les batailles d’Antônio Conselheiro, rêvée à Palomares par Zumbi et Dandara, dans la Révolte des Malês [soulèvement d’esclaves yoruba à Salvador de Bahia en 1835, NdT] dans la Conjuration bahianaise [« révolte des tailleurs », 1798, lire Bahia, 1798: La révolution des Jacobins Noirs au Brésil NdT], et dans la Balaiada [Révolte dirigée par le vannier Manuel Francisco dos Anjos Ferreira, appelé le Balaio (« panier ») dans le Maranhão, 1838-1841, NdT]. Le Nord-Est et sa manière singulière de résister, d’exprimer sa force, de forger des femmes noires batailleuses, des migrants et des bâtisseurs de villes entières! Une terre fertile qui nourrit les hommes et les femmes des villes, jamacaru (cactus du NE, NdT] de vie.
Les gens savent enseigner. Et cet endroit est un exemple du revirement démocratique qui attendait un pays déchiré par l’intolérance et la haine. Seul le Nord-Est (et une partie du Nord) a élu ce qui constituerait la riposte au fascisme. Cette élection présidentielle a donné une radiographie de qui nous sommes, nous qui espérons, qui luttons, qui continuons à croire au changement, à une vie meilleure. Nous avons élu des candidates noires trans et féministes et nous avons expulsé les vieux conservateurs blancs des assemblées législatives. Conquêtes !
Nous avons continué à parler de représentativité. À mettre nos visage dans les espaces de pouvoir des chambres, à faire des lois et la réaction à ce mouvement a été monstrueuse. Marielle Franco et Maître Moa do Katendê [maître de capoeira d’Angola de Salvador de Bahia, assassiné par un partisan de Bolsonaro le 8 octobre, NdT] sont deux cas emblématiques parmi beaucoup d’autres que nous n’oublierons pas. Tout le temps de nouveaux épisodes de racisme, de Lgbtphobie, de transphobie. Il n’y aura pas un seul de leurs drapeaux debout tant qu’on nous tuera pour notre couleur, nos croyances, notre sexualité, notre genre et notre classe
Vous vous demandez encore ce qui s’est passé, car vous pouvez vous permettre de ne pas tenir compte du fait que nous sommes dans un pays esclavocrate, raciste et génocidaire. Cette immense masse conservatrice n’est pas un phénomène récent, mais le portrait fidèle d’une nation qui a résisté à toute idée de changement fondé sur les droits humains comme valeur, la solidarité et l’égalité entre les peuples. Nous n’avons pas été surprises et nous y étions préparées.
C’est le grand point de mire de ces élections : il ne s’agit pas vraiment d’un différend qui se concentre sur la figure d’un homme, mais sur l’acceptation ou le rejet du projet que nous sommes en train de construire. C’est pourquoi, plus que jamais, nous n’avons pas voté contre ou en faveur de telle ou telle candidature, mais plutôt pour la possibilité de continuer à exister ou non, car nous savions que les temps à venir seraient effrayants, quel que soit le résultat des élections.
Nos sentiments vont à toutes celles qui aujourd’hui ne se sentent pas en sécurité et à toutes celles qui ont été victimes de cette escalade honteuse de la violence. Ce qui nous réconforte, c’est la certitude que nous avons été victorieuses dans cette guerre, qui ne date pas d’aujourd’hui. C’est la confiance dans l’héritage que nos aînées ont laissé entre nos mains et que nous protégeons et transmettons aux générations futures
Les prochaines étapes ont déjà été définies auparavant. Ceci dit, nous devons aussi mesurer ensemble notre pouvoir politique en ce moment.
Que les trames de sororité qui nous lient deviennent de plus en plus cohérentes maintenant que le projet reste le même. Nous avons beaucoup de travail devant nous. Cette représentativité est l’outil par lequel nous construirons la parité de race et de genre dans les espaces de pouvoir. Parce que c’est bien plus qu’un mirage que le capital puisse avaliser, en se l’appropriant comme une pub télévisée. Bien plus qu’une image télégénique, n’est-ce pas, Rosane Borges ?
Nous luttons pour notre vie en premier lieu, mais pas seulement, nous voulons une égalité de race et de genre, pour reprendre ce qui est à nous. Poursuivre la lutte de nos ancêtres pour le droit à la vie, professer nos croyances, occuper nos terres avec dignité, avoir une éducation, un logement et la justice, pouvoir raconter notre histoire, être les protagonistes de nos récits affectifs, culturels et politiques.
Et malgré tout scénario défavorable, nous saisirons toute opportunité comme objet de lutte. Nous avons eu beaucoup de femmes noires élues à l’échelle nationale, deux femmes indigènes élues par le front parlementaire indigène. Et tant d’autres qui, même si elles n’ont pas été élues, possèdent désormais un capital politique précieux qui fera toute la différence dans les actions déjà développées dans leurs communautés. Notre temps est déjà arrivé et nous ne reculerons pas devant les obstacles.
Nous savons depuis longtemps que le combat ne se mène pas seule. En tant que Blogueuses Noires, c’est ce que nous croyons depuis le premier jour, car c’est ce nous ont enseigné nos mères nos grands-mères et nos aïeules dans leur lutte pour la terre, pour la nourriture, pour la sécurité de leurs filles et de leurs fils, pour le logement, pour la justice, pour l’éducation, dans la rue et par l’écrit.
Nous ne croyons pas aux mythes, encore moins au pouvoir de la poudre. Nous sommes faites de mots qui voyagent en secret et qui résonnent sur les places, à travers des tambours dans et hors des villes et des réseaux sociaux. Notre résistance est sur l’asphalte et aussi là où vivent les arbres et le sacré. Déclamant ou en silence mais toujours en train de tisser des plans, baignées par l’amour de nos égéries.
Nous savons quoi faire.
NdT
*1964 : le 1er avril 1964, un groupe de généraux, appuyés par l’oligarchie et l’Église catholique, renversent le président João Goulart, alias Jango, accusé de vouloir transformer le Brésil en nouveau Cuba. Il avait annoncé la nationalisation du pétrole, la réforme agraire et urbaine et la tenue d’une assemblée constituante pour établir une nouvelle constitution. La dictature civilo-militaire dura 21 ans.
**Du néologisme brésilien branquitude, forgé en référence au terme négritude. La blanchitude désigne l’établissement de la couleur de peau blanche comme normale et normative, faisant des groupes humains d’autres couleurs de peau des marginaux, des inférieurs ou des déviants.
Blogueras Negras Blogueuses Noires
Original:
Traduit par Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي
Source: Tlaxcala le 1 novembre 2018