L’Islande est un pays où il fait bon vivre pour les femmes. Depuis 2009, il figure systématiquement en pole position du Rapport mondial sur la parité entre les genres du Forum économique mondial. C’est aussi le premier pays du monde à avoir élu, en 1980, une femme à sa présidence, en la personne Vigdis Finnbogadóttir, de même qu’une femme ouvertement lesbienne au poste de Premier ministre, en 2009, en la personne de Jóhanna Sigurðardóttir. L’actuelle Premier ministre, Katrín Jakobsdóttir, est aussi une femme.
Le 24 octobre 2016, à 14 h 38, plusieurs milliers de salariées dans toute l’Islande ont débrayé pour protester contre une rémunération inférieure à celle de leurs collègues masculins. Photo Arnþór Birkisson
Le 1er janvier 2018, l’Islande est devenue le premier pays du monde à légalement imposer le principe du salaire égal pour un travail de valeur égale, suite à l’adoption d’une législation historique qui oblige les entreprises d’au moins 25 salariés à prouver qu’elles rémunèrent les hommes et les femmes sur un pied d’égalité, sous peine d’amendes. Pour les entreprises de plus de 250 salariés, la date limite pour ajuster les salaires sera le 31 décembre 2018. Mais dans certains cas, en fonction du nombre total d’employés, celle-ci pourrat être repoussée jusqu’à la fin 2019, voire 2020 ou 2021. Les effets de la mesure ne sont donc pas immédiat.
Toujours est-il que ce 24 octobre, les femmes à travers toute l’Islande quitteront leur poste de travail à 14 h 55 min, pour se rallier au mouvement de Grève des femmes 2018, qui revendique l’égalité salariale et la fin de la violence sexiste sous le mot d’ordre « Ne changez pas les femmes, changez la société ». L’heure choisie est d’autant plus significative qu’elle symbolise le fait que le salaire d’une femme en Islande représente, en moyenne, 74 % à peine du salaire d’un homme, et que si ce pourcentage était appliqué aux heures de travail effectuées dans le cadre d’une journée type 9-17 heures, les femmes cesseraient d’être rémunérées à partir de 14 h 55.
Une des organisatrices de la Grève des femmes est Maríanna Traustadóttir, conseillère spéciale sur l’égalité hommes-femmes à la Fédération islandaise du travail (ASÍ) ; elle a aussi été engagée dans l’élaboration et la mise en œuvre de la Loi sur l’égalité salariale, depuis sa création. À l’issue d’un entretien avec Equal Times, elle a déclaré : « En Islande, les marches de protestation Kvennafrí [ou Journée sans femmes] ont traditionnellement été centrées sur le thème de l’écart salarial hommes-femmes, où les femmes sont descendues dans la rue pour réclamer un salaire égal. Évidemment, les protestataires ont, au fil des ans, aussi saisi l’opportunité pour réclamer l’égalité dans d’autres domaines, brandissant, notamment, des calicots dénonçant la violence faite aux femmes et la culture du viol. »
La toute première Grève des femmes en Islande a eu lieu en 1975 et marquait le début de laDécennie des Nations unies pour les femmes. Ce mouvement de grève, qui a rallié 90 % des effectifs féminins – soit 25.000 personnes – autour de la revendication de droits égaux, a vu les femmes aux quatre coins du pays refuser de travailler, d’entreprendre toute tâche ménagère ou de s’occuper des enfants durant toute une journée. La Grève des femmes suivante a eu lieu dix ans plus tard, en 1985, à 14 h 00. Près de 18.000 femmes y ont participé, sous le mot d’ordre « Femmes, unissons-nous ».
En 2005, l’heure H du débrayage – 14 h 08 min – était calculée sur la base de l’heure à laquelle les femmes devraient débaucher pour toucher un salaire équivalent à celui des hommes. Cette fois, 50.000 femmes ont battu le pavé sous le slogan « Femmes, faisons-nous entendre ! » En 2010, l’heure H est passée à 14 h 25 min, l’objectif étant cette fois la sensibilisation autour du thème de l’agression sexuelle. Et cette fois encore, 50.000 personnes ont répondu à l’appel. En 2016, entre 15.000 et 20.000 personnes ont commencé à défiler à partir de 14 h 38. Le fait qu’à cette occasion (la sixième Grève des femmes dans l’histoire de l’Islande) les femmes aient débrayé plus près de 15 h 00 que 14 h 00 témoigne du progrès qui a été accompli.
Guðný Guðbjörnsdóttir, professeure à l’Université d’Islande et ancienne députée parlementaire pour l’Alliance des femmes, décrit la Grève des femmes de 1975 comme un « événement qui a changé sa vie » et se dit bien décidée à prendre part à la grève en 2018. « Le timing a beaucoup d’importance, a fortiori dans le contexte de #MeToo. Une occasion unique s’offre à nous à présent de faire bouger les choses à ce niveau. Sans compter la brèche salariale et le symbolisme qu’il y a dans l’acte de quitter notre de poste de travail à 14 h 55, dès lors que les femmes touchent, en moyenne, 74 % du salaire des hommes. L’effet émancipateur dérivé de la rencontre avec d’autres femmes lors de tels événements revêt une place importante dans ma vie. »
« Le sexisme au quotidien est loin d’être révolu »
Un grand nombre de victoires ont déjà été remportées au plan des droits des femmes, comme l’accès gratuit à la contraception et à l’avortement. La législation islandaise garantit en outre le congé de maternité et de paternité, de même que des services de garderie abordables. La plupart des femmes reprennent le travail après l’accouchement et il est très rare qu’une femme islandaise choisisse de devenir femme au foyer. Le mouvement féministe traditionnel a, cependant, aussi été critiqué pour ne pas faire assez en faveur de certaines catégories de femmes, comme celles exerçant des emplois au bas de l’échelle salariale ou les femmes immigrées, en situation particulièrement vulnérable.
Les Islandaises se sont montrées très engagées au sein du mouvement #MeToo, où des milliers d’entre elles ont eu recours aux réseaux sociaux pour dénoncer les harcèlements et les agressions sexuelles dont elles ont fait l’objet. Il ressort de ces témoignages que nombre de femmes ont toujours peur de rentrer à pied seules le soir et s’attendent encore à l’heure actuelle d’être la cible de commentaires déplacés au travail.
Interrogée à propos de la situation actuelle des droits des femmes en Islande, la musicienne pop et féministe Hildur Kristín Stefánsdóttir a affirmé à l’issue d’une interview avec Equal Times : « Nous continuons d’être moins bien payées dans nombre de professions et restons aussi légèrement en retrait dans les rôles décisionnels. Le sexisme au quotidien est loin d’être révolu et c’est ce qu’a clairement démontré le mouvement #MeToo. Ça fait longtemps que je dénonce publiquement l’inégalité dans l’industrie musicale et chaque fois que je le fais, il y a toujours un mec pour venir me dire que les choses ne sont pas vraiment telles que je les dépeins. Aussi, je pense qu’il faudra encore quelques années avant que les femmes ne puissent parler de leurs expériences sans être “corrigées” ou “mises en doute”. »
Les femmes en Islande jouissent de l’égalité dans l’accès à l’éducation. En 2016, les femmes représentaient 66 % des diplômés dans les universités islandaises, où elles ont, depuis plus de vingt ans, systématiquement été plus nombreuses que les hommes à décrocher un diplôme. Ceci ne s’est, toutefois, pas traduit par un accès accru des femmes par rapport aux hommes aux postes de management. Les femmes n’occupent que 11 % des postes de PDG, et seulement 24 % des entreprises de 50 à 249 employés ont une femme à la présidence de leur conseil d’administration, selon l’Association des dirigeantes d’entreprises en Islande (FKA).
Bien que les nouveaux parents bénéficient théoriquement de droits égaux au congé parental, dans les faits, les femmes prennent beaucoup plus de jours de congé que les hommes. Quand un couple a des enfants, chacun des parents a droit à trois mois de congé parental, en plus de trois mois à partager selon leur convenance, portant le total à neuf mois. Les couples hétérosexuels et les couples gays jouissent exactement des mêmes droits en matière de congé de maternité et parental. Un parent isolé peut bénéficier de neuf mois de congé parental en cas de décès de la/du conjoint(e) ou si l’enfant a été conçu par FIV ou est adopté.
Mais bien que les hommes et les femmes jouissent théoriquement des mêmes droits, le nombre de jours de congé pris n’est pas égal. Ainsi, par exemple, en 2017, les hommes ont pris 78 jours de congé et les femmes 182, d’après Statistics Iceland. Les hommes prennent généralement trois mois de congé approximativement, alors que les femmes prennent six mois de congé.
De nombreux facteurs entrent en ligne de compte, dont notamment les préférences personnelles, cependant il ne faut pas oublier que les femmes sont encouragées à donner le sein durant les six premiers mois et que les prestations de congé parental sont calculées à 80 % du salaire normal d’un employé et plafonnées à ISK 520.000 (3.834 euros par mois). Autrement dit, si un des parents touche plus que l’autre ou a un salaire qui dépasse ISK 650.000 (4.804 euros), leur congé parental fera peser plus de pression sur le budget du ménage. Or en règle générale, le salaire d’un homme est encore aujourd’hui supérieur à celui d’une femme.
Les services de garderie sont accessibles dès l’âge d’un an, pour peu que les parents soient en mesure de payer ISK 65.000 (480 euros). À l’âge de deux ans, les enfants entrent en école maternelle et le montant à payer baisse à ISK 30.000 (222 euros) par mois pour huit heures de garderie par jour, cinq jours semaine, repas compris. Des services de garderie à prix abordable ont représenté une avancée importante pour les droits des femmes et leur accès sur un pied d’égalité avec les hommes au marché de l’emploi.
Beaucoup de choses ont changé pour le meilleur depuis 1975 mais cela ne veut pas dire que tout soit parfait. « L’Islande est peut-être un modèle à suivre mais la lutte pour l’égalité se poursuit et nous ne sommes pas arrivées au bout de nos peines », affirme Maríanna Traustadóttir. « En Islande, nous tendons à “joindre le geste à la parole” ; nous ne nous contentons pas juste de ‘belles paroles’, comme le prouvera la Grève des femmes du 24 octobre prochain. »
Kamma Thordarson Þórðarson
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Traductions disponibles: Español
Source: Tlaxcala, le 28 octobre 2018