« Pour l’essentiel, l’Accord de Paix de La Havane a été trahi »
Lettre ouverte à la Commission de Paix du Sénat colombien

Nous avons affaire à un flagrant abus de pouvoir, joint à un inacceptable abandon de notre souveraineté juridique au profit d’une puissance étrangère.

Óscar Montero                   Iván Márquez

Mesdames et Messieurs de la COMMISSION DE LA PAIX DU SÉNAT
Congrès de la République
Bogotá

Bien que l’Accord de Paix ait été déchiré  par des prédateurs sans âme, nous continuons à rêver de paix pour la Colombie. 

…  « Le pape a lancé un nouvel appel à la paix »…
– Et la ligne était occupée, comme toujours, non ?

Au moins trois actes insensés ont précipité les espoirs conçus à La Havane dans les mornes oubliettes des processus de paix non aboutis : l’insécurité juridique, les modifications au texte original convenu et la non application d’aspects essentiels de l’Accord.

L’INSÉCURITÉ JURIDIQUE a sans doute atteint un sommet avec l’arrestation de Jesús Santrich aux fins d’extradition, par le biais d’un montage juridique ourdi par le Procureur général, l’ambassadeur des USA et la DEA[i]. Cette décision délirante qui vise à saboter la paix a fini par détruire le peu de confiance que conservaient les ex-combattants[ii]. Nous devons admettre que le Parquet Général de la nation est devenu une usine à mensonges destinés à mettre beaucoup de gens en accusation, et, dans ce cas précis, les principaux négociateurs délégués par la guérilla aux pourparlers de paix, allant, pour justifier leur extradition, jusqu’à qualifier de crime un projet et même une idée, en cherchant désespérément à saborder définitivement  la volonté collective de paix.

Nous avons affaire à un flagrant abus de pouvoir, joint à un inacceptable abandon de notre souveraineté juridique au profit d’une puissance étrangère. Nous ne pouvons pas laisser la Paix – qui est le plus important des droits – entre les mains d’individus comme Martínez et Whitaker[iii]. Ils n’ont pas le bon sens nécessaire pour décider quel sera l’avenir de la Colombie, qui ne peut en aucun cas être la guerre. Mais que gagnent les USA à anéantir la paix en Colombie? Ils ont très peu contribué à la promouvoir. Pour la promouvoir, ils auraient pu, par exemple, après la signature de l’Accord de la Havane, libérer Simón Trinidad[iv], extradé 14 ans auparavant à la suite d’un montage juridique du gouvernement de l’époque. John Kerry, l’ancien Secrétaire d’État, avait laissé ouverte cette éventualité lors d’une réunion à laquelle nous avons participé personnellement dans la capitale de l’île [Cuba]. Ces bonnes intentions ont été « emportées par le vent[v] ».

Par ailleurs, les MODIFICATIONS AU TEXTE ORIGINAL CONVENU ont défiguré l’Accord de La Havane, le transformant en un horrible monstre à la Frankenstein. Des individus qui n’ont jamais été élevés à la fonction de négociateurs se sont donné pour tâche de détruire ce qui avait été construit au prix de tant d’efforts et d’amour.  C’est arrivé après que les rebelles eurent remis leurs armes. C’est une pure escobarderie*. Une mauvaise action. On ne peut pas trahir la paix de cette façon. Les accords, qui ont été signés solennellement, l’ont été pour être mis en pratique. Dans quelle autre partie du monde a-t-on vu une chose pareille ? Ce même État qui a signé l’Accord s’évertue à le détruire en prétextant l’indépendance des pouvoirs alors qu’il avait en mains la possibilité constitutionnelle d’une collaboration sans heurts. Ce qui s’est produit alors, c’est le non-respect d’une obligation internationale qui repose sur le fait notoire qu’il s’agit d’un Accord Spécial de l’Article 3 des Conventions de Genève et qu’il a en même temps le statut de Document Officiel du Conseil de Sécurité des Nations Unies.

Il faut ajouter à cela l’arrêt de la Cour Constitutionnelle qui a établi de manière claire et catégorique que cet accord ne pouvait pas être modifié par les trois prochains gouvernements. L’ex-président et prix Nobel de la Paix, Juan Manuel Santos, n’a eu ni le courage ni la fermeté de conviction pour faire usage des facultés que lui octroyait la Constitution pour sauver le processus. Il a préféré ne pas traverser le Rubicon par crainte de la meute.

Mesdames et messieurs les Sénateurs :  la JEP [Jurisdicción especial para la Paz] n’est pas celle que nous avons approuvée à La Havane, mais celle que voulaient le Procureur Général et les ennemis de la concorde nationale ; celle-ci n’est plus pour toutes les parties impliquées dans le conflit ; on a soustrait de sa juridiction la tierce partie ; on a enveloppé de ténèbres la vérité, qui est la seule chose qui puisse fermer et guérir les profondes blessures provoquées par le conflit et faire naître en même temps une ambiance favorable à la coexistence. On a aussi élargi le cercle des privilégiés pour assurer une longue vie à l’impunité. 

De ses propres mains le procureur Martínez a truffé la Juridiction spéciale pour la Paix de mines comme la récidive, la prétendue pratique des hommes de paille** et autres arguties juridiques pour pouvoir emprisonner et faire comparaître devant la justice ordinaire d’anciens guérilleros, afin d’apaiser la haine et la soif de vengeance qu’il partage avec certaines élites au pouvoir.  Effectivement, la procédure législative « accélérée » a bien été mise à profit   pour déchiqueter des aspects substantiels de l’Accord de Paix avec la bénédiction absurde de la Cour. Il ne faut pas oublier que la Loi sur la procédure judiciaire[vi], base de l’action juridique de la JEP, a été approuvée unilatéralement sans tenir aucun compte de l’avis de la CSIVI [vii] .  Nous restons sur l’impression que la préoccupation du gouvernement à l’égard des victimes du conflit était une préoccupation feinte habillée de beaucoup de paroles creuses.

Finalement, sans euphémismes et en langage direct : l’essentiel de l’Accord de Paix de La Havane a été trahi.  Le Congrès précédent a sabordé la Réforme Politique et les Circonscriptions Territoriales Spéciales de Paix.

L’amnistie n’a pas été pleinement appliquée ; des guérilleros sont encore en prison.

Cinq ans après la conclusion du premier Accord Partiel il n’y a pas de titres de propriété des terres, ni de fonds de 3 millions d’hectares pour ceux qui n’en ont pas, ni rien qui vise à restaurer la dignité des habitants de la campagne. La substitution des cultures de coca par des cultures licites est enlisée parce que le Procureur ne permet pas le traitement pénal différentiel pour les travailleurs de la terre et les femmes pauvres, et parce qu’il n’y a pas d’officialisation des droits fonciers, ni de projets économiques alternatifs.

Le même individu a saboté le fonctionnement de l’Unité Spéciale de lutte contre le paramilitarisme,  faisant ainsi en sorte  que plus de 15 000 inculpations pour paramilitarisme et appui économique à ces structures criminelles qui, d’après Memoria Histórica, ont assassiné  100 000 Colombiens, dorment du sommeil paisible de l’impunité dans les tiroirs du Bureau du Procureur.  

L’Accord a un défaut structurel qui le plombe :  le fait d’avoir accepté de s’engager à déposer les armes sans qu’aient été définis au préalable les termes de la réinsertion économique et sociale des guérilleros. C’est là la cause des problèmes que rencontrent aujourd’hui les ETCR [Espacios Territoriales de Capacitación y Reincorporación]  en raison des manquements de l’État.

Nous avons cru naïvement à la parole et à la bonne foi du gouvernement, bien que Manuel Marulanda Vélez[viii] nous ait toujours avertis que les armes étaient l’unique garantie sûre de la bonne mise en œuvre des accords. Aujourd’hui on tue les guérilleros un par un au milieu de l’indifférence des autorités, et la même chose arrive aux dirigeant·e·s des mouvements sociaux dont le martyre semble sans fin. Rappelez-vous que, jusqu’à ce jour, aucune subvention n’a été débloquée pour financer les projets productifs dans les Espace Territoriaux. Qu’on nous explique dans quelles poches ont atterri les fonds si généreusement versés par les pays donateurs après le conflit.

Mesdames et messieurs les congressistes : notre principale préoccupation est de sortir la Colombie de l’abîme des accords avortés où elle a été jetée de façon méprisante, et nous aimerions connaître vos précieux avis sur la question. Cela vaut la peine de tenter l’impossible, parce que, du possible, les autres s’en occupent tous les jours.

Recevez nos cordiales salutations.

Iván Márquez   Oscar Montero   (El Paisa)

22 septembre  2018, huitième  anniversaire de l’assassinat du commandant Jorge Briceño

NdE

* Escobarderie : Pratique (habituelle) de l’hypocrisie et de la tricherie. Désignait au départ les raisonnements à la Escobar, non pas le Pablo de Medellín mais Antonio Escobar y Mendoza (1589-1669), jésuite et casuiste espagnol que Pascal prit pour cible dans les Provinciales, et auteur notamment de la maxime célèbre selon laquelle la pureté d’intention peut justifier des actions qui en elles-mêmes sont contraires au code moral et aux lois humaines. (NdE) 

**Hommes de paille : une invention du procureur Martínez, selon laquelle les FARC auraient utilisé des hommes de paille pour recycler leur argent sale.

NdT

[i]La DEA (Drug Enforcement Administration)  est le service fédéral de  police dépendant du Département de la Justice des États-Unis chargé de la mise en application de la loi sur les stupéfiants et de la lutte contre leur trafic dans le cadre de la campagne des États-Unis contre la toxicomanie.

[ii]Il s’agit des combattants des FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie).

[iii]Néstor Humberto Martínez, Procureur général de la nation ; Kevin Whitaker, ambasseur des USA en Colombie.

[iv]De son nom de naissance Juvenal Ovidia Ricardo Palmera Pineda (il a choisi le surnom de Simón Trinidad en hommage au père de la nation, Simón Bolívar) est un combattant des FARC. Faussement accusé de trafic de drogue, capturé en 2004, il a été extradé vers les USA en 2004 et condamné à 60 ans de prison pour sa participation à la séquestration de 3 citoyens de ce pays.

[v]Référence au célèbre roman de Margaret Michell Gone with the Wind (1936), en français Autant en emporte le Vent, ou à la non moins célèbre adaptation cinématographique qu’en a fait Victor Fleming (1939).

[vi]En espagnol : Ley de Procedimiento de la Jurisdicción Especial de Paz.

[vii] Comisión de Seguimiento, Impulso y Verificación a la Implementación del Acuerdo Final (Commission pour le Suivi,  l’encouragement et la Vérification de l’Accord Final)

[viii] Pedro Antonio Marin plus connu sous le nom de guerre de Manuel Marulanda Vélez surnommé Tirofijo (Tire-au-but) (1930-2008)  était le fondateur et ancien commandant en chef des FARC.

Original:“Lo esencial del Acuerdo de Paz de La Habana ha sido traicionado”
Carta abierta a la Comisión de Paz del Senado colombiano

Traduit par Jacques Boutard

Edité par Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Source: Tlaxcala, le 7 octobre 2018