Gaïa et Chthonia, les deux faces inséparables de notre Terre

De cette peur ne pourront guérir que ceux qui retrouveront la mémoire de leur double demeure, qui se souviendront que seule la vie où Gaïa et Chthonia restent inséparables et unies est humaine.

Le philosophe italien Agamben nous emmène dans un parcours poétique et étymologique du côté des Anciens, pour nous ramener à notre réalité covidienne. Le futur a un cœur antique.

La “Vénus de Willendorf”, statuette du Paléolithique supérieur représentant sans doute la Terre Mère

I.

En grec classique, la terre a deux noms, qui correspondent à deux réalités distinctes, sinon opposées : (ou gaïa) et chthôn. Contrairement à une théorie aujourd’hui répandue, les hommes n’habitent pas seulement gaïa, mais sont avant tout en rapport avec chthôn qui, dans certains récits mythiques, prend la forme d’une déesse, dont le nom est Chthoniè, ou Chthonia. Ainsi, la théologie de Phérécyde de Syros énumère au début trois divinités : Zeus, Cronos et Chthoniè, et ajoute qu’ «  à Chthoniè échut le nom de Gè, après que Zeus lui eut fait don de la terre (gèn). » Même si l’identité de la déesse reste indéfinie, Gè est ici, par rapport à la première, une figure accessoire, presque un autre nom de Chthoniè. Il n’est pas moins significatif que, chez Homère, les hommes soient désignés par l’adjectif epichthonioi (chtoniens, qui vivent sur chthôn), tandis que l’adjectif epigaïos ou epigeïos se réfère seulement aux plantes et aux animaux.

De fait, chthôn et désignent deux aspects de la terre pour ainsi dire géologiquement antithétiques : chthôn est la face externe du monde inférieur, la terre considérée de la surface vers le bas, est la terre de la surface vers le haut, la face que la terre tourne vers le haut. A cette diversité stratigraphique répond la différence des praxis et des fonctions : chthôn n’est pas cultivable, et on ne peut en tirer de nourriture, elle échappe à l’opposition ville/campagne et n’est pas un bien qui puisse être possédé ; par contre,, comme l’hymne homérique éponyme le rappelle avec insistance, « nourrit tout ce qui est sur chthôn » (epi chthoni) et produit les récoltes et les biens qui enrichissent les hommes : pour ceux que gè honore de sa bienveillance, « les sillons de la glèbe qui donnent la vie sont pleins de fruits, dans les campagnes le bétail prospère, et la maison se remplit de richesses, et les hommes gouvernent par de justes lois les villes aux belles femmes » (v. 9-11).

La théogonie de Phérécyde contient le plus ancien témoignage du rapport entre Gè et Chthôn, entre Gaïa et Chthonia. Un fragment qui nous a été conservé par Clément d’Alexandrie définit la nature de leur lien en précisant que Zeus s’unit en justes noces avec Chthoniè et que lorsque, suivant le rite nuptial de l’anakaluptèria, l’épouse enlève son voile et apparaît nue devant l’époux, Zeus la recouvre d’ « un grand et beau manteau », sur lequel « il brode de couleurs variées Gè et Ogenos (Océan). » Chthôn, la terre d’en bas, est donc quelque chose d’abyssal, qui ne peut se montrer dans sa nudité, et le vêtement dont le dieu la recouvre n’est autre chose que Gaïa, la terre d’en haut. Un passage de l‘Antre des nymphes, de Porphyre, nous apprend que Phérécyde définissait la dimension chthonienne comme profondeur, « parlant de replis (muchous), de fosses (bothrous), de grottes (antra) », conçus comme les portes (thuras, pulas) que franchissent les âmes lors de la naissance et de la mort. La terre est une réalité double : Chthonia est le fond informe et caché que Gaïa recouvre de ses broderies bigarrées de collines, campagnes fleuries, villages, bois et troupeaux.

Dans la Théogonie d’Hésiode aussi, la terre a deux faces. Gaïa, « ferme assise de toutes choses », est la première créature du Chaos, mais l’élément chthonien est évoqué aussitôt après et, comme chez Phérécyde, défini par le terme de « muchos » : « le sombre Tartare dans les profondeurs de la terre aux larges rues » (muchoi chthonos euruodeïès). » Là où la différence stratigraphique entre les deux aspects de la terre apparaît le plus clairement, c’est dans l’Hymne homérique à Déméter. Dès le début, quand le poète décrit la scène de l’enlèvement de Perséphone, alors qu’elle cueillait des fleurs, Gaïa est évoquée deux fois, les deux fois en tant que la surface fleurie que la terre tourne vers le ciel : « les roses, les crocus, les belles violettes dans une tendre prairie et les iris, les jacinthes et les narcisses que Gaïa fait pousser selon la volonté du dieu »… « sentant le parfum de la fleur, tout le ciel dans les hauteurs et la terre sourirent ». Mais juste en cet instant, « chthôn aux larges voies s’ouvrit béante (chanè) dans la plaine de Nisios, et le seigneur aux hôtes nombreux s’élança (orousèn) avec ses chevaux immortels. » Le fait qu’il s’agit d’un mouvement du bas vers la surface est souligné par le verbe ornumi, qui veut dire « surgir, se lever », comme si, du fond chthonien de la terre, le dieu apparaissait sur Gaïa, la face de la terre qui regarde vers le ciel. Plus loin, lorsque Perséphone elle-même raconte à Déméter son enlèvement, le mouvement s’inverse et, là, c’est Gaïa qui s’ouvre (gaïa d’enerthé choresèn), pour que « le seigneur aux hôtes nombreux » » puisse l’entraîner sous terre sur son char en or (vv. 429-31). C’est comme si la terre avait deux portes ou ouvertures, l’une qui s’ouvre des profondeurs vers Gaïa, l’autre qui, depuis Gaïa, conduit dans l’abîme de Chthonia.

Partie centrale d’une grande mosaïque de sol provenant d’une villa romaine de Sentinum (actuelle Sassoferrato dans les Marches ), v. 200-250 ap. J.-C. Éon (Aiôn), dieu de l’éternité, est représenté dans une orbe céleste constellée des signes zodiacaux, entre un arbre vert et un arbre dégarni (été et hiver). À ses pieds la terre-mère Tellus (Gaia romaine) avec quatre enfants, personnifiant sans doute les quatre saisons. Glyptothèque de Munich.

En réalité, il ne s’agit pas de deux portes, mais d’un seuil unique, qui appartient entièrement à chthôn. Le verbe que l’hymne utilise pour Gaïa n’est pas chaïno, faire béer, mais choreo, qui signifie simplement « faire place ». Gaïa ne s’ouvre pas, mais fait de la place pour le passage de Proserpine ; l’idée même d’un passage entre le haut et le bas, d’une profondeur (profundus : altus et fundus [profundus : haut et profond]) est intimement chthonienne et, comme la Sibylle le rappelle à Enée, la porte de Dis [autre nom de Pluton] est avant tout tournée vers le monde d’en bas (facilis descensus Averno.. [il est facile de descendre dans l’Averne]). Le terme latin correspondant à chthôn n’est pas tellus, qui désigne une extension horizontale, mais humus, qui implique une direction vers le bas (cf humare, inhumer), et il est significatif que le nom désignant l’homme ait été tiré de là (hominem appellari quia sit humo natus [on l’appelle homme parce qu’il est né de l’humus]). Que l’homme soit « humain », c’est-à-dire terrestre, n’implique pas dans le monde classique un lien avec Gaïa, avec la surface de la terre qui regarde le ciel, mais avant tout une intime connexion avec la sphère chthonienne de la profondeur.

Que chthôn évoque l’idée d’un passage et d’un franchissement, c’est évident dans l’adjectif qui, chez Homère et chez Hésiode, accompagne constamment ce terme : euruodeïa, qu’on peut traduire par « à la large voie » à condition de ne pas oublier que odos implique l’idée du passage vers un but, en l’occurrence le monde des morts, un voyage que tous sont destinés à faire (il est possible qu’en écrivant « facilis descensus », Virgile se soit rappelé la formule homérique).

A Rome, une ouverture circulaire appelée mundus, qui, selon la légende, avait été creusée par Romulus lors de la fondation de la ville, faisait communiquer le monde des vivants avec le monde chthonien des morts. L’ouverture, fermée par une pierre appelée manalis lapis [pierre des Mânes, les esprits des morts], était ouverte trois fois par an, et dans ces jours où l’on disait que mundus patet, le monde est ouvert et « les choses occultées et cachées de la religion des Mânes étaient mises au jour et révélées », presque toutes les activités publiques étaient suspendues. Dans un article exemplaire, Vendryes a montré que le sens originel de notre terme « monde » n’est pas, comme on l’avait toujours soutenu, une traduction du grec kosmos, mais provient justement du seuil circulaire qui dévoilait le « monde » des morts. La cité antique se fonde sur le « monde » parce que les hommes demeurent dans l’ouverture qui unit la terre céleste et la terre souterraine, le monde des vivants et celui des morts, le présent et le passé, et c’est à travers la relation entre ces deux mondes qu’il devient possible pour eux d’orienter leurs actions et de trouver une inspiration pour le futur. Non seulement l’homme est lié dans son nom même à la sphère chthonienne, mais même son monde et l’horizon même de son existence touchent aux replis de Chthonia. L’homme est, au sens littéral du terme, un être des profondeurs.

II.

La culture étrusque est une culture chthonienne par excellence. Quand on parcourt, effaré, les nécropoles dispersées dans les campagnes de la Tuscia [l’Etrurie], on perçoit immédiatement que les Étrusques habitaient Chthonia, et non Gaïa, non seulement parce que, pour l’essentiel, il ne nous est resté d’eux que ce qui concernait les morts, mais aussi et surtout parce que les sites qu’ils ont choisis pour leurs demeures – les appeler cités est peut-être impropre -, même s’ils sont apparemment sur la surface de Gaïa , sont en réalité epichthonioi, ils sont chez eux dans les profondeurs verticales de chthôn. De là leur goût pour les grottes et les replis excavés dans la pierre, de là leur prédilection pour les ravines profondes et les gorges, les raides parois de pépérite qui dévalent vers un fleuve ou un torrent. Si on s’est trouvé brusquement face à la Cava Buia près de Blera, ou dans les chemins creusés dans la roche à San Giuliano, on sait qu’on ne se trouve plus sur la surface de Gaïa, mais sans aucun doute ad portam inferi [devant la porte du monde d’en bas], dans un des passages qui pénètrent dans les déclivités de Chthonia.

Si on compare avec d’autres régions italiennes le caractère si spécifiquement souterrain des lieux étrusques, on peut aussi l’exprimer en disant que ce que nous avons sous les yeux n’est pas à proprement parler un paysage. L’amène paysage habituel qu’on embrasse sereinement du regard et qui se confond au loin avec l’horizon appartient à Gaïa ; dans la verticalité chthonienne, tout paysage se dissout, tout horizon disparaît, et laisse la place au visage féroce et jamais vu de la nature. Et là, dans les ruisseaux rebelles et dans les gouffres, on ne saurait plus que faire du paysage, le pays est plus obstiné et inflexible que toute piété paysagistique – devant la porte de Dis, le dieu est devenu si proche et inébranlable qu’il n’exige plus de culte.

C’est à cause de cette façon intraitable de se consacrer à chthôn que les Étrusques ont construit les demeures de leurs morts et veillé sur elles avec une sollicitude si assidue, et non, comme on pourrait le penser, à l’inverse. Ils n’aimaient pas la mort plus que la vie, mais la vie était pour eux inséparable de la profondeur de Chthonia, ils ne pouvaient habiter les vallées de Gaïa et cultiver ses campagnes qu’à condition de ne jamais oublier leur véritable et verticale demeure. C’est pourquoi, dans les tombes creusées dans la roche ou les tumulus, nous n’avons pas seulement affaire avec les morts, nous n’imaginons pas seulement les corps allongés sur les sarcophages vides, mais percevons en même temps les mouvements, les gestes et les désirs des vivants qui les ont construits. Que la vie soit d’autant plus aimable qu’elle conserve plus tendrement en elle la mémoire de Chthonia, qu’il soit possible d’édifier une civilisation sans jamais en exclure la sphère des morts, qu’il y ait entre le présent et le passé, et entre les vivants et les morts une intense communauté et une continuité ininterrompue – voilà le legs que ce peuple a transmis à l’humanité.

Dionysos chthonien, Tarante, Italie du Sud, IVème s. av. J-C. MFA Boston

III.

En 1979, James E. Lovelock, un chimiste anglais qui avait activement collaboré aux programmes de la NASA pour les explorations spatiales, publia Gaïa : a New Look at Life on Earth. On trouve au centre de ce livre une hypothèse qu’un article écrit avec Lynn Margulis cinq ans auparavant dans la revue Tellus avait anticipée dans ces termes : « l’ensemble des organismes vivants qui constituent la biosphère peut agir comme une seule entité pour réguler la composition chimique, le Ph superficiel et peut-être même le climat. Appelons hypothèse Gaïa l’idée de la biosphère comme un système actif de contrôle et d’adaptation, capable de maintenir la terre en homéostase ». Le choix du terme Gaïa, suggéré à Lovelock par William Golding – un écrivain qui avait magistralement décrit la vocation perverse de l’humanité dans le roman Le Seigneur des mouches -, n’est certes pas dû au hasard : comme l’article le précise, les auteurs identifiaient les limites de la vie dans l’atmosphère et ne s’intéressaient « que dans une moindre mesure aux limites internes constituées par l’interface entre les parties internes de la terre, non soumises à l’influence des processus de surface » (p.4). Toutefois, il y a un fait non moins significatif, que les auteurs ne semblent pas – du moins à ce moment-là – considérer, c’est que la dévastation et la pollution de Gaïa ont atteint leur niveau le plus haut justement lorsque les habitants de Gaïa ont décidé d’extraire l’énergie nécessaire à leurs nouveaux et croissants besoins des profondeurs de Chthonia, sous la forme de ce résidu fossile de millions d’êtres vivants ayant vécu dans un lointain passé que nous appelons pétrole.

Selon toute évidence, l’identification des limites de la biosphère avec la surface de la terre et avec l’atmosphère ne peut être maintenue : la biosphère ne peut exister sans l’échange et « l’interface » avec la thanatosphère chthonienne : Gaïa et Chthonia, les vivants et les morts doivent être pensés ensemble.

De fait, ce qui s’est passé à l’âge moderne, c’est que les hommes ont oublié et supprimé leur rapport avec la sphère chthonienne, ils n’habitent plus chthôn, mais seulement Gaïa. Mais plus ils éliminaient de leur vie la sphère de la mort, plus leur existence devenait invivable ; plus ils perdaient toute familiarité avec les profondeurs de Chthonia, réduite comme tout le reste à n’être qu’un objet d’exploitation, plus l’aimable surface de Gaïa était progressivement empoisonnée et détruite. Et ce que nous avons aujourd’hui sous les yeux est la dérive extrême de cette suppression de la mort : pour sauver leur vie d’une menace supposée et confuse, les hommes renoncent à tout ce qui la rend digne d’être vécue. Et finalement, Gaïa, la terre privée de profondeur, qui a perdu toute mémoire de la demeure souterraine des morts, est maintenant intégralement en proie à la peur et à la mort. De cette peur ne pourront guérir que ceux qui retrouveront la mémoire de leur double demeure, qui se souviendront que seule la vie où Gaïa et Chthonia restent inséparables et unies est humaine.

Bonus

Giorgio Agamben Τζόρτζιο Αγκάμπεν

Original: Gaia e Ctonia

Traduit par Rosa Llorens Ρόζα Λιώρενς

Edité par Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Traductions disponibles : Español Deutsch English 

Source: Tlaxcala, le 1 janvier 2021

http://tlaxcala-int.org/upload/gal_21691.jpg

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