Deux ans après le déclenchement du génocide à Gaza, l’État s’efface, mais le peuple demeure. Partout dans le monde, la diaspora palestinienne incarne une conscience qui refuse l’effacement.

Le 7 octobre 2023, ce qui fut d’abord présenté comme une nouvelle « guerre » entre Israël et le Hamas marquait en réalité l’un des épisodes les plus violents d’un processus engagé depuis 1947 : celui de la destruction progressive du peuple palestinien. Deux ans plus tard, la fiction militaire s’est dissipée. Ce n’était pas une guerre, mais un anéantissement.
Et pourtant, au-delà des ruines, la Palestine demeure à travers sa diaspora : un peuple sans carte, mais non sans mémoire. C’est cette reconnaissance, celle du Peuple palestinien au même rang que le Peuple juif, qui dessine désormais la ligne de fracture morale du siècle.
Gaza, la destruction et le retour du réel
Deux ans après le 7 octobre 2023, la réalité ne peut plus être contournée : Gaza n’a pas connu une guerre, mais un génocide. Le rapport de la Commission internationale d’enquête indépendante des Nations unies, publié le 16 septembre 2025, conclut formellement qu’Israël a commis et continue de commettre des actes constitutifs de génocide au sens de la Convention de 1948. Les experts y documentent, preuves à l’appui, les quatre critères légaux : « tuer les membres du groupe, infliger des atteintes graves physiques ou mentales, infliger des conditions de vie destinées à entraîner sa destruction, empêcher les naissances », avec l’intention de détruire, en tout ou en partie, le peuple palestinien de Gaza.
Le rapport balaie la fiction d’une « guerre » : il ne s’agit pas d’« opérations disproportionnées », mais d’une entreprise de destruction systématique. La population civile fut la cible : bombardements sur les zones d’évacuation, exécutions dans les abris, hôpitaux et écoles rasés, infrastructures hydrauliques et électriques anéanties, usage de la faim comme arme (blocus du lait pour nourrissons, coupures de carburant et d’eau). Le document détaille aussi le ciblage d’enfants (« y compris des tout-petits, atteints à la tête et à la poitrine »), la destruction du seul centre de fécondation in vitro et l’usage répété de la violence sexuelle comme instrument de domination. Même les symboles de continuité, mosquées, églises, cimetières, universités, ont été délibérément pulvérisés.
Les chiffres dépassent tout ce que le langage peut contenir : plus de 50 000 morts, dont 83 % de civils, 200 000 logements détruits, un million et demi de personnes déplacées dans une enclave rendue inhabitable. Un expert militaire cité par l’ONU note qu’Israël « a largué en une semaine plus de bombes que les États-Unis en une année en Afghanistan ». Le rapport conclut : « Il n’y avait aucune nécessité militaire pour justifier ce schéma de conduite. Le peuple de Gaza, dans son ensemble, était la cible. »
Ce n’est donc pas seulement la mort, mais la condition de vie elle-même qui a été détruite. Ce qui s’effondre sous les ruines n’est pas une entité politique : c’est la possibilité d’habiter le monde.
Mais c’est justement dans cette négation absolue qu’apparaît la trace d’une survie : là où la terre est détruite, la mémoire s’étend.
Une diaspora mondiale, miroir de l’effacement
Depuis la Nakba de 1948, la Palestine se disperse et se recompose dans l’exil. Sur près de quinze millions de Palestiniens, plus de la moitié vivent hors de la terre d’origine. Six millions sont enregistrés comme réfugiés auprès de l’UNRWA : un peuple déraciné dont la condition d’exilé est devenue héréditaire.
La diaspora palestinienne s’étend du Levant à l’Amérique latine. La plus vaste communauté hors du Moyen-Orient se trouve au Chili, avec près d’un demi-million de descendants. D’autres diasporas existent au Honduras, au Salvador, au Brésil, en Europe et en Amérique du Nord. Ces communautés, intégrées mais lucides, ont fait de la mémoire palestinienne un savoir-vivre en exil : maintenir la langue, la cuisine, la musique, l’hospitalité, la résistance. Autant d’actes de persistance.
La Palestine, ainsi, ne se réduit plus à un territoire. C’est une présence diffuse, un pays mental, une continuité invisible qui relie Gaza, Bethléem, Santiago et Berlin. Là où l’État a disparu, le peuple subsiste.
Pourquoi des pays non musulmans se sentent concernés
Ce n’est pas la religion, mais la mémoire du monde qui a réactivé la solidarité avec la Palestine. Le 27 septembre 2025, le président colombien Gustavo Petro a dénoncé à la tribune de l’ONU « le génocide en cours à Gaza », accusant l’Occident d’avoir transformé le droit international en outil sélectif. Quelques jours plus tard, les États-Unis ont révoqué son visa diplomatique, sanction sans précédent pour un chef d’État latino-américain.
Mais derrière cet affrontement se joue une correspondance plus profonde. Dans l’imaginaire latino-américain, la Palestine incarne le miroir des peuples spoliés, colonisés, effacés. Au Chili, au Honduras, en Colombie, les familles d’origine palestinienne rappellent que la dépossession n’est pas un concept, mais une lignée. Et même là où la diaspora est minime, Gaza agit comme un symbole : celui de l’humain qu’on déclare superflu.
De l’État rêvé au Peuple reconnu
Pendant des décennies, la diplomatie a cru qu’il suffisait de tracer des frontières pour produire la paix. Mais le paradigme de « la solution à deux États » s’est effondré. Le véritable enjeu n’est plus la reconnaissance d’un État palestinien, mais celle du Peuple palestinien, au même titre que le Peuple juif.
Reconnaître un État, c’est octroyer un drapeau ; reconnaître un peuple, c’est admettre une histoire, une dignité, un droit à exister. Depuis 1948, l’Occident a reconnu le peuple juif dans sa souffrance et sa reconstruction, mais nié dans le même geste le peuple qui naissait de cette dépossession : le peuple palestinien. La guerre de Gaza a mis à nu cette dissymétrie morale : un peuple reconnu dans son humanité, l’autre réduit à un « risque démographique ». Cette fracture est désormais insoutenable.
Le miroir de l’exil : du Juif errant au réfugié perpétuel
La figure du réfugié palestinien perpétuel répond à celle du Juif errant : l’un était une invention théologique, puni pour avoir refusé le Messie ; l’autre, un produit politique, puni pour avoir refusé la colonisation. Tous deux incarnent la même angoisse des puissants : celle du peuple sans lieu.
Mais là où le mythe du Juif errant servait à justifier la peur, la condition du réfugié palestinien révèle la fabrication moderne de l’errance. Le premier était seul, errant par faute ; le second est collectif, errant par décret. L’un expiait un péché imaginaire, l’autre subit un châtiment réel.
Et l’histoire, cruellement, s’est inversée : le peuple jadis pourchassé pour sa dispersion est devenu l’agent d’une nouvelle dispersion. Non par essence, mais par reproduction du mécanisme. C’est là le cœur de la tragédie : la mémoire d’un exil n’a pas empêché la création d’un autre exil.
Pourtant, dans cette symétrie blessée réside une possibilité : le Palestinien exilé, comme le Juif d’autrefois, porte la conscience du monde, celle de l’homme sans refuge qui oblige chaque société à interroger sa propre humanité.
La conscience comme territoire
Partout où la parole palestinienne circule, dans les universités chiliennes, les collectifs africains, les manifestations européennes, les campus américains, elle redessine la carte du monde moral. La diaspora n’est pas seulement un exil : c’est une forme de présence universelle, un rappel constant que l’on ne peut effacer un peuple sans effacer une part de soi. La Palestine n’est plus un lieu disputé, mais un principe de vérité : celui qui distingue la civilisation de sa parodie.
Conclusion : le peuple sans carte
Deux ans après le début du génocide, la Palestine n’existe plus sur la carte, mais elle persiste dans la conscience du monde. Elle incarne la part irréductible de l’humain que ni la bombe ni la faim ne peuvent abolir. Reconnaître le Peuple palestinien au même rang que le Peuple juif, ce n’est pas comparer deux souffrances : c’est restaurer la symétrie des droits. Tant que l’un sera intouchable et l’autre effaçable, la civilisation restera en suspens.
La carte politique s’est dissoute, la carte morale, elle, s’éclaire. Et sur cette carte, au centre du vide, un nom demeure : Palestine, le peuple sans carte.
Note de précaution
Cet article s’appuie sur le rapport de la Commission d’enquête indépendante du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, Legal analysis of the conduct of Israel in Gaza (A/HRC/60/CRP.3, 16 septembre 2025, PDF, 1Mo), concluant qu’Israël commet des actes constitutifs de génocide à Gaza au sens de la Convention de 1948.
François Vadrot, 7/10/2025
Image de titre : Des membres de la communauté palestinienne au Chili manifestent devant le palais de La Moneda quelques jours après le début de l’offensive israélienne à Gaza