Depuis que l’armée israélienne a placé l’enclave sous blocus humanitaire, début mars, une centaine d’habitants sont morts de faim. Ce bilan risque de s’aggraver très vite, alors que 600 000 personnes souffrent de malnutrition.

Les bombes, les missiles, les obus de char, les balles de sniper. Et maintenant la famine. Comme si le supplice enduré par les habitants de la bande de Gaza aux mains de l’armée israélienne depuis vingt et un mois n’était pas suffisant, les voilà confrontés à un ennemi supplémentaire, omniprésent, insaisissable : la faim. Le danger s’incarne depuis plusieurs mois déjà dans les images d’enfants au corps décharné et aux yeux enfoncés dans les orbites, qui parviennent des hôpitaux de l’enclave. Il se lit désormais sur les traits épuisés des journalistes encore en activité et sur les silhouettes qui s’effondrent dans la rue, à bout de forces.
Dans un communiqué publié le 21 juillet et partagé des millions de fois sur les réseaux sociaux, la Société des journalistes (SDJ) de l’Agence France-Presse a exposé la détresse de ses confrères et consœurs sur place. Le texte dépeint la situation du principal photographe de l’agence, Bashar, 30 ans, qui vit dans les ruines de sa maison de la ville de Gaza, avec quelques coussins pour tout confort, dont le frère est tombé dans la rue à cause de la faim et qui n’a plus la force de travailler. « Sans intervention immédiate, les derniers reporters de Gaza vont mourir », prévient la SDJ de l’AFP.
Selon les autorités de santé de l’enclave, 15 personnes sont mortes de faim dans les dernières vingt-quatre heures. Depuis le placement du territoire sous un blocus intégral, le 2 mars, le nombre de décès pour défaut d’alimentation s’élève à 101, selon des responsables palestiniens cités par l’agence Reuters. Khalil Al-Daqran, porte-parole de l’hôpital Al-Aqsa au centre de Gaza, estime à 600 000 le nombre de personnes souffrant de malnutrition, dont 60 000 femmes enceintes.
« Un film d’horreur »
Au mois de juin, l’Unicef (le Fonds des Nations unies pour l’enfance) comptait déjà plus de 5 000 enfants admis à l’hôpital pour malnutrition, soit une fois et demie de plus qu’en février, lors du dernier cessez-le-feu signé entre Israël et le Hamas. Mardi 22 juillet, lors d’un discours devant le conseil de sécurité des Nations unies, Antonio Guterres, le secrétaire général de l’organisation, a comparé la situation du territoire palestinien à un « film d’horreur ».
Le lendemain, 111 organisations humanitaires, dont Médecins sans frontières (MSF), Médecins du monde et Oxfam International, publiaient un communiqué en forme de couperet, dénonçant une « famine de masse » à Gaza et appelant à un cessez-le-feu immédiat et à l’ouverture des points d’entrée dans l’enclave, verrouillés par Israël. En soulignant que « les distributions à Gaza s’élèvent en moyenne à seulement 28 camions par jour » (contre environ 500 avant la guerre) et que « des tonnes de nourriture, d’eau potable, de fournitures médicales, d’articles de première nécessité » sont entreposées « juste à l’extérieur de Gaza », le texte des ONG rappelait que cette catastrophe n’a rien de naturel.
Khalil Abu Shammala, 55 ans, se considère comme chanceux : ces derniers jours, il a réussi à manger un plat de lentilles. Le riz et les légumes, que l’ancien directeur de l’ONG palestinienne de défense des droits humains Addameer réussissait encore à trouver ces dernières semaines, ne sont plus qu’un lointain souvenir. Sur les rares marchés de la ville, le kilo de farine se négocie entre 35 et 50 dollars (entre 30 et 42 euros). « Il ne reste quasiment plus rien à manger dans toute l’enclave », nous écrit-il par WhatsApp. Depuis l’attaque terroriste du Hamas du 7 octobre 2023, Israël interdit l’accès à la bande de Gaza à tous les journalistes étrangers.

Le quinquagénaire a partagé sa portion de lentilles avec Sahar, sa femme, ses filles Noor et Nisma et son fils Mohammed, blessé à la jambe le 30 juin dans un bombardement. « Sans nourriture riche en calcium et en protéines, il ne guérira pas », s’inquiète le père de famille. Dans son appartement, Khalil Abu Shammala avait emmagasiné des boîtes de conserve, en prévision d’une pénurie de nourriture. Aujourd’hui, sa réserve est presque vide.
« Choix politique »
« Dans cette guerre, la famine imposée par Israël est systématique et organisée », dénonce Alex de Waal, directeur de la World Peace Foundation et spécialiste des questions de famine. Face à l’indignation internationale, au lieu de permettre l’entrée massive de l’aide humanitaire, « la stratégie d’Israël a consisté à restreindre l’accès du personnel humanitaire qui était en mesure de documenter la gravité de la famine en cours », ajoute l’expert.
A la fin du mois de décembre 2024, le rapport du Famine Early Warning System Network (FEWS NET) qui, à partir des données récoltées sur place estimait que le nord de la bande de Gaza avait déjà basculé dans la famine, avait été dépublié sous pression de Jack Lew, l’ambassadeur des Etats-Unis en Israël. Le diplomate l’avait estimé « irresponsable » et imprécis dans sa méthodologie. « Vu le contrôle exercé par Israël sur le territoire palestinien, le fait de ne pas régler le problème de la famine est un choix politique, souligne Alex de Waal. Si le premier ministre décidait d’ouvrir les accès à la bande de Gaza, tous les enfants palestiniens pourraient avoir un copieux petit déjeuner dès le lendemain matin. »
L’armée israélienne dément bloquer l’acheminement de l’aide. Elle a affirmé mardi que 950 camions remplis de nourriture se trouvaient à Gaza, dans l’attente que les agences internationales les déchargent et distribuent leur contenu. « Nous n’avons pas identifié de famine à ce stade, mais nous comprenons qu’une action est nécessaire pour stabiliser la situation humanitaire », a dit un haut responsable israélien de la sécurité non identifié, cité par le quotidien Times of Israel.
Le 19 mai, pour répondre aux critiques de plus en plus vives de la communauté internationale, Israël a ouvert trois centres d’aide alimentaire, gérés par la Gaza Humanitarian Foundation (GHF), une structure opaque soutenue par les Etats-Unis. Mais en raison de leur faible nombre et de l’afflux de dizaines de milliers d’affamés à leur porte, les distributions ont viré au carnage. Selon le ministère de la santé de Gaza, plus de 1 000 personnes ont été tuées, en allant chercher des colis de nourriture aux centres de la GHF, par les tirs des soldats israéliens déployés à proximité.
Malgré les risques, Mohammed Abu Asser, réfugié à Al-Mawassi, continue de se rendre quotidiennement au point de distribution de Rafah, dans le sud de l’enclave, en marchant près de quatre heures. « Aujourd’hui, trois personnes ont été tuées sous mes yeux, confie-t-il au Monde par téléphone. Et je n’ai pas eu de nourriture. » « A plat ventre » pour éviter les rafales, il doit patienter plusieurs heures, jusqu’au début de la distribution. La plupart du temps, les centres de distribution, vite submergés par la foule, ne restent ouverts que quelques minutes. Et Mohammed rentre bredouille chez lui.
Dans la ville de Gaza, Abdul Abu Okal, 43 ans, cherche le peu de nourriture encore disponible sur le marché noir. A cause des prix astronomiques, le journaliste pour Al-Hayat Al-Jadida, le quotidien officiel de l’Autorité palestinienne, a accumulé l’équivalent de 11 000 dollars de dettes depuis le 7-Octobre. Ce père de sept enfants reçoit de manière aléatoire son salaire de reporter, de 700 dollars par mois, à cause du blocage des fonds de l’Autorité palestinienne par l’Etat hébreu.
Quand il lui est versé, Abdul Abu Okal doit le récupérer auprès des commerçants de Gaza qui ont remplacé les banques, toutes fermées. « Mais ils gardent entre 40 % et 45 % de la somme comme commission », précise-t-il, sur WhatsApp. Quand l’argent liquide vient à manquer, le quadragénaire envisage de se poster sur la route des rares camions d’aide qui entrent dans l’enclave, au nord. « Je me suis rapproché de cette zone une fois, raconte-t-il. Mais l’armée israélienne nous a tiré dessus et j’ai échappé de peu à la mort. »
Tensions entre civils
Dans la bande de Gaza, le personnel médical est à court de solution pour soigner les cas de « malnutrition aiguë », en très nette augmentation. Les médecins se rabattent sur des solutions d’hydratation ou quelques vitamines. « C’est une torture de ne pas pouvoir faire plus », raconte Ibrahim Al-Ashi, 29 ans, dentiste de formation devenu docteur volontaire. Chaque jour, le jeune praticien assiste à la mort de plusieurs enfants. Et selon lui, la situation empire « d’heure en heure ».

Le désespoir attise les tensions entre civils. Les vidéos filmées dans les zones de distribution de la GHF montrent des dizaines de personnes qui se poussent et se piétinent dans l’espoir d’obtenir un peu de nourriture. « Le gouvernement israélien souhaite qu’on s’entretue », soupire Amjad Shawa, le directeur du réseau des ONG palestiniennes, basé dans la ville de Gaza. Le quinquagénaire raconte les « attaques » contre les entrepôts de stockage d’aide humanitaire menées par des gangs mafieux ou, parfois, par de simples Gazaouis poussés à bout.
Mardi 22 juillet, l’humanitaire a observé l’entrée dans Gaza de vingt camions du Programme alimentaire mondial, remplis de sacs de farine, via le point de passage de Zikim, au nord de l’enclave. Mais aucun sac n’a pu être distribué : quelques dizaines de mètres après leur entrée, tous les camions ont été dévalisés par des habitants affamés. Dans la ville de Gaza, le coordinateur gère l’une des dernières cuisines communautaires (« tekkya ») encore en activité. Jusqu’à récemment, elle produisait 1 000 repas par jour, principalement destinés aux personnes handicapées qui ne peuvent se rendre ni sur les marchés ni aux points de distribution. Mercredi 23 juillet, son équipe l’a prévenu qu’elle cesserait toute activité le lendemain : il ne leur reste plus assez d’ingrédients pour cuisiner le moindre plat.
Lucas Minisini (Jérusalem, envoyé spécial) et Marie Jo Sader , Le Monde, 24/7/2025