Après Budapest, Moscou : Voici le texte de la conférence que j’ai donnée à l’Académie des Sciences de Russie le 23 avril 2025, sous le titre “Anthropologie et réalisme stratégique dans les relations internationales” :
Faire cette conférence m’impressionne. Je fais souvent des conférences en France, en Italie, en Allemagne, au Japon, dans le monde anglo-américain – en Occident donc. Je parle alors de l’intérieur de mon monde, dans une perspective certes critique, mais de l’intérieur de mon monde. Ici, c’est différent, je suis à Moscou, dans la capitale du pays qui a défié l’Occident et qui va sans doute réussir dans ce défi. Sur le plan psychologique, c’est un exercice tout à fait différent.
Autoportrait anti-idéologique
Je vais d’abord me présenter, non par narcissisme, mais parce que très souvent les gens venus de France ou d’ailleurs qui parlent de la Russie avec compréhension, ou même avec sympathie, ont un certain profil idéologique. Très souvent, ces gens viennent de la droite conservatrice ou du populisme et ils projettent sur la Russie une image idéologique a priori. Leur sympathie idéologique est à mon avis un peu irréaliste et fantasmée. Je n’appartiens pas du tout à cette catégorie.
En France, je suis ce qu’on appellerait un libéral de gauche, fondamentalement attaché à la démocratie libérale. Ce qui me distingue des gens attachés à la démocratie libérale, c’est que, parce que je suis anthropologue, parce que je connais par l’analyse des systèmes familiaux la diversité du monde, j’ai une grande tolérance pour les cultures extérieures et je ne pars pas du principe que tout le monde doit imiter l’Occident. Le biais de donneur de leçons est particulièrement traditionnel à Paris. Je pense moi que chaque pays a son histoire, sa culture, sa trajectoire.
Je dois quand même avouer qu’il y a en moi une dimension émotionnelle, une vraie sympathie pour la Russie, qui peut expliquer ma capacité à écouter ses arguments dans l’affrontement géopolitique en cours. Mon ouverture ne résulte pas de ce qu’est la Russie sur le plan idéologique mais d’un sentiment de reconnaissance envers elle pour nous avoir débarrassé du nazisme. C’est le moment de le dire, alors que nous approchons du 9 mai, le jour de la célébration de la victoire. Le premiers livres d’histoire que j’ai lus, quand j’avais 16 ans, racontaient la guerre menée par l’armée rouge contre le nazisme. J’ai le sentiment d’une dette qui doit être honorée.
J’ajoute que je suis conscient de ce que la Russie est sortie du communisme par elle-même, par ses propres efforts, et qu’elle a énormément souffert dans la période de transition. Je trouve que la guerre défensive à laquelle l’Occident a contraint la Russie, après toutes ces souffrances, au moment même où elle se relevait, est une faute morale de l’Occident. Voilà pour la dimension idéologique, ou plutôt émotionnelle. Pour le reste, je ne suis pas un idéologue, je n’ai pas de programme pour l’humanité, je suis historien, je suis anthropologue, je me considère comme un scientifique et ce que je peux apporter à la compréhension du monde et en particulier à la géopolitique vient pour l’essentiel de mes compétences de métier.
Anthropologie et politique
J’ai été formé à la recherche en histoire et en anthropologie à l’université de Cambridge, en Angleterre. Mon directeur de thèse s’appelait Peter Laslett. Il avait découvert que la famille anglaise du XVIIe siècle était simple, nucléaire, individualiste. Ses enfants devaient se disperser très tôt. Ensuite, j’ai eu comme examinateur de thèse à Cambridge un autre grand historien anglais qui est toujours vivant, Alan Macfarlane. Lui avait compris qu’il existait un rapport entre l’individualisme politique et économique des Anglais (et donc des anglo-saxons en général) et cette famille nucléaire identifiée par Peter Laslett dans le passé de l’Angleterre.
Je suis l’élève de ces deux grands historiens britanniques. J’ai, au fond, généralisé l’hypothèse de Macfarlane. Je me suis aperçu que la carte du communisme achevé, vers le milieu des années 1970, ressemblait beaucoup à celle d’un système familial que j’appelle communautaire (que d’autres ont appelé famille patriarcale, ou joint-family), système familial qui est en quelque sorte l’opposé conceptuel du système familial anglais. Prenons la famille paysanne russe par exemple. Je ne suis pas spécialiste de la Russie, ce que je connais vraiment de la Russie, ce sont des listes nominatives d’habitants du XIXe siècle qui décrivaient des familles de paysans russes. Ce n’étaient pas, comme les familles des paysans anglais du XVIIe siècle de petites familles nucléaires (papa, maman, les enfants) mais d’énormes ménages avec un homme, sa femme, ses fils, les femmes de ces fils, et des petits-enfants. Ce système était patrilinéaire parce que les familles échangeaient leurs femmes pour en faire des conjointes. On trouve la famille communautaire en Chine, au Vietnam, en Serbie, en Italie centrale, une région qui votait communiste. L’une des particularités de la famille communautaire russe, c’est qu’elle avait conservé un statut élevé des femmes parce que son apparition était récente.
La famille communautaire russe est apparue entre le XVIe et le XVIIIe siècle. La famille communautaire chinoise est apparue avant le début de l’ère commune. La famille communautaire russe avait quelques siècles d’existence, la famille communautaire chinoise avait deux millénaires d’existence.
Ces exemples vous révèlent ma perception du monde. Je ne perçois pas un monde abstrait mais un monde dans lequel chacune des grandes nations, chacune des petites nations, avait une structure familiale paysanne particulière, structure qui explique encore beaucoup de ses comportements actuels.
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