Les Yankees nous appellent « Hispanics » : c’est quoi ça ?

Comme tout groupe social, nous sommes une invention, une construction symbolique et politique.

Le Mois du patrimoine hispanique est célébré chaque année aux USA du 15 septembre au 15 octobre. L’auteur, écrivain et enseignant uruguayen vivant à Jacksonville en Floride, dit tout le mal qu’il en pense.-FG

Cet article a été demandé directement et avec insistance à l’auteur par un média pour célébrer le “mois du patrimoine hispanique aux USA”, mais il a ensuite été rejeté pour des “raisons d’adéquation”. L’auteur y a résumé les idées d’une réunion virtuelle, qui a eu lieu il y a exactement un an, promue par l’Institut Cervantes espagnol aux USA. Malgré les réclamations de l’auteur, la vidéo de la conversation avec d’autres écrivains et universitaires éminents n’a jamais été rendue publique. En raison de désaccords avec les critères de la publication, des collègues universitaires ont organisé une journée de réparation pour l’auteur.

Le Mois du patrimoine hispanique a été créé par le président Ronald Reagan afin d’étendre l’idée du président Lyndon Johnson d’une semaine à un mois et a été commercialisé par les grands médias usaméricains.-JM

Fresque murale intitulée “Histoire et culture mexicano-américaine dans le Houston du 20e siècle” par les artistes Jesse Sifuentes et Laura López Cano au Sam Houston Park, dévoilée en 2018 à Houston, au Texas.

La première fois que j’ai visité les USA en 1995, j’ai dû remplir un formulaire avant d’atterrir. Dans la section “race”, j’ai écrit “pas de race“. C’était la première fois de ma vie que je lisais un tel classement. Dix ans plus tard, après avoir voyagé et vécu dans une demi-centaine de pays, je suis revenu m’asseoir dans une salle de classe. J’ai fini par comprendre qu’il fallait jouer le jeu : plus les “hispaniques” marquent “hispanique” au lieu de “blanc”, plus le gouvernement leur reconnaît un poids politique. La logique est ancienne : les groupes subalternes acceptent d’être confinés dans une petite boîte avec une étiquette conférée par le groupe dominant. En partageant une langue, une histoire et une “altérité”, volontairement et involontairement, à la quarantaine, je suis devenu (entre autres) “hispanique”.

Comme tout groupe social, nous sommes une invention, une construction symbolique et politique.

En fait, les étiquettes “hispanique” et “latino” sont des inventions du gouvernement usaméricain. Rien d’étrange, compte tenu de l’obsession raciale dont souffre ce pays depuis avant sa fondation. En tant qu’invention, nous sommes une réalité et, en tant que réalité, beaucoup veulent sortir de la petite boîte, non pas par rébellion mais par soumission. Un “z” qui a besoin d’être accepté par le groupe A doit être à deux cents pour cent “a” pour être accepté comme un “quasi-a”.

Dans une société civilisée, il est permis de changer, mais personne ne doit oublier qui il était et qui il est pour être intégré ou accepté (je laisse de côté l’exigence néo-esclavagiste d’assimilation). De plus, “être accepté” est un autre besoin inoculé. Qu’est-ce que j’en ai à foutre si les autres ne m’acceptent pas comme je suis ? Quand quelqu’un dans un supermarché s’énerve parce qu'”un autre” parle espagnol à son enfant ou à la caissière, en dictant ses propres lois sur “la langue à parler dans ce pays“, il viole les lois mêmes qu’il prétend défendre, puisque tout ce qui n’est pas interdit par la loi est autorisé.

Comme le montre l’histoire, aucun progrès vers l'”égalité des droits” n’est venu des groupes au pouvoir, mais de la résistance organisée de ceux qui sont au bas de l’échelle. En ce sens, les “Hispaniques” des USA ont une dette historique. Oui, nous avons eu un César Chávez, mais nous avons été trop complaisants avec une liste obscène d’injustices. Nous n’avons pas eu de Malcolm X qui a osé s’élever contre le pouvoir d’une manière radicale et non édulcorée. Pire que cela : il n’est pas rare que nous ayons trahi la lutte héroïque d’autres minorités. Pour deux raisons : d’une part, parce que les immigrants privilégiés n’ont pas résisté à la tentation de se faire passer pour des Blancs ; d’autre part, parce que nous, Latino-Américains, avons également été corrompus par des siècles d’interventions et de dictatures promues par Washington et les entreprises qui ont installé et éliminé des marionnettes comme présidents ou dictateurs, qui ont exigé des lois et des privilèges pour leurs entreprises, qui ont détruit les démocraties en laissant des millions de personnes massacrées et exilées, d’abord sous la vieille excuse raciale que nous étions des métis corrompus (parce que nous ne considérions pas les Noirs comme une race inférieure) ou que nous ne savions pas nous gouverner parce que nous étions Indiens ou Noirs. Après la Seconde Guerre mondiale, la merveilleuse excuse de la lutte contre le communisme semblait permettre de continuer à faire ce qui avait été fait depuis le début du XIXe siècle. Les USAméricains pro-esclavagistes ont étendu l’esclavage aux territoires indiens et l’ont rétabli sur les territoires mexicains, le tout sous le discours répété de “promotion de la liberté et de la démocratie”. Cette pratique n’a jamais changé, même si elle est devenue plus sophistiquée, avec les interventions multimillionnaires et secrètes de la CIA et des riches élites créoles de notre continent.

Nous avons également trahi nos frères du Sud en niant cette réalité raciste et classiste de l’arrogance impériale de Washington. En tant que puissance hégémonique, avec la capacité d’imprimer des billions de dollars en monnaie mondiale et avec des centaines de bases militaires dans le monde, les USA ont la capacité de faire de très bonnes affaires en tordant le bras de ces peuples “mal alignés”. Des pays extrêmement pauvres comme Haïti et le Honduras, personne ne les qualifie de capitalistes, même s’ils sont plus capitalistes que les USA. Ainsi, la plus grande expulsion de migrants (noirs, métis, pauvres) vient de ces pays capitalistes qui ne sont pas bloqués par Washington mais soutenus par des millions de dollars et le récit moral et médiatique classique.

Or les migrants, qui dépendent de leur travail pour survivre, doivent suivre la loi de l’offre et de la demande de manière plus dramatique que le capital. Mais le capital est libre, les travailleurs ne le sont pas. Ils ne sont même pas libres de dire ce qu’ils pensent. Les lois mêmes sur l’immigration (toute personne qui s’est déjà rendue dans une ambassade usaméricaine pour obtenir un visa le sait) expriment une haine pour les travailleurs.

Ainsi, lorsqu’un “Hispanique z” arrive dans un pays doté de cette force hégémonique, fuyant souvent la violence, la corruption et le chaos organisés par ce même pays, il devient un “Hispanique a”. Beaucoup affirment avoir fui des pays où ils n’ont pas de liberté d’expression, mais dès qu’ils entendent une opinion différente, ils débitent le vieux mythe du groupe A : “si tu n’es pas d’accord, va dans un autre pays“. Comme si la flagornerie envers le pouvoir, comme si la confirmation des mythes nationaux était une obligation morale et constitutionnelle. Comme si les pays avaient des propriétaires, comme s’ils étaient des sectes, des armées, des équipes de football, des partis politiques. Comme si la critique et la recherche de la vérité n’étaient pas usaméricaines.

En 2019, un fanatique a massacré 23 Hispaniques dans un Walmart du Texas en affirmant qu’ils envahissaient son pays. Une copie de la vieille inversion linguistique d’Andrew Jackson qui, après avoir volé et massacré les peuples indigènes, les accusait d’agression non provoquée ; ou celle de James Polk, qui inventait l’agression mexicaine “sur le sol américain” pour prendre la moitié du territoire du voisin. Le vieux “nous avons été attaqués les premiers et avons dû nous défendre” (comme avec l’USS Maine et dans tant d’autres cas d’opérations sous faux drapeaux) vit dans l’ADN des zélateurs nativistes, dont certains sont des “Hhispaniques a“, parangons d’ignorance.

Le racisme profond des politiciens et des sympathisants ultrareligieux du KKK, inspirateurs d’Hitler (selon ses propres termes), renaît sous la forme d’un triomphe idéologique après la défaite militaire de la Confédération. Non sans ironie, le Mexique d’aujourd’hui et tous les pays des Caraïbes et d’Amérique centrale ne sont pas des États des USA parce que les envahisseurs ont eux-mêmes découvert que ces pays étaient remplis de Noirs. Lorsque Lincoln a mis fin à la longue dictature USaméricaine, les anciens esclavagistes ont imposé des lois Jim Crow en vertu desquelles les Cubains de Floride (qui, dans leurs clubs, leurs industries et leurs hôpitaux, ne faisaient pas de discrimination entre les Blancs et les Noirs) ont dû faire sécession par la force et adopter les méthodes des Anglo-Saxons qui avaient réussi. Le Nouveau-Mexique et l’Arizona ne deviennent des États votants à part entière qu’en 1912, lorsque Washington peut vérifier que la majorité hispanique a régressé depuis 1848 pour devenir une minorité. À partir de 1836, les Hispaniques restants de ce côté de la frontière sont devenus les “bandits envahisseurs” (romantisés par Hollywood dans El Zorro) et ceux qui sont arrivés ont dû se battre devant les tribunaux jusqu’au début du XXe siècle pour prouver qu’ils étaient blancs. Pendant la dépression des années 30, un demi-million d’USAméricains ont été déportés au Mexique parce qu’ils avaient le visage et l’accent mexicains, si bien que beaucoup ont continué à lutter pour se blanchir.

Cette psychologie du colonisé, du désespéré qui cherche à se faire accepter en se travestissant, est toujours présente. C’est pourquoi le plus grand service que l’on puisse rendre à   ce pays n’est pas d’aller à la plage avec la bannière étoilée sur son maillot de bain, mais de lui dire la vérité. Surtout les vérités qui dérangent, celles qui ont été enterrées par la force aveugle de la barbarie au nom de la civilisation.

D’ici là, nous resterons complices des mythes impériaux. Nous procédons avec les mythes tout comme nous conservons ces pelouses inutiles devant nos maisons (parfaitement géométriques et sans vie humaine autour d’elles : une expression névrotique du contrôle anglo-saxon). Ce pays ne pourra jamais surmonter le traumatisme de sa guerre civile ni réaliser de grands progrès sociaux tant qu’il ne cessera pas de se mentir à lui-même. Les Hispaniques peuvent soit contribuer à un changement courageux, soit rejoindre la lâcheté de la complaisance et l’adulation larmoyante du pouvoir.

Jorge Majfud

original: ¿Quiénes somos los (buenos, malditos) hispanos?

Traduit par Fausto Giudice

Edité par María Piedad Ossaba

Source: Tlaxcala

Traductions disponibles: English