La prise de Lima : la gauche pourrait gagner au Pérou

Avec respectivement 19% et 13% au premier tour, Pedro Castillo et Keiko Fujimori se disputeront la présidence du Pérou. La question se pose : comment gouverner avec une base électorale aussi réduite ? Les jours qui viennent seront très riches en tractations de coulisses.

Ce titre (“La prise de Lima”) n’est pas une invention de l’auteur. C’est ainsi qu’on a appelé au Pérou le triomphe électoral inattendu et retentissant du professeur Pedro Castillo lors de la récente élection présidentielle au pays des Incas. Ce fut une surprise totale, car dans les sondages pré-électoraux, Castillo ne semblait même pas talonner ceux que ces sondages plaçaient respectivement en deuxième et en troisième position ; de plus, à Lima même, ce professeur, placé tout en bas de la liste des candidats, était presque inconnu.

Pedro Castillo, tentant de chevaucher à Tacabamba, où il a voté

Mais sa force résidait dans les campagnes, dans les zones rurales du Pérou, sur les contreforts des Andes, dans les vallées encaissées et les hameaux, dans la forêt amazonienne, bref, dans des endroits dont les habitants – des électeurs, évidemment – étaient non seulement oubliés par l’establishment de la capitale mais aussi dédaignés politiquement et socialement. Ce fut une grande surprise qui témoigne des changements significatifs que les sociétés de certaines nations latino-américaines ont connus au cours des deux dernières décennies, étant donné que le système dominant, le néolibéralisme, qui a si bien fonctionné à ses débuts, laisse voir aujourd’hui de profondes fêlures  qui affectent profondément la vie quotidienne et les espoirs de millions de personnes qui voient impuissantes leur situation économique se détériorer et s’effondrer sans bruit, sans tapage médiatique, et sans réel désir de la part des autorités politiques locales d’apporter une amélioration effective à  leurs conditions.

Il faut également noter que le professeur et dirigeant syndical Pedro Castillo, 51 ans, natif de sa chère Cajamarca, est membre du parti d’extrême gauche Perú Libre, c’est-à-dire le secteur qui rejette politiquement la gauche « progressiste », qu’il appelle ironiquement la « gauche officielle », et qui, dans d’autres pays – dont le Chili – est considérée comme centre-droit déguisé en courant de la social-démocratie progressiste.

Le programme électoral de Pérou Libre vise trois domaines : la santé, l’éducation et l’agriculture. Ce sont les secteurs prioritaires où des réformes doivent être effectuées si l’on veut stimuler le développement du pays, comme l’a affirmé Castillo tout au long de sa campagne. Son programme prévoit également de convoquer une Assemblée Constituante chargée d’élaborer – en un semestre tout au plus – une nouvelle Constitution politique pour remplacer celle en vigueur depuis 1993, qui privilégie, préserve et défend un modèle économique de libre marché. De plus, ce modèle et cette charte fondamentale   constituent l’héritage du gouvernement de droite d’Alberto Fujimori (1990-2000).

Castillo promet également d’expulser les étrangers qui commettent des délits, allusion tacite aux migrants vénézuéliens qui sont arrivés depuis 2017 et qui sont maintenant plus d’un million. « Nous donnerons un délai de 72 heures aux étrangers en situation irrégulière pour quitter le pays, ceux qui sont venus pour commettre des crimes », a assuré le candidat à plus d’une reprise durant sa campagne.

Le magazine colombien “Semana” rapporte que, dans une interview à un média de Lima, Pedro Castillo a affirmé qu’un monopole flagrant existe dans le domaine du transport aérien, puisqu’une seule compagnie aérienne, la LATAM, contrôle le marché.

Son programme de gouvernement prévoit une série de réformes profondes. À cet égard, Castillo a évoqué « principalement une réforme économique dans laquelle l’État assumerait un rôle d’entrepreneur pour concurrencer les entreprises privées… Nous vivons actuellement dans un système capitaliste rénové en apparence, dans une forme de néolibéralisme économique baptisée ΄΄économie sociale de marché΄΄, qui nous a été imposée en 1993 et qui, depuis lors, à lésé les intérêts de la grande majorité de nos concitoyens. Pour changer cette triste réalité, il est nécessaire d’effectuer des ajustements radicaux dans le domaine économique, dans la plupart des cas de manière drastique ». Le programme prévoit également la nationalisation d’entreprises dans divers secteurs de l’économie, tels que les mines, le pétrole, l’énergie hydroélectrique, le gaz et les communications.

Dans une allocution adressée à ses partisans depuis la Place d’ Armes de Tacabamba le candidat, après avoir pris acte des résultats électoraux qui le placent en tête du premier tour, a assuré que « le changement et la lutte ne font que commencer » au Pérou et a réaffirmé son engagement à établir une alliance avec « véritable peuple péruvien lui-même » pour préserver ses racines. «  Aujourd’hui, le peuple péruvien vient de retirer le bandeau qu’il avait devant les yeux. Ils ont eu assez de temps, des décennies, mais dans quel état laissent-ils le pays ?  Quand vous arrivez dans le Grand Lima et dans les grandes villes, vous trouvez des endroits où règne l’opulence et où les gens ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ». C’est le « Pérou profond » qui se bat sans discontinuer pour reprendre les rênes du pays en accédant au Palais du Gouvernement, aussi appelé Maison de Pizarro.

Le second tour des élections devrait être très disputé, car Keiko Fujimori est actuellement la candidate qui a le plus de chances d’arriver en deuxième position devant De Soto et Aliaga, bien que le recomptage des voix puisse encore réserver des surprises. Fujimori a déjà proposé à De Soto de « travailler ensemble » pour affronter la « gauche radicale au-delà de nos différences, car nous avons aussi beaucoup de points communs », tout en soulignant que « peu importe qui de nous deux arrivera au second tour ».

Keiko 2021 : Tu ne sais pas avec qui tu t’embarques

Il convient de rappeler que Keiko Fujimori s’est présentée à cette élection en brandissant le programme de la droite autoritaire, se revendiquant de la présidence de son père, toujours emprisonné pour violation des droits humains et qu’elle a déjà dit qu’elle le gracierait si elle est élue à la présidence de la République, et pariant sur une ligne dure pour résoudre les problèmes des Péruviens. Cependant, elle est accusée de blanchiment d’argent en lien avec le financement illégal des campagnes de son parti en 2011 et 2016 par l’entreprise brésilienne Odebrecht, entre autres.

Alors que Fujimori brandit déjà la menace habituelle selon laquelle une gauche radicale pourrait transformer le Pérou en un nouveau Venezuela ou un nouveau Cuba, Pedro Castillo devra faire des efforts extrêmes et passer des accords (même si cela ne lui plait pas) avec cette même « gauche sociale-démocrate officielle » qu’il rejette ; sinon, la victoire obtenue au premier tour des élections pourrait se transformer en une victoire à la Pyrrhus… c’est-à-dire une victoire tactique qui entraînerait de si lourdes pertes qu’elles compromettraient ses chances de remporter la victoire finale.

Par ailleurs, l’évolution du processus électoral péruvien est suivie avec une attention particulière et une grande préoccupation, en particulier dans les cercles patronaux chiliens, étant donné les nombreux intérêts économiques qu’ont divers groupes d’entrepreneurs chiliens dans le pays frère. Il ne s’agit pas seulement de la LATAM, mais aussi d’importants consortiums des domaines du commerce, de l’ agriculture, de la pêche et de la mine.

Pour l’essentiel, le professeur et dirigeant syndical José Pedro Castillo Terrones, 51 ans, leader incontesté du parti Pérou Libre, soutenu par de larges secteurs ruraux, a « pris Lima », mais la bataille pour prendre le contrôle du gouvernement de la nation inca n’est pas encore terminée. Le second tour décisif aura lieu le dimanche 6 juin.

Les dés en sont jetés.

Arturo Alejandro Muñoz

Original: La toma de Lima: la izquierda pronta a ser gobierno en Perú

Traduit par Jacques Boutard

Edité par   Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Source: Tlaxcala, le 16 avril 2021

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