Un voyage pour « découvrir » le Chili à travers le désert, entre des momies, des pétroglyphes et l’acronyme ACAB

Les murs, avec les slogans peints qui depuis la mi-octobre accompagnent l’explosion sociale. Et la même signature : ACAB.

La question s’était posée à moi à Santiago : il y avait plusieurs graffitis dans les rues, près et loin de la Plaza rebaptisée de la Dignidad, manifestement contre la répression des carabiniers et du gouvernement de Sebastián Piñera et de sa cohorte de « patrons du Chili». Mais mes tentatives de déchiffrer la signification de l’acronyme ACAB furent totalement frustrées et échouèrent.

http://tlaxcala-int.org/upload/gal_21940.jpg

Un

La plus grande surprise a été de parcourir 2050 kilomètres du désert le plus sec du monde pour atteindre Arica au nord, qui avant la guerre du Pacifique ou du Salpêtre faisait partie du Pérou, et d’y voir le même acronyme tagué partout dans la ville.

Finalement, un documentariste barbu m’a fait sortir de mon ignorance (du moins à ce propos) : ACAB était un acronyme utilisé par les fans de football européens, peut-être au début seulement par les hooligans britanniques, et signifiait littéralement « all cops are bastards », c’est-à-dire tous les flics sont des salauds. J’ai enfin compris*.

Il ne fait aucun doute que les carabiniers et les militaires chiliens l’avaient gagné au cours des 37 dernières années, y compris celles de la dictature de Pinochet et de la succession de la Concertación. À Arica, l’acronyme signait non seulement les graffitis anti-carabiniers (le plus populaire étant « pacos culiados », « flics enculés »), mais aussi certains « actes de vandalisme », comme les appelait la télévision hégémonique.

Deux

Sur le boulevard de front de mer d’Arica, à quelques mètres de l’océan Pacifique, a été érigé en 2011 le monument sculptural moulé, avec la contribution financière des principales entreprises de la région, en hommage à l’assaut et à la prise de possession du Rocher d’ Arica, le 7 juin 1880.

Le monument, un solide piédestal de pierre d’environ quatre mètres de long, est composé de quatre bustes en béton des héros chiliens du Morro de Arica, accompagnés d’une longue plaque métallique qui porte l’inscription suivante en hommage à leur mémoire : « Aux braves d’Arica, chantons ».

Les quatre braves étaient les colonels Pedro Lagos Marchant et Ricardo Silva Arriagada, et les lieutenants-coronels Juan José San Martín Penrose et Luis Solo de Zaldívar Alemparte, qui regardaient l’océan, le dos tourné au Rocher.

Jusqu’à ce que la vague antimilitariste arrive et que les quatre soient décapités par des citoyens inconnus, qui ont laissé leur signature : ACAB.

http://tlaxcala-int.org/upload/gal_21923.jpg

Trois

Deux millénaires avant les Égyptiens, la culture chinchorro pratiquait des techniques mortuaires sophistiquées dans le nord du Chili. Le musée anthropologique de l’université d’État de Tarapacá, à Arica, à San Miguel de Azapa, suit les traces d’adultes, de bébés et même d’embryons qui vivaient en 7000 avant J.-C.

Un groupe de pêcheurs, de chasseurs et de collecteurs ont transformé leurs morts en œuvres d’art pendant plus de 4 500 ans (entre 6 000 et 1 500 avant notre ère). Ils avaient une connaissance extraordinaire de l’anatomie, de la chimie et de la biologie, et ce, 2000 ans avant les Égyptiens.

La civilisation chinchorro n’a pas laissé de grands édifices ou de nouvelles méthodes de culture, mais leurs momies – conservées grâce à des techniques d’embaumement avancées – nous racontent aujourd’hui comment les gens vivaient à l’époque, pourquoi ils momifiaient leurs morts et comment ils le faisaient. Ils aspirent maintenant à être déclarés patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO. Le peuple chinchorro était démocratique : ses momies n’étaient pas réservées aux rois.

San Miguel de Azapa est l’une des rares vallées, une oasis d’arbres au milieu du désert d’Atacama, dans un ravin connu pour ses oliveraies et son produit vedette : les olives Azapa, de couleur violet foncé et au goût amer. Près du musée se trouve le cimetière, où chaque famille a son propre mausolée en bois où elle se souvient et vénère ses morts, et leur parle en leur demandant conseil.

http://tlaxcala-int.org/upload/gal_21941.jpg

“El señor de Ocurica”, un olivier de 450 ans dans la Vallée d’Azapa

« J’ai toujours été socialiste, mais de Chicho Allende, pas de Gros-Lard Insulza** », dit Don Ramiro, un agriculteur plein d’années et de rides, aux traits aymaras, qui cultive des oliviers près du cimetière. « Vous me parlez des momies (momias), je vous parle des momios, ceux dont nous devons nous garder ». Pour lui, Insulza, sénateur socialiste d’Arica et ancien secrétaire général de l’OEA, est un momio.

Quatre

Retour à Santiago. Encore 2050 kilomètres de désert le long d’une autoroute entre Chiloé et Arica, construite au profit des propriétaires de dizaines et dizaines de mines, de salpêtre, de cuivre, d’or, d’argent et d’autres minerais, chiliens et transnationaux, pour qu’ils puissent amener leurs minerais aux ports, laissant des montagnes pelées.

La guerre du Pacifique, en 1879, par laquelle le Chili s’est emparé de vastes territoires péruviens et boliviens (leur enlevant même leur accès à la mer). L’objectif était de conquérir le désert d’Atacama, situé sur la côte bolivienne, et le département péruvien de Tarapacá.

Les deux territoires étaient riches en salpêtre, guano, argent et autres ressources minérales. L’affrontement guerrier a en effet été initié par le Chili le 14 février 1879 lorsqu’il a envahi et occupé par la force le territoire bolivien d’Antofagasta. Plus tard, le 5 avril 1879, le Chili a officiellement déclaré la guerre au Pérou et à la Bolivie.

http://tlaxcala-int.org/upload/gal_21935.jpg

La cathédrale San Marcos est la principale église catholique d’Arica, située au centre de la ville, en face de la place Colomb. La construction a été confiée au XIXe siècle, lorsque la ville faisait partie du Pérou, aux ateliers du Français Gustave Eiffel (celui-là même qui a construit la tour qui porte son nom à Paris).

La structure métallique provenant de France est arrivée à Arica en 1875 et a été assemblée par des techniciens français. L’église a été inaugurée en 1876 sur les décombres de l’église coloniale qui s’y était dressée pendant 226 ans jusqu’à ce qu’elle soit détruite par le tremblement de terre de 1868.

http://tlaxcala-int.org/upload/gal_21937.jpg

Cinq

Au-delà des paysages répétés de montagnes et de vallées du désert, il y a des joyaux qui échappent au voyageur en avion, comme l’art rupestre, les manifestations plastiques d’images et de symboles graphiques qui contiennent une signification conceptuelle abstraite et complexe, qui donne lieu aux interpétrations les plus diverses qui vont jusqu’à supputer la présence d’êtres extraterrestres.

Dans le désert d’Atacama, il existe un grand nombre de pétroglyphes (gravures sur pierre ou sur roche, dans lesquelles ont été utilisées des techniques de relief, de bas-relief ou de délimitation des figures) et de pictogrammes (peintures qui donnent forme à des représentations symboliques de l’homme et de son environnement)

Les experts affirment que des outils tels que les pinceaux, les peaux, le bois ou les doigts et les mains ont été utilisés directement pour les créer. Dans celles qui datent de 3000 avant J.-C., la représentation de lamas, de guanacos et de vigognes avec un aspect naturaliste prévaut. Les plus remarquables se trouvent dans le parc Petroglifos à Cerro Pintados

Dans d’autres, influencés par la culture tiwanaku (400 à 900 de notre ère), se détachent les figures d’animaux de la région et d’humains avec couvre-chefs et l’utilisation de techniques de percussion et de grattage. De même, d’autres (avant 1470 après J.-C.) se caractérisent par des personnages vêtus de chemises et d’aigrettes de plumes, réalisés par une gravure peu profonde, ainsi que par des hommes attachant des têtes de bétail avec des cordes.

Six

Avant d’atteindre Antofagasta, on peut voir de la route l’ignoble camp de prisonniers de Chacabuco, un camp de concentration pour prisonniers politiques, ouvert en novembre 1973, peu après le coup d’État mené par Augusto Pinochet, entouré de barbelés et de mines antipersonnel

Le camp était situé à environ 100 kilomètres d’Antofagasta, dans les installations abandonnées de l’ancienne Oficina Salitrera Chacabuco (Bureau de salpêtre Chacabuco), sur une superficie de 36 hectares. Paradoxalement, le lieu avait été déclaré Monument national le 26 juillet 1971, sous le gouvernement de Salvador Allende.

Ce camp de concentration pour hommes seulement a fonctionné jusqu’en avril 1975, sous le contrôle de la Première Division de l’Armée, avec le soutien de l’Armée de l’Air et des Carabiniers.

Quelque 1 400 dirigeants et militants politiques de tout le pays y ont enduré la chaleur de 40 degrés : parmi eux Luis Corvalán, Alberto Gato Gamboa, Julio Palestro, Ángel Parra et mon cher ami Manuel Cabieses, directeur de la revue Punto Final.

Dessins du camp par Enrique Olivares, qui y fut détenu

Final

Vendredi à Santiago. Les enfants prennent la Plaza Dignidad, les carabiniers répriment avec des jets d’eau, des matraquages et du gaz. Les magasins de l’Alameda (avenue O’Higgins) sont fermés par des rideaux métalliques ad hoc, avec une seule petite porte ouverte pour servir les clients.

Les murs, avec les slogans peints qui depuis la mi-octobre accompagnent l’explosion sociale. Et la même signature : ACAB.

NdT

*ACAB : le documentariste barbu n’était pas non plus très bien informé : ACAB était à l’origine un slogan des mineurs britanniques en lutte contre la Dame de Fer, Madame Thatcher, pendant leur longue grève de 1984-1985. Eux-mêmes l’avaient repris d’un morceau du groupe de punk rock Oi ! The 4-Skins de 1980. Ensuite, « ACAB » s’est répandu dans le prolétariat britannique, des prisons aux stades de foot, devenant un thème de tatouage et de graffitis de prédilection, puis dans les mouvances anarchistes, les en Europe et ailleurs.

**José Miguel Insulza : sénateur socialiste chilien, ministre des Affaires étrangères de 1994 à 1999, ministre de l’Intérieur de 2000 à 2005, secrétaire général de l’Organisation des États Américains de 2005 à 2015.

Aram Aharonian

Original: Un viaje por el desierto, entre momias, petroglifos y la sigla ACAB, para “descubrir” Chile

Traduit par Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Source: Tlaxcala, le 8 mars 2020

http://tlaxcala-int.org/upload/gal_21691.jpg